Un barrage contre l’Atlantique – Critique aisée 225

Critique aisée n°225

Un barrage contre l’Atlantique
Frédéric Beigbeder
Grasset – 2022 – 263 pages – 20€

Ce livre, qui s’auto-qualifie de roman, n’en est pas un. Il a pour sous-titre « Un roman français, tome 2 » mais il n’en est pas la suite.
Allons bon ! Ça commence bien !

Un roman français (tome 1 ?) était un bon livre. Ce n’était pas un roman non plus, mais quand un récit est enlevé, fluide, souvent drôle et parfois touchant, on ne va pas faire la fine gueule et lui reprocher sa classification.

Mais Un barrage contre l’Atlantique n’est pas la suite d’Un roman français. Ce n’est pas un roman. C’est à peine un récit. Ce pourrait être un journal, dans le genre de celui de Jules Renard (que Jules me pardonne), ou un recueil d’aphorismes, de sentences, de pensées diverses, une mine d’exergues pour écrivains en mal de citations de la Bible ou de Shakespeare. Ce pourrait être un répertoire de noms de familles, de lieux et de vêtements branchés. Ce pourrait être enfin un témoignage de gratitude, un cadeau de remerciement, tel un carton de Saint-Émilion qu’on envoie au propriétaire de la maison qui vous a accueilli l’été dernier. Ce pourrait être tout ça, mais certainement pas un roman.

Bon ! Et alors ? Un écrivain n’est pas tenu à n’écrire que des romans et si on devait absolument classer le barrage dans une autre catégorie littéraire, ce serait le récit. Mais le barrage est un récit plein d’analepses et de prolepses ­(termes français mais considérés comme pédants et signifiant e réalité flashback et flashforward), d’incises, de considérations générales sur la vie et la mort, la mer et les marées, les phrases et l’écriture, l’amour et la masturbation…, tout ceci faisant que l’on a du mal à le considérer comme un récit.

Un barrage contre l’Atlantique est un objet littéraire inclassable, inclassable parce qu’hétérogène, hétérogène dans la forme comme dans le fond.

Pour ce qui est de la forme, le plus remarquable, je veux dire ce que l’on remarque le plus dans les Livres I et II (les trois-quarts de cet étrange objet littéraire) c’est un découpage très particulier. Chaque phrase est séparée de la précédente et de la suivante par l’équivalent de deux lignes vierges. Au début c’est surprenant, cela donne plus importance à chaque phrase, ça lui apporte une sorte de solennité. Mais rapidement, cette coquetterie devient agaçante, tant beaucoup de phrases, qui ne méritent pas une telle mise en valeur, en deviennent pompeuses. On y reviendra.
Au livre III (un cinquième du volume), l’auteur ne sépare plus ses phrases que par une seule ligne vierge et au Livre IV, la ligne vierge disparait au profit d’un simple retour à la ligne. Comme on ne tarde pas à s’apercevoir que, malgré ces modifications de composition, le style ne change pas, on se demande quel était l’intérêt des lignes blanches des deux premiers livres.

Pour ce qui est du  fond, le barrage a pour prétexte et leitmotiv les milliers de tonnes que Benoit Bartherotte déverse devant chez lui depuis vingt ou trente ans pour empêcher la marée descendante d’emporter dans l’Atlantique la pointe sablonneuse du Cap-Ferret dont il possède une bonne partie. De là découlent quelques considérations de l’auteur sur la condition humaine en passant par le mythe de Sisyphe ou le tonneau des Danaïdes. Mais le véritable sujet, ce sont les souvenirs de Frédéric Beigbeder, son enfance bourgeoise et perturbée d’enfant de divorcés, son adolescence complexée, sa jeunesse débridée, son entrée dans le monde orgiaque, et sa rédemption grâce à une femme. Ce pourrait être un Je me souviens à la Perec. Après tout pourquoi pas ? Mais sur près de 300 pages, je me souviens, c’est lassant.

Comme je l’ai dit plus haut, ces Je me souviens sont entrecoupés de sentences. L’auteur, qui met en exergue de son livre une citation de Jules Renard : « l’idée n’est rien ; sans la phrase, je vais me coucher », ne cache pas son désir de faire des phrases. C’est d’ailleurs le titre du livre I : Phrases.
Il y a du bon en elles, parfois même du joli, mais pas mal de banal et parfois de creux. Je laisse votre gout choisir dans quelle catégorie les sentences qui suivent peuvent se classer :

Isolée sur la page, ma phrase crane comme un mannequin dans une vitrine.

Ce sont des phrases sans gravité, des silex gonflés à l’hélium.

Toute phrase est une fenêtre sur le monde.

L’avantage d’être né dans un milieu bourgeois est notre capacité à transformer tout drame passionnel en pièce de Feydeau.

Ma chevelure au vent est celle d’un vieux jeune, une parodie de nouveau romantique.

