Ce soir, c’est la fête. Vous êtes invités chez des amis, ou alors vous les attendez chez vous.
On va boire, on va manger, on va parler de tas de choses intéressantes.
En plus, à minuit, on va mettre bas les masques et on va s’embrasser.
Ça va être une sacrée soirée !
1
Ça fait longtemps que je trouve très agaçante cette manie de Renée d’avoir régulièrement chez elle à diner des gens qui ne se connaissent pas. Pourtant, même après toutes ces années, Anne et moi, on n’arrive pas à refuser ses invitations et, deux ou trois fois par an, voilà qu’on se retrouve vers huit heures et demi du soir dans son appartement de la Place des Vosges en compagnie de parfaits inconnus.
Toute la journée, la perspective du diner de ce soir m’avait mis de mauvaise humeur. Quant à Anne, depuis quelques jours, je l’avais trouvée plus maussade que d’habitude sans arriver à en trouver la raison. Y en avait-il seulement une, de raison ? Enfin… les femmes…
Nous roulions en silence dans notre taxi depuis une bonne demie heure quand, alors que nous longions le musée du Louvre, Anne déclara tout d’un coup qu’elle n’arrivait pas à comprendre ; à la suite de quoi elle laissa planer quelques points de suspension et puis se tut. C’était sans doute une manière pour elle de solliciter une question de ma part afin d’établir une conversation. En effet, comme la plupart des femmes, Anne supporte mal le silence. J’aurais pu rester muet ou lui faire remarquer que chez elle, ne pas comprendre, c’était plus une habitude qu’un évènement, mais la soirée risquait d’être assez pénible comme ça sans que je déclenche tout de suite les hostilités. Je pris donc mon ton le plus patient et le moins ironique pour lui demander :
—Mais qu’est-ce donc que tu ne comprends pas, ma chérie ?
Elle me le dit. En fait, ce qui lui échappait, c’était comment Renée pouvait s’y prendre pour que ses invités ne se rencontrent jamais deux fois.
Comme je ne m’attendais pas à une interrogation existentielle fondamentale, je ne fus pas surpris par l’inanité de la question. Je répondis aimablement, avec une légère note de nonchalance teintée d’agacement :
— Aucune idée ! Si ça trouve, elle a mis son carnet d’adresse sur Excel, ou alors, il y a une application pour ça sur iPhone. Est-ce que je sais, moi ?
Sans tenir aucun compte du désintérêt que j’avais marqué pour le sujet, elle poursuivit, songeuse :
— Ça doit lui faire quand même une sacrée quantité d’amis !
— Et pourquoi cela, s’il te plait ? l’interrogeai-je
En réalité, je me fichais bien de la réponse, mais il me paraissait amusant d’obliger ma femme à se justifier de façon logique. Sachant bien qu’elle n’y parviendrait pas, je me ferai alors un devoir de démonter son argumentation, la mettant ainsi une fois de plus face à sa stupidité.
— Enfin ! Réfléchis cinq minutes, me répondit-elle. Pour faire une douzaine de diners par an avec à chaque fois sept ou huit personnes qui ne se soient jamais rencontrées, il doit falloir une sacrée quantité d’amis ! Tout un régiment même !
— Pas forcément, dis-je avec une moue dubitative.
Et, pour gagner du temps, j’ajoutai :
— Et ne dis pas sacrée comme ça à tout bout de champ. Chez une femme, ça fait ordinaire.
— Gérald, je t’emmerde ! Ça fait ordinaire, ça ? murmura-t-elle assez bas pour que le chauffeur n’entende pas mais assez haut pour que ce me soit parfaitement audible.
Pour éviter de gâcher la soirée prématurément, je fis semblant de ne pas avoir entendu et, relevant le col de mon manteau, je m’enfonçai dans mon siège et me plongeai dans la lecture de la réglementation des taxis parisiens. Anne n’insista pas.
La circulation était prise en masse et notre taxi n’avançait plus que par soubresauts le long du Quai de la Mégisserie. Depuis un bon quart d’heure, nous n’avions plus échangé un mot, mais quand la voiture quitta le quai pour s’engager sur le Boulevard Henri IV, je dis d’un ton neutre :
— Cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix.
