7 -Le tanneur de Saint-Amand
Il faut savoir qu’à cette époque lointaine, j’exerçais le métier d’expert pour le compte des Compagnies d’assurances. En termes simples, pour que vous compreniez bien, cela consistait pour moi, quand se produisait quelque part un incendie, une explosion, un dégât des eaux, le bris d’une machine ou toute cette sorte de choses qu’on appelle un sinistre, à évaluer les dommages causés par ledit sinistre et, si possible, à en déterminer les causes. Enfin, c’est ce que je me rappelle de ce métier.
Il faut que vous sachiez aussi que je n’exerçais mes talents que dans le domaine industriel.
Il faut que vous sachiez enfin que le sinistre dont je vais dire à présent quelques mots était l’une des toutes premières grosses affaires que j’eus à traiter. Voici :
Un matin, une mission téléphonique arrive au bureau :
Une tannerie a brûlé hier soir à Saint-Amand-Montrond – Sinistre important – Se rendre sur place dès aujourd’hui – Rechercher les causes de l’incendie – Prendre toutes mesures conservatoires – Etablir une première évaluation du cout du sinistre.
Je n’ai jamais vu de tannerie, je ne sais pas comment fonctionne une tannerie, je sais à peine ce qu’on fait dans une tannerie. Tout ce que je sais des tanneries, je l’ai appris au cours d’une visite de quelques minutes dans les souks de Marrakech.
Problème !
Je fais alors appel à mon père dont je sais qu’il avait eu à traiter autrefois de quelques tanneries. Il me donne quelques informations succinctes dont je ne retiens pas grand chose sauf ceci : dans une tannerie, les stocks de peaux se trouvent en grand partie dans des cuves qui sont enterrées dans le sol ; de ce fait, en cas d’incendie, il est très rare que les peaux de ces cuves soient endommagées. Bien noté ! Merci Papa !
Quelques heures plus tard, je suis sur place. Vue du chemin qui mène à la tannerie, l’usine parait totalement détruite. Seul subsiste une baraque en bois, éloignée de quelques mètres du bâtiment principal.
Pendant que je gare ma voiture, un homme sort de la baraque et vient vers moi. Il est gros et sale, cette dernière caractéristique s’expliquant aisément par l’état général de son usine. Cet homme, c’est le patron, propriétaire des lieux, des installations et des peaux.
Je me présente en précisant ma qualité d’expert et l’objet de ma mission, et je commence à poser prudemment quelques questions.
L’homme n’est pas que gros ; il est également bourru et peu bavard. Mais surtout, lorsqu’il consent à répondre à mes questions, c’est avec un très fort accent qu’aujourd’hui je qualifierais de « bourguignon exacerbé» mais que mon père aurait qualifié de « grommelot », c’est à dire qu’en fait, on ne comprenait pas grand-chose à ce qu’il disait.
Parmi les tâches à accomplir au cours de cette première visite, il y a celle de dresser la liste des machines en mentionnant la possibilité ou non de les réparer ainsi que les mesures de protection à prendre pour éviter que leur état ne s’aggrave.
Comme la toiture et les murs de l’usine aont été détruits presque totalement, depuis l’extérieur, il est possible d’embrasser l’atelier d’un seul coup d’oeil, ce qui devrait faciliter mon inventaire. S’il n’est pas difficile, même d’ici, de conclure que toutes les machines sont définitivement hors d’usage, établir leur inventaire nécessite au moins de connaitre leur nom et leur fonction. C’est bien là qu’est mon problème. Je n’ai aucune idée de ce que sont ces machines.
Mais j’ai de la ressource. Sur mon bloc, j’ai dessiné le schéma de l’atelier et j’y ai placé des rectangles approximatifs censés représenter chacune des grosses machines détruites. Debout à côté du tanneur de St-Amand, je lui désigne une première machine et lui demande son nom et sa fonction.
— Ça, c’est une scrampouteuse.
— Pardon ?
— Une scrampouteuse ! Ça sert à scrampoutir les peaux. C’est une Broutard-Campion. Elle marchait du feu de Dieu.
Je ne connais rien à l’industrie du tannage, mais je suis certain que le mot scrampoutir n’existe pas. C’est moi qui ai mal compris le grommelot du bonhomme. Je tente à nouveau ma chance :
— Et celle-là, là-bas ?
— Ben, c’est une trappleuse de prachant. Elle aussi elle vient de chez Broutard-Campion.
— Une quoi ?
— Une trappleuse de prachant ! Dites, vous vous y connaissez en tannerie ?