Une société qui interdit aux gens de se serrer la main ou de s’embrasser mérite sa disparition.

Les filles du Cap-Ferret ont les dents blanches telles les dragées de leur futur mariage.

L’idée est simple : pour sauver les phrases, il faut peut-être sacrifier le roman.

Mais ce qui est déroutant avec Beigbeder, c’est qu’il est quand même conscient du caractère artificiel de son procédé :

Ce stratagème permet aussi d’augmenter la pagination de ce livre.

Certaines phrases se surestiment : elles se prennent pour des maximes, comme nune instagrammeuse se prend pour une star. 

Le côté artificiel de l’espacement apparait nettement, par exemple  quand Beigbeder raconte une petite anecdote de cette façon :

J’avais vingt ans et le téléphone portable n’avait pas encore été inventé. 

Tous mes amis étaient injoignables

Partout dans Paris des sonneries résonnaient dans des salons vides.

On s’écrivait des lettres puis on attendait à la terrasse d’un café une jeune fille qui n’arrivait jamais.

C’était horrible sur le moment ; c’est merveilleux d’y repenser aujourd’hui.

Personnellement, je ne pense pas  qu’on y perde beaucoup si on présente ça comme ça :

J’avais vingt ans et le téléphone portable n’avait pas encore été inventé.
Tous mes amis étaient injoignables
Partout dans Paris des sonneries résonnaient dans des salons vides.
On s’écrivait des lettres puis on attendait à la terrasse d’un café une jeune fille qui n’arrivait jamais.
C’était horrible sur le moment ; c’est merveilleux d’y repenser aujourd’hui.

Ou même comme ça :

J’avais vingt ans et le téléphone portable n’avait pas encore été inventé. Tous mes amis étaient injoignables Partout dans Paris des sonneries résonnaient dans des salons vides.
On s’écrivait des lettres puis on attendait à la terrasse d’un café une jeune fille qui n’arrivait jamais. C’était horrible sur le moment ; c’est merveilleux d’y repenser aujourd’hui.

Le plus déplaisant dans le barrage, c’est quand l’auteur se laisse aller à raconter des frasques qui n’ont d’intérêt que pour ceux qui y ont participé, et encore !

Je pense à cet été où j’ai garé ma Mini Austin dans le salon d’une maison à Saint Tropez

On se lançait des défis : « cap ou pas cap de traverser la Maison du Caviar à poil », « cap ou pas cap d’imiter la Statue de la Liberté, sans bouger, debout sur le bar », « cap ou pas cap de rouler des pelles à toute cette table », « cap ou pas cap de boire cinq shots de tequila d’affilée ».

Pourtant, le personnage de Frédéric Beigbeder m’est sympathique depuis longtemps. J’aime ses critiques littéraires et cinématographiques, j’aime son côté dandy complexé, sa distance par rapport à sa vie, son humour, son autodérision, son style. Je dirais même que le barrage a quelque chose de touchant par sa sincérité et sa naïveté. Mais franchement, ce n’est pas un roman. C’est une suite de souvenirs sans grand intérêt et de pensées souvent banales parsemées de jolies petites perles de nostalgie.

Pour pouvoir en faire une critique honnête, je m’étais promis d’aller jusqu’au bout du bouquin, mais je l’ai laissé tomber 20 pages avant la fin.

 

8 réflexions sur « Un barrage contre l’Atlantique – Critique aisée 225 »

  1. « « Je sais que je me répète… », si, c’est vrai, la preuve est dans le Rendez-vous à cinq heures du 17 janvier 2022 »
    Et c’était bien ce jour là, le 17 janvier, que tu promouvais pour le première fois une nouvelle façon d’écrire.
    Et encore, il ne s’agit pas d’une écriture nouvelle mais d’une présentation différente qui consiste en une introduction de vide entre des phrases. Tout un programme.

  2. Nous remercions par avance notre bienaimé Rédacteur en Chef de bien vouloir respecter la volonté de l’auteur de ce commentaire qui est de laisser une interligne blanche entre chacune de ses pensées.

    Ta mauvaise foi n’a d’égale que ma provocation.

    Il est logique d’utiliser le ton d’un instituteur quand on s’adresse à des enfants (de la littérature)

    « Je sais que je me répète… », si, c’est vrai, la preuve est dans le Rendez-vous à cinq heures du 17 janvier 2022

    Écrire différemment n’est pas synonyme d’écrire autrement

    Le seul critique irréfutable est le temps

    Le machin de Beigbeider est (je me cite) « pourtant inabouti ».

    Confidence pour confidence, je reconnais que je n’ai pas réussi à le terminer. La Recherche non plus, d’ailleurs.

    On ne peut pas enlever à F. B. le mérite, assez rare en littérature, d’avoir tenté quelque chose d’original, même si c’est raté (cf Gertrud Stein).