— Quoi Cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix ? Qu’est-ce que ça veut dire Cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix ? répéta-t-elle en me singeant, l’air exaspéré.
— Avec un carnet d’adresse de taille raisonnable, disons seulement vingt personnes, Renée peut faire cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix diners de huit convives à chaque fois sans qu’ils ne se rencontrent jamais deux fois.
— Et comment tu sais ça, toi ?
— Je viens de le calculer.
— N’importe quoi, dit-elle en haussant les épaules.
— Pas du tout, dis-je imperturbable. Je peux même te préciser qu’à raison d’un diner par mois, ça lui laisse dix mille quatre cent quatre-vingt-dix-huit années devant elle avant de voir la fin de son répertoire.
— C’est n’importe quoi. Tu racontes n’importe quoi !
— Absolument pas. Le calcul est enfantin. Même toi, tu vas comprendre : il s’agit tout simplement de savoir combien on peut faire de combinaisons différentes avec vingt personnes quand on les prend par groupes de huit. La formule, c’est factoriel vingt sur factoriel huit par factoriel vingt moins huit. Ça fait cent vingt-cinq mille neuf cent soixante-dix diners.
— Je ne te crois pas, tu inventes ; juste pour faire le malin, comme d’habitude !
— Mais je t’assure…
— Ah ! Ne m’énerve pas, Gérald, hein ! D’ailleurs on arrive. Quelle barbe, ce diner, mais quelle barbe !
Eh bien, moi je trouve qu’elle ne commence pas mal du tout, cette soirée.
2
C’est quand elle avait perdu son mari, quatre ans auparavant, que Renée s’était mise à organiser chaque mois ses fameux diners d’inconnus. A cinquante-huit ans, Fernand Chastel était Président-Directeur-Général d’une importante compagnie d’assurance lorsqu’il mourut dans un accident d’hélicoptère entre l’aéroport de Nice-Côte d’Azur et la Principauté de Monaco. Il laissait à sa veuve un patrimoine appréciable auquel venait s’ajouter l’indemnité considérable que les assureurs de la compagnie UberCopter eurent à lui payer. Après une longue semaine de veuvage inconsolable, Renée s’était fait une raison et avait décidé de reprendre les diners qu’elle tenait du temps de son mari. Mais cette fois, ce serait elle qui choisirait les invités. Plus de PDG du CAC Quarante, plus de chefs de cabinets ministériels, plus d’ambassadeurs ou de ministres étrangers, mais des amis, des voisins, des cousins. Nous étions présents au premier diner qu’elle avait organisé, une quinzaine de jours après l’accident. Ce fut une vraie réussite. Pendant l’apéritif, après un petit quart d’heure de compassion convenue pour la perte de l’être cher, Renée avait demandé à la cantonade s’il y avait à Paris un spectacle à voir. Une jeune femme avait répondu d’un ton léger qu’il ne fallait absolument pas manquer le dernier spectacle que Jérôme Deschamps venait de monter au Chatelet, La Veuve Joyeuse. Ce n’est qu’au moment où elle prononçait ces trois derniers mots qu’elle s’était rendu compte de l’énormité de la gaffe qu’elle venait de commettre. Pendant quelques secondes, chacun s’était plongé dans la contemplation des arabesques du tapis, des moulures du plafond ou du contenu de son verre. Et puis, l’un des invités, incapable de se contenir plus longtemps, avait explosé de rire, dispersant sur sa cravate la gorgée de champagne qu’il venait de boire. Renée avait éclaté de rire à son tour, suivie en cela par tous les autres invités. Tout le monde en avait été très soulagé. Le reste de la soirée avait été très gai, très spirituel, bref très réussi, sans aucune autre allusion à ce que les Anglo-Saxons appellent l’éléphant dans la pièce, en l’occurrence l’ombre de Fernand Chastel. Anne et moi étions restés les derniers et, au moment de nous séparer, alors que nous dressions tous les trois un bilan très positif de ce diner, Renée remarqua que, ce soir-là, ses invités étaient tous des inconnus les uns pour les autres. Ce n’était pas voulu mais c’est à cela qu’elle en attribua la réussite. Elle décida de s’en tenir à cette règle : désormais, elle n’inviterait chaque semaine à diner que des gens qui ne se connaitraient pas. Ce serait un peu comme ces « blind dates » où un jeune américain a rendez-vous avec une jeune fille qu’il ne connait pas. Blind dinners ! Le nom était trouvé. Il resta. Chaque mois, elle organiserait un blind-dinner.
