À rebours, des Esseintes va chez le dentiste

Jean des Esseintes est le héros décadent du roman de Joris-Karl Huysmans « À rebours » paru en 1884.

Après une vie agitée pendant laquelle il a fait l’expérience de tout ce que pouvait lui offrir la société de son temps, il acquiert un pavillon de la banlieue parisienne.

Au préalable, il le fait décorer des tentures, tissus, papiers peints et tapis les plus raffinés, les plus introuvables, les plus onéreux et il y réunit les ouvrages les plus précieux à ses yeux, les objets les plus rares. Il peut à présent s’y retirer du monde et se consacrer à l’oisiveté et à l’étude.

Mais une nuit, des Esseintes eut mal aux dents. Ne pouvant se rendre

chez l’un de ses dentistes habituels « qu’on ne voyait point à sa guise ; il fallait convenir avec eux de visites, d’heures de rendez-vous », il se décida à « aller chez le premier venu, à courir chez un quenotier du peuple » :

« (…) Il restait, stupide, sur le trottoir ; il s’était enfin roidi contre l’angoisse, avait escaladé un escalier obscur, grimpé quatre à quatre jusqu’au troisième étage. Là, il était trouvé devant une porte où une plaque d’émail répétait, inscrit avec des lettres d’un bleu céleste, le nom de l’enseigne. Il avait tiré la sonnette, puis, épouvanté par les larges crachats rouges qu’il apercevait collés sur les marches, il fit volte-face, résolu à souffrir des dents, toute sa vie, quand un cri déchirant perça les cloisons, amplit la cage de l’escalier, le cloua d’horreur, sur place, en même temps qu’une porte s’ouvrit et qu’une vieille femme le pria d’entrer.

La honte l’avait emporté sur la peur ; il avait été introduit dans une salle à manger ; une autre porte avait claqué, donnant passage à un terrible grenadier, vêtue d’une redingote et d’un pantalon noir, en bois ; des Esseintes le suivi dans une autre pièce.

Ces sensations devenaient, dès ce moment, confuses. Vaguement il se souvenait de s’être affaissé, en face d’une fenêtre, dans un fauteuil, d’avoir balbutié, en mettant un doigt sur sa dent : « Elle a été déjà plombée ; j’ai peur qu’il n’y a rien à faire. »

L’homme avait immédiatement supprimé ces explications, en lui enfonçant un index énorme dans la bouche ; puis, tout en grommelant sous ses moustaches vernies, en crocs, il avait pris un instrument sur une table.

Alors la grande scène avait commencé. Cramponné aux bras du fauteuil, des Esseintes avait senti, dans la joue, du froid, puis ses yeux avaient vu trente-six chandelles et il s’était mis, souffrant de douleurs inouïes, à battre des pieds et à bêler ainsi qu’une bête qu’on assassine.

Un craquement s’était faite entendre, la molaire se cassait, en venant ; il lui avait alors il lui avait alors semblé qu’on lui arrachait la tête, qu’on lui fracassait le crâne ; il avait perdu la raison, avait hurlé de toutes ses forces, s’était furieusement défendu contre l’homme qui se ruait de nouveau sur lui comme s’il voulait lui entrer son bras jusqu’au fond du ventre, s’était brusquement reculé d’un pas, et levant le corps attaché à la mâchoire, l’avait laissé brutalement retomber, sur le derrière, dans le fauteuil, tandis que, debout, emplissant la fenêtre, il soufflait, brandissant au bout de son davier, une dent bleue où pendait du rouge !

Anéanti, des Esseintes avait dégobillé du sang plein une cuvette, refusé, d’un geste, à la vieille femme qui est rentrait, l’offrande de son chicot qu’elle s’apprêtait à envelopper dans un journal et il avait fui, payant deux francs, lançant, à son tour, des crachats sanglants sur les marches, et il s’était retrouvé, dans la rue, joyeux, rajeuni de 10 ans, s’intéressant aux moindres choses.

J-K. Huysmans

Ce qui m’étonne le plus dans cet extrait n’est pas le fait que le style de ce récit tranche absolument avec celui du reste du roman.
C’est la ponctuation. Pas vous ?

Une réflexion sur « À rebours, des Esseintes va chez le dentiste »

  1. Bon c’est gai au petit déjeuner !!!
    Oui en effet on dirait du Céline ( soft) avant l’heure..
    Belle leçon pour les pleureurs de tout poil qui crient c’etait mieux avant!

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