C’était à Mégara, faubourg de Carthage

Cet texte est ma Critique aisée n°63 que j’avais déjà publiée le 26 novembre 2015.Je lui ai juste ajouté un petit codicille (en bleu et en bas). 

C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.

Avec le « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » du petit Marcel, « C’était à Mégara… » est probablement l’incipit le plus connu de la littérature française. C’est celui du roman Salammbô de Gustave Flaubert.

Je ne vais pas disserter sur cette œuvre puissante et surtout pas tenter de la comparer à la Recherche du temps perdu. D’abord parce que ces deux romans sont incomparables, y compris entre eux. Ensuite parce que je ne suis carrément pas au niveau et, dans ces cas là, j’aime bien dire que je n’ai pas les outils.

Je voudrais simplement faire remarquer les différences qui existent pour moi entre ces deux magnifiques phrases d’entrée qui ne font d’ailleurs que refléter les différences fondamentales de nature entre les deux œuvres.

Avec l’incipit du petit Marcel, vous entrez dans son roman (on dirait aujourd’hui dans son autofiction) par une petite porte, la fragile petite porte du fond du jardin de la maison de Combray, la délicate petite porte de la mémoire. La phrase est courte, simple et inattendue, surtout quand elle suit un titre aussi explicatif que « A la recherche du temps perdu ». Vous êtes tout de suite dans l’intimité du Narrateur qui, avec cette phrase d’introduction, commence à vous expliquer comment chaque soir il se couchait de bonne heure sans pouvoir s’endormir avant que sa mère ne vienne l’embrasser. Avec les trois mille pages qui suivent, vous saurez tout de lui.
Le grand Gustave ouvre Salammbô avec une phrase solennelle : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar« . On est au cinéma, l’hymne de la Twentieth Century Fox vient de s’éteindre et l’écran noir s’allume, immense, sur un décor grandiose.
« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. »

Carthage, Mégara, Hamilcar, mots majestueux à la sonorité étrange ; on sait presque déjà dans quel monde on vient d’entrer.

Maintenant, s’il vous plait, prononcez l’incipit et écoutez le rythme : 6 pieds, 6 pieds, 7 pieds.
Deux fois 6 pieds : classique, fluide, agréable à entendre, alexandrin.
Et puis 7 pieds : brutal, le ton descend jusqu’au trois syllabes d’Hamilcar.

Les mots, le rythme : la phrase est parfaite. Essayez donc de la modifier, de changer l’ordre d’un mot ou de le remplacer par un synonyme, et vous fichez tout par terre. La phrase est immuable.
Tout est dit, du moins pour moi.

Maintenant, rien ne vous empêche de relire la première page de Salammbô :
C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.
Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d’Éryx, et comme le maître était absent et qu’ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.

Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s’étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d’or, qui s’étendait depuis le mur des écuries jusqu’à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l’on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves.

Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu’à des masses de verdure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grappes, montaient dans le branchage des pins ; un champ de roses s’épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons se balançaient des lis ; un sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait les sentiers ; et, au milieu, l’avenue des cyprès faisait d’un bout à l’autre comme une double colonnade d’obélisques verts.

Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises, ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier droit en bois d’ébène, portant aux angles de chaque marche la proue d’une galère vaincue, ses portes rouges écartelées d’une croix noire , ses grillages d’airain qui le défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures, il semblait aux soldats, dans son opulence farouche, aussi solennel et impénétrable que le visage d’Hamilcar.
Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le temple d’Eschmoûn, se mettant en marche dès l’aurore, s’y étaient traînés sur leurs béquilles. A chaque minute, d’autres arrivaient. Par tous les sentiers, il en débouchait incessamment, comme des torrents qui se précipitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines, effarés et à demi nus ; les gazelles sur les pelouses s’enfuyaient en bêlant ; le soleil se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l’exhalaison de cette foule en sueur.

Vous avez senti cette musique et ce Technicolor ? Et cette mise en scène ? Incroyable, non ? Que de moyens ! Moi, j’ai trouvé Victor Mature très bon dans le rôle d’Hamilcar et Joan Crawford splendide dans celui de Salammbô.

4 réflexions sur « C’était à Mégara, faubourg de Carthage »

  1. Oui, bien sûr… je me doutais bien que quelqu’un me ferait la remarque. Mais, s’il est à peu près certain qu’il ne prononçait pas à la marseillaise « fo-bour-de-car-ta-je », je reste persuadé que le grand Gustave, en son gueuloir, devait dire « fo-bou-re-de-car-taj ». 
En tout cas, c’est comme ça que je fais, moi.

  2. Oui, magnifique incipit.
    Mais le commentaire sur la rythmique me laisse perplexe.
    Si Flaubert avait commencé par un alexandrin (2×6 =12), l’envoûtement aurait-il été si fort ?
    Je ne trouve pas le sixième pied de « faubourg de Carthage », sauf à ne pas éluder le « ge », comme le ferait un marseillais. Mais je trouve que, précisément, c’est ce cinq pieds qui fait toute la beauté du rythme, introduisant par rapport à l’hexasyllabe un manque, une tension, que seuls les sept pieds de la proposition suivante viendront apaiser dans une harmonie retrouvée. Là où le 3 x 6 aurait été beau, mais classiquement banal, Flaubert a le génie de faire semblant de rater une marche (tellement semblant que d’aucuns ne l’ont pas remarqué) pour mieux se rétablir par un sept pieds qui, sans cela, eût été de mauvais goût.
    Mais à chacun de prendre son pied comme il l’entend, bien sûr !

  3. Toute puissance de l’imaginaire: Victor Mature et Joan Crawford dans les rôles d’Hamilcar et de Salammbô! J’y ai cru, mais je suis allé quand même vérifié pour savoir qui avait composé la musique.

  4. Je me souviens très bien de ce texte paru il y a 6 ans, fichtre! comme le temps passe. Ouverture extraordinaire du roman en effet, comme faite pour les fastes de la grande époque hollywoodienne avec ses films épiques en Technicolor sur grand écran, introduits avec des musiques flamboyantes comme celles de Elmer Bernstein (Les 10 Commandements, Les 7 Mercenaires) ou Dimitri Tiomkin. Mais dans un tout autre genre, j’aime cette idée de l’entrée par la petite porte au fond du jardin par laquelle on pénètre dans un espace intime fait de couleurs, de senteurs, de rigueurs ou de désordre parfois, qui crée immédiatement un imaginaire sur le propriétaire de ce jardin que l’on ne connaît pas encore.

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