Les premiers blind dinners furent plutôt intéressants. Anne avait particulièrement apprécié notre deuxième invitation au cours de laquelle elle s’était fait honteusement courtiser par une sorte d’hurluberlu dont elle me vanta l’esprit pendant les trois mois qui suivirent. Je n’y avais pas prêté attention car, moi-même, j’avais lié connaissance ce soir-là avec un homme d’affaire qui devint par la suite un très bon client. Je me souvenais aussi de cette autre soirée où un jeune metteur en scène d’extrême gauche et un avocat corse s’étaient opposés à propos du cinéma français. Le duel où la culture de l’un s’opposait à l’esprit de l’autre avait été brillant et cordial. J’avais d’ailleurs moi-même fait rebondir le débat avec humour à plusieurs reprises en posant quelques questions faussement naïves. Mais, avec les années, l’ambiance de ces réunions s’était dégradée et beaucoup d’entre elles avaient tourné au pensum.
Comme je suis plutôt casanier et qu’Anne est plutôt sauvage, ces soirées ne nous enchantent plus guère ni l’un ni l’autre et nous préférerions mille fois nous retrouver en tête à tête au Stella devant une douzaine d’huitres. Disons plutôt qu’autrefois, nous aurions préféré diner en tête à tête au Stella devant une douzaine d’huitres. Aujourd’hui, ce serai plutôt devant Thalassa et un plateau-TV jambon-épinards. Mais bon… l’habitude était prise et il était trop tard pour opposer à Renée un refus qu’elle aurait pris pour une trahison.
Cette contrainte que Renée nous imposait de ne rencontrer chez elle que des inconnus était devenue ridicule. Tout le monde devrait savoir que, pour qu’un diner soit réussi, si l’on peut y admettre un ou deux nouveaux venus, il faut que l’essentiel de l’assemblée soit composé de gens qui se connaissent afin qu’une certaine complicité fondée sur un minimum de souvenirs communs puisse faciliter la conversation. Quand un ange passe, rien de tel pour le chasser que quelqu’un qui lance : « Si je me souviens bien, chère Isabelle, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était chez les Machins. » Et c’est parti ! : « Mais, tout à fait ! Quel homme charmant que ce Michel, n’est-ce pas ! » Ou bien : « Pas du tout ! C’était à Bormes, mon cher ! Chez les Choses. Il faisait une de ces chaleurs ! Nous avions tous fini dans la piscine ! Quelle soirée ! Ah ! Ah ! » Et en avant les minauderies, les galanteries, les traits d’esprit sans lesquels il n’est pas de bonne réception. Au contraire, quand personne ne se connait, la tendance naturelle des gens est de rester sur la réserve de peur de gaffer ou de passer pour un imbécile. C’est comme ça du moins que je vois les choses.
3
Je viens de sonner à la porte de l’appartement et, Anne et moi, nous attendons en vérifiant l’état de nos chaussures que l’on vienne nous ouvrir, quand tout à coup :
— Meeerde ! Tu as oublié les fleurs dans le taxi !
Anne a réussi à crier son accusation tout en la chuchotant. Crier en chuchotant est un exercice difficile mais elle le pratique avec aisance. C’est sur le même ton, car j’ai beaucoup appris d’elle dans cette technique d’agressivité, que je proteste :
— TU as oublié… ! Tu es gonflée, quand même ! TU les as oubliées autant que moi, il me semble ? Et puis, ne dis pas merde comme ça tout le temps. Chez une femme, ça fait vulgaire.
— Merde, merde et merde ! Sans vouloir être vulgaire : tu me fais chier, Gérald, chuchote-t-elle furieusement, puis, dans la foulée, mais sur un ton beaucoup plus mondain : Oh ! Bonsoir ma chérie ! C’est nous ! Nous ne sommes pas trop en retard ?
Renée venait de nous ouvrir la porte.