Ça y est, nous y sommes ! Je veux dire que nous sommes à présent à un instant délicat de l’expertise : faut-il laisser savoir à l’expertisé que l’expert ne connait pas grand-chose ou même rien du tout à son industrie, donnant ainsi à l’assuré une plus grande facilité pour mener l’expert en bateau tout à son gré ? Ou bien faut-il que l’expert fasse état de son inexpérience dans le domaine, espérant ainsi faire naitre chez l’assuré de bonne foi le louable plaisir d’exposer à un novice les subtilités de son métier. Ou au contraire, faut-il continuer à prétendre connaitre la question et risquer ainsi j’ajouter le mensonge au ridicule. Pour l’expert, le choix de la solution relève de l’expérience acquise et d’un minimum de psychologie. Or, d’entrée, je m’étais fait mon idée sur le tanneur et j’étais décidé à ne rien lui avouer de mon ignorance. C’est pourquoi, contre toute vraisemblance, je répondis :
— Oui, un peu…
Mais j’ai de la ressource, vous ai-je dit plus haut. Aussi, je tends mon bloc et mon crayon au bonhomme en lui disant :
—Tenez ! Ce sera plus simple si vous écrivez vous-même le nom des machines dans les rectangles que j’ai dessinés.
Ah ! Ah ! Malin, l’expert, pas vrai ?
Le tanneur se met à écrire sur le schéma les noms d’une dizaine de machines et me rend le papier. Hélas ! Ses pattes de mouche sont indéchiffrables !
Je me dis qu’il faut avancer. Tant pis pour le schéma, en restant très vague, j’arriverai peut-être à établir quand même un rapport. Je décide d’entreprendre une visite des lieux et demande au tanneur de m’accompagner. Au détour d’un mur encore debout, je vois une machine épargnée par le feu. Elle ruisselle encore de l’eau des pompiers ou de la dernière pluie. Or l’humidité est un ennemi juré des machines. Je dis donc à mon homme :
— Elle est trempée, cette machine !
Dans mon esprit, cette remarque du professionnel que je tentais d’être devait précéder des instructions sur les mesures à prendre pour sauver cette machine menacée de corrosion : séchage, graissage, bâchage et tout le toutim… Mais je n’en ai pas le temps. Il me coupe dans mon élan en me disant d’un air grognon :
— Normal ! C’est une essoreuse…
Et vlan ! Prends-ça dans les dents, Monsieur l’Expert ! Je suis en nage, couvert de honte. Je n’en peux plus. Cette rencontre tourne à la catastrophe. Mais j’ai encore mon arme secrète : les cuves où doivent se trouver les peaux non endommagées que le bonhomme souhaite probablement déclarer comme étant parties en fumées. C’était le moment.
— Bon ! Maintenant, allons voir les cuves, dis-je presque joyeusement.
— Les cuves ? Quelles cuves ?
— Eh bien, celles où il y a les peaux, dis-je, déjà moins sûr de moi.
— Ah, les cuves ! Mais, j’en ai plus ! Ça fait quinze ans que personne utilise plus cette technique !
Rideau ! C’est fini ! Je n’ai plus qu’à repartir bredouille, sans aucun des renseignements que l’assureur s’attend à trouver dans le rapport que je devrai lui adresser demain.
Le lendemain, alors que je peine sur la quatrième version laborieuse de ce rapport sans matière, je reçois un Télex de l’assureur : « DOSSIER TANNERIE X À ST-AMAND – INUTILE POURSUIVRE VOS OPÉRATIONS D’EXPERTISE – ASSURÉ A AVOUÉ CE MATIN AUX GENDARMES AVOIR MIS LE FEU VOLONTAIREMENT A LA TANNERIE – CLASSONS NOTRE DOSSIER SANS SUITE – VOUS INVITONS À FAIRE DE MÊME – SALUTATIONS DISTINGUÉES
Veine des débutants…
A suivre
De ce premier gros avatar, j’ai tiré la ligne de conduite suivante :
1) toujours avoir des bottes dans le coffre de sa voiture
2) ne jamais poser une question dont on ne connaît pas la réponse.
Plus tard, elle s’est augmentée d’un troisième volet fondé sur cette phrase que je crois être de Shakespeare : ‘Ces événements nous dépassent; feignons d’en être l’organisateur’
Ou alors Molière ?
Si Eloi me lit encore, il doit pouvoir confirmer tout ça.
Je t’imagine chic, chaussures cirées, pataugeant dans ce cloaque nauséabond : il fallait la candeur du débutant pour affronter sans crainte ce patibulaire personnage: ce bizutage ( ça y ressemble!) aurait pu mal tourner: nul doute : l’ abscence de cuve t’a sauvé!Tu aurais pu finir cul par dessus tête dans l’acide!
Bonne année cher scripteur du JDC et merci de nous offrir chaque jour humour, érudition , fantaisie, d’eviter la boursouflure et le narcissisme.