  3. « J’attends vos justifications si tant est qu’il puisse y en avoir. »
    Cette injonction n’est pas sans me rappeler celle du censeur de mon école qui demandait au demi pensionnaire que j’étais les raisons de son absence régulière et illégitime au réfectoire.

    « Je sais que je me répète… »
    Ah bon ? Je crois pourtant qu’avec cet éloge que tu as fait de la forme utilisée par Beigbeder, c’est la première fois que tu promeus ici de nouvelles façons d’écrire.

    Mais soyons sérieux. Pour ce qui est du fond de ton commentaire, je dirai que régulièrement dans l’histoire de la littérature arrivent des écrivains qui changent ou même révolutionnent la manière d’écrire qui était en usage avant eux. Je ne vais pas faire un cours, j’en serais incapable, mais avec le peu que je connais, je dirais que les quelques auteurs dont les noms suivent, et pas seulement eux, chacun en son temps, avec plus ou moins de bonheur, l’ont fait : ils ont écrit différemment de ce qui se faisait avant. Proust, Céline, Hemingway, Salinger, Queneau, Butor, Bret Easton Ellis, Sagan, Houellebecq sont les nom qui me viennent les premiers à l’esprit. Ni Ellis, ni Sagan, ni Houellebecq n’écrivent comme Proust (d’ailleurs personne n’écrit plus comme Proust, et c’est tant mieux diront certains). Ils ont été critiqués pour leur façon d’écrire, (Proust l’avait été plus qu’un autre) mais on les aime et ils sont toujours lus.

    J’ai dit que le livre de Beigbeder n’est pas un roman, ni même une quelconque œuvre littéraire. Ile personnage m’est sympathique, je l’ai dit, il a écrit d’assez bonnes choses, mais pas cette fois-ci.
    Séparer des phrases, souvent indépendantes les unes des autres, par une ou deux lignes vierges ne définit pas une nouvelle manière d’écrire. C’est aussi artificiel que d’écrire tout un roman sans la lettre E, (mais ça au moins c’était du travail et finalement ça donnait quand même un roman.) Ça me parait aussi futile que ces expériences d’écriture sans ponctuation.
    Cela me fait penser aussi à cet orateur qui, pour dissimuler le vide de son discours et tenir la longueur qu’on lui a imposée, prend de longues poses entre chaque phrase tandis qu’il relève la tête de son papier pour regarder intensément son public et lui faire croire que ce qu’il vient de dire est important.

    J’ai parlé de coquetterie dans l’écriture de Beigbeder ; il y en a (comme il y a de la pomme dans le tord-boyau des tontons flingueurs), mais je pense qu’il y a surtout de la paresse. Aucun tri, aucune relecture, aucune élimination des phrases trop banales ou des pensées trop Paolo Coelho, juste des petits souvenirs hachés d’ado timide, d’amoureux velléitaire et de fêtard branché. Bien sûr, de temps en temps, passe une petite perle, une jolie phrase, mais ce n’est qu’une phrase.

    Il y a des écrivains, parait-il, qui notent dans un cahier des petites pensées qui leur viennent comme ça, d’un coup, des petits souvenirs, des formules qu’ils trouvent chouettes sur le moment, des bout de phrases, des idées en tout venant. Ils font ça en se disant que, peut-être, un jour, dans un mois, dans un an, en tout cas dans un futur roman, ils se resserviront d’un souvenir, d’une formule ou d’une pensée. Mais ce recueil, ils le gardent sous clé dans le tiroir de leur bureau.
    Beigbeder, lui, il l’a publié, son cahier, et il l’a appelé « roman ».
    Gonflé, le mec !

  4. Mais non, nous n’exigeons rien ! Mais on peut s’ennuyer et trouver sans intérêt littéraire ni artistique le nombrilisme plat de quelqu’un qui n’a rien à dire. Du moins dans ce livre, semble-t-il ! Cela n’a rien d’original ni de nouveau et ce ne serait même pas publié si l’auteur était un inconnu !

  5. Je sais que je me répète et que c’est agaçant, mais franchement, il faudrait un jour que vous sortiez des jupes de vos mamans, surtout à vos âges ! La littérature est le seul « art » où l’on exige des jeunes écrivains de 2022 qu’ils écrivent comme Proust. Mais c’est complètement rétrograde et stupide ! Dans tous les autres « arts », peinture, sculpture, musique, architecture, cinéma même !, on demande, et vous les premiers, aux nouveaux venus d’être »originaux », c’est à dire de faire de l’inconnu. Et, bizarrement, pas en littérature ?
    J’attends vos justifications si tant est qu’il puisse y en avoir.

  6. Le mépris affiché par Depardieu pour ce livre est à voir dans son passionnant entretien avec Busnel (La grande librairie), encore visible sur la 5.

  7. Quoi, interrompre 20 pages avant la fin, mais c’est un coït interruptus! Le meilleur vient toujours à la fin. Va falloir que j’aille lire à la Fnac ces vingt dernières pages au cas où elles cacheraient une perle.

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