— Bonsoir Anne, bonsoir Gérald. Pas du tout, vous êtes les premiers. La circulation doit être monstrueuse ce soir, tout le monde est en retard. Entrez donc !
Tandis que je laisse passer Anne devant moi pour entrer dans l’appartement, elle en profite pour lancer perfidement :
— Gérald a oublié mes fleurs dans le taxi : un très joli bouquet de chez Morelli. On ne peut vraiment pas faire confiance aux hommes pour ces choses-là.
Elle lève les yeux au ciel puis elle soupire avec affectation :
— Pour le reste non plus, d’ailleurs…
—Ce n’est pas grave, ma chérie, dit Renée en souriant. L’essentiel, c’est que vous soyez là.
Tout en échangeant ces politesses, Renée nous a conduit jusqu’au salon. Comme à l’habitude, la pièce n’est éclairée que par quelques lampes dispersées ici et là, sur une commode, un bureau, un guéridon et par les minuscules projecteurs qui éclairent discrètement les tableaux accrochés aux murs. Ce faible éclairage fait naturellement ressortir la lumière qui vient de l’extérieur et, du même coup, la vue magnifique que l’on a des fenêtres sur les arbres du jardin et les immeubles de la place. Je sais par expérience que nous allons rester dans cette demi-pénombre jusqu’à ce que les derniers arrivés aient achevé de s’extasier. Alors Renée s’écriera :
— Mais on n’y voit rien, ici. Françoise, voulez-vous allumer quelques lumières, s’il vous plait ?
Et Françoise, la vieille bonne, glissera le long des murs et des canapés pour allumer lustres et lampadaires. C’est à chaque fois comme ça. C’est le jeu.
Anne et Renée s’asseyent côte à côte sur l’un des deux grands canapés de velours grenat qui se font face de part et d’autre de la cheminée où crépitent quelques bûches, tandis que, une main dans une poche de veste, élégant et décontracté, je glisse entre les sièges et les tables basses pour m’approcher d’une fenêtre et affirmer comme une fatalité :
— À chaque fois que j’entre ici, je suis toujours aussi époustouflé par la vue que l’on a de chez vous, ma chère Renée. C’est unique !
—Oui, c’est agréable…
Elle a dit cela comme si disposer de cette vue exceptionnelle sur une des plus belles places de Paris était aussi naturel que d’avoir le téléphone ou l’eau courante. Quelle snob !…
— Dites-moi, vous avez écouté le Président ? poursuit-elle. Moi, je n’ai pas pu, les préparatifs du diner, vous comprenez… Ah ! On a sonné. Pardonnez-moi de vous laisser seuls un instant, il faut que j’aille ouvrir à mes invités. Quand je laisse Françoise le faire — la pauvre ! Vous avez vu dans quel état elle est ? Mais je ne me résous pas à la remplacer— je crains toujours que, le temps qu’elle n’arrive à la porte, ils ne soient déjà repartis. Ah ! Ah !
— Ah ! Ah ! fait Anne en écho.
Nous sommes seuls tous les deux dans le salon. Anne en profite pour me singer à nouveau :
— A chaque fois que j’entre ici, gnagnagna… c’est unique, ma chère Renée, gnagnagna… Non mais, tu t’es entendu, mon pauvre Gérald ? Un peu de naturel s’il te plait ! On n’est pas à Buckingham quand même !
— Ça, c’est certain ! Parce qu’avec tes meeerde ! et tes tu me fais chier !, ça m’aurait étonné qu’on te laisse entrer.
Et j’ajoute in petto : « Et vlan ! »
4
Anne pâlit de colère et prend sa respiration pour me lancer une vacherie en retour, mais déjà Renée a franchi la porte du salon, précédant un couple d’invités. La nouvelle venue est de taille moyenne et, pour une femme d’une cinquantaine d’années, sa silhouette est agréable. Elle porte un strict tailleur gris foncé, Chanel probablement. Son visage parfaitement lisse, ses pommettes saillantes, son menton avancé, son nez aiguisé, ses lèvres minces, ses cheveux noir de jais ramenés en un sévère chignon tiré sur l’arrière du crâne, tout en elle exprime la volonté, la rigueur, la dureté. Je pense que ce ne doit pas être drôle tous les jours de vivre avec elle. Son compagnon, lui, c’est tout le contraire. Soixante-dix ans peut-être, le corps amolli par le manque d’exercice, le visage légèrement couperosé par l’habitude de l’alcool. Ses vêtements flous, sa calvitie raisonnable, son gentil sourire et ses yeux de labrador lui donnent un air de douceur. Je me demande ce qu’il a pu faire pour mériter une femme comme la sienne.
— Entrez, entrez ! dit Renée en les guidant vers le canapé où Anne finissait de ravaler la réplique qu’elle avait préparée à mon intention.
— Je crois que vous ne vous connaissez pas, continue Renée. Anne, je te présente Marcelle Herr. Marcelle est une brillante femme politique. Elle est maire d’Antony et …
— De Gentilly. Enchantée, Anne.
— Oh ! Marcelle ! Je suis confuse, mais tous ces noms de banlieues se ressemblent tellement. Ah ! Ah ! J’espère que je ne vous ai pas vexée.
Sans attendre la réponse, toute à son rôle de maitresse de maison, Renée poursuit les présentations :
— Et voici mon ami Charles, Charles Langlois. Charles est écrivain ; j’aime beaucoup ce qu’il fait. Charles, Anne. Anne, Charles. Et le monsieur là-bas, près de la fenêtre, c’est Gérald, le mari d’Anne.
Tandis que Madame le Maire s’installe en face d’Anne sur l’autre canapé, le dénommé Charles s’avance pour saluer ma femme et, s’inclinant avec une cérémonie exagérée :
— Madame…
— Anne… c’est Anne, s’il-vous-plait, mondanise-t-elle.
— Aaanne, Aaaanne… répète-t-il avec pénétration. C’est un beau prénom. Vous souvenez-vous d’Alain Cuny dans les Visiteurs du soir ? Aaaanne, Aaaanne… Non, vous ne pouvez pas vous souvenir, vous êtes beaucoup trop jeune…
Évidemment, crétin, qu’elle est trop jeune ! C’est un film des années 40 ! Et de toute façon, Anne ne supporte pas les films en noir et blanc. J’ai marmonné ça entre mes dents en affectant d’examiner un rideau, mais on dirait presque que Charles m’a entendu. Il se redresse et me regarde :
— Votre mari, je suppose, dit-il à Anne en me désignant du menton.
Bien entendu, elle ne rate pas l’occasion :
— Hélas ! répond-elle en se débrouillant pour qu’il ne puisse savoir si elle plaisante ou si elle est sincère.
Pour m’amuser et aussi pour marquer mon statut de premier arrivé, je reste debout près de la fenêtre à observer les nouveaux arrivants, un fin sourire aux lèvres, immobile, énigmatique. Il ne me manque plus qu’un smoking et un verre de whisky pour ressembler à un James Bond amusé dans une réception à l’ambassade d’Angleterre à Singapour. Et bien sûr, comme je m’y attendais, c’est Charles qui traverse la pièce pour venir me saluer. Petite victoire, mais victoire quand même. Il faut savoir s’imposer dès les premières minutes.
— Bonsoir Gérard, me dit-il en me tendant une main pleine d’entrain.
Levant les deux mains à hauteur d’épaule comme s’il me menaçait d’une arme à feu, je prends un ton précis pour lui répondre :
— Ah ! non ! Moi, c’est Gérald, et on ne sert pas la main.
— Ah, oui, c’est vrai, j’oubliais : on ne sert pas la main. Vous ne pensez pas qu’on en fait un peu trop avec cette histoire ? C’est un peu ridicule, non ?
— Totalement ! Mais le règlement, c’est le règlement ! dis-je d’un ton définitif en reglissant ma main gauche dans ma poche de veste.
Comme je n’ai pas encore de verre à tenir de la main droite, je l’enfonce à son tour dans l’autre poche. Mais, constatant aussitôt qu’avoir les deux mains dans les deux poches de veste, c’est une position peu naturelle, je les ressorts pour croiser les bras. Puis, me tournant vers la fenêtre, j’ajoute, comme pour moi-même :
— C’est tout juste une petite grippette, comme l’année dernière, et sans doute comme l’année prochaine. Dans un mois, on n’en parlera plus.
— Je suis mille fois d’accord, approuve le dénommé Charles. Mais dites-moi, quelle vue extraordinaire ! Cette place, ces immeubles, ces arbres… éclairés de cette façon, c’est unique !
— Oui, c’est agréable…
Pendant cet échange d’une banalité désolante, je n’ai pas quitté des yeux les arbres de la place. C’est une habitude chez moi — une mauvaise habitude vous dirait Anne — : quand je parle à quelqu’un, j’aime bien regarder ailleurs, fixer un point, quelque part, à l’infini si possible. J’ai lu dans une étude psychologique très sérieuse que cela place l’interlocuteur dans une position d’infériorité tout en soulignant la profondeur de vos propos. Charles ne sait plus quoi dire, et nous regardons tous les deux en silence par la fenêtre, moi, serein et mystérieux, lui, décontenancé.
Au milieu du salon, comme il se doit, la conversation entre les trois femmes va bon train mais je n’arrive pas à saisir ce qu’elles se disent. À voir les mimiques d’Anne que je devine dans le reflet de la vitre, je suis certain qu’elles parlent de moi. Je suppose que l’une doit dire quelque chose comme « Pourtant, il a l’air charmant, votre mari, et bel homme en plus ! » et Anne doit geindre quelque chose comme « Vous ne pouvez pas savoir ! Il est d’un égoïsme ! Et le pire, c’est que… »
5
Mais on sonne à la porte. Françoise qui avait approché du canapé la table à roulettes chargée des apéritifs a dû repartir à l’office. Alors Renée s’agite :
— Charles, veux-tu faire l’homme de la maison et servir les apéritifs. Il faut que j’aille ouvrir. Parce que le temps que Françoise… mais tu es au courant, que je suis bête !
Ravi de justifier son existence, Charles quitte la fenêtre et se précipite vers la table roulante.
— Mesdames, que puis-je vous servir ? Marcelle, qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Champagne ? Whisky ? Porto ? Et s’il vous plait, ne me demandez pas un Spritz ! Vous savez que c’est une folie en ce moment ! On dit que c’est un peu aphrodisiaque ! Ah ! Ah ! Si, si, je vous assure. Mais je serais bien en peine de vous le préparer. Champagne ? Ah ! J’aime mieux ça. Et vous, Anne ? Champagne aussi ? Parfait. Voici ! Et vous, Gérard ? Un whisky ? On the rocks, bien sûr ? Non ? Avec une larme de Perrier ? Ah je crains que… Non, je n’en vois pas. Désolé ! À l’eau plate alors ? Ne bougez surtout pas, je vous l’apporte…
Et il parle, et il virevolte, et il se penche par-dessus l’épaule des femmes et il fait des grands gestes en manipulant verres et bouteilles, tout sourire et rond de jambes ! Un cigare en plus et vingt-cinq kilos en moins et on jurerait Groucho Marx dans Une nuit à l’Opéra en train de séduire une veuve fortunée. C’en est gênant. Et cette façon désinvolte d’écorcher mon nom à chaque occasion… « Marcelle, qu’est -ce qui vous ferait plaisir ? » Quelles simagrées ! Ces couples qui se vouvoient, moi je trouve ça ridicule. Ou alors, il faut porter un nom à tiroirs. Là, c’est acceptable. Sans ça, c’est ridicule. Tiens ! On va s’amuser un peu ; je vais le travailler là-dessus.
—Merci, lui dis-je en prenant le verre qu’il m’apporte. Dites-moi, cher ami, on sent chez vous cette aisance de l’aristocrate, cette élégance du beau monde. Vous en êtes sans doute ?
— Si j’en suis ? Mais de quoi donc ?
— Mais, de l’aristocratie. Moi-même, j’ai un peu de sang bleu. Oh ! très peu, mais un peu quand même.
— Eh bien, moi, pas le moins du monde, me répond Charles, rigolard. Je suis né dans un coron à Hénin-Liétard. Mon père et mon grand-père étaient mineurs de fond.
— J’aurais bien cru pourtant… votre style… et puis vous vouvoyez votre épouse…
— Mon épouse ? Je ne suis pas marié !
— Mais la dame avec qui vous êtes arrivé tout à l’heure, ce n’est pas votre femme ?
— La maire d’Antony ou de je ne sais où, là ? Miss Frigidaire 1950 ? Mais vous rêvez, Gérard ! Vous avez vu le morceau ? On dirait une stalactite. Ma femme, ça ? Non, non, nous nous sommes rencontrés en bas. Dites-moi Gérard, la psychologie, ce n’est pas votre truc, hein ?
— Gérald, je m’appelle Gérald. Pourquoi est-ce que vous vous entêtez à m’appeler Gérard ?
— Je ne sais pas. Peut-être que vous avez une tête à vous appeler Gérard…
Et sans me laisser le temps de lui lancer une réplique définitive, il me plante là pour retourner vers la table à apéritifs.
—Eh bien, voilà une bonne de chose de faite : Gérald est servi ! claironne-t-il et, poursuivant son rôle de d’hôte remplaçant : Quant à Renée, je sais qu’elle adore le champagne. Et moi aussi. Tout le monde a son verre ? Parfait !
6
Arrivant de l’entrée, Renée apparait à nouveau dans le salon. Elle est suivie d’une sorte de bellâtre. Un peu plus grand que moi, plus mince aussi, assez large d’épaules, on devine tout de suite le type qui passe deux heures par jour à faire des abdos. Cheveux blonds tombant sur les épaules, barbe de trois jours, yeux bleus, visage légèrement bronzé, à peine marqué par quelques rides au coin des yeux et de la bouche, il porte un de ces étroits pantalons noirs serrés aux chevilles dont on ne sait pas s’il s’agit d’une tenue de sport ou d’un pyjama, et une veste noire moirée, largement ouverte tant elle est cintrée, sur une chemise d’un blanc éclatant. Juste le truc qu’il faut pour faire ressortir son bronzage, bien sûr ! Mais le plus étonnant, ce sont les chaussures : des tennis, d’énormes tennis blanches recouvertes de signatures de toutes les couleurs. On dirait un plâtre de jambe cassée à Courchevel. Une espèce de zazou, quoi ! Je me demande quelle sorte de manteau il a laissé dans l’entrée. Un truc en plume ou en peau de zèbre, probablement. Qu’est-ce que c’est que ce type ?
C’est alors que, sur un ton triomphal, Renée lève toute ambiguïté :
— Mes amis, laissez-moi vous présenter quelqu’un que je ne connais que depuis quelques jours. Mais vous le connaissez tous, sans doute : François Longchamp, le comédien de tous les succès !
Elle est incroyable cette Renée, quand même ! Elle a dit ça comme si elle était Drucker annonçant Alain Delon sur un plateau de télévision. Pour un peu, il faudrait qu’on applaudisse. Un acteur ! Il ne manquait plus que ça.
— François, voici Marcelle, Anne et Charles, poursuit-elle sur un ton plus raisonnable. Charles est écrivain ; j’aime beaucoup ce qu’il fait. Là-bas, c’est Gérald, le mari d’Anne. Gérald, s’il te plait, sors donc un peu de devant cette fenêtre et viens te mêler aux autres, voyons ! Bien ! Je vous laisse un instant…quelques détails à régler en cuisine. Profitez-en pour faire connaissance. Charles, sers quelque chose à notre vedette de ce soir. Ah ! Mais on n’y voit rien ici !
Cette remarque est arrivée un peu plus tôt que je ne l’avais prévu ; Renée doit être troublée par l’Apollon du Belvédère. Elle se tourne vers moi :
— Tiens, Gérald, rends-toi utile pour une fois. Allume donc quelques lumières. Tu sais où sont les interrupteurs ! Ah ! Ah !
Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle dans le fait que je sache où sont les interrupteurs, mais son exclamation lui permet de quitter le salon en riant. On dirait une sortie de scène de Jacqueline Maillan dans une pièce de Poiret. Tandis que j’illumine la pièce en flottant nonchalamment d’interrupteur en interrupteur, Charles reprend du service, tout heureux de retrouver un peu d’utilité.
— Alors, pour vous, cher François Longchamp, qu’est-ce que ce sera ? Du champagne ? Bien sûr, j’aurais dû m’en douter. Ah ! le champagne sabré dans une loge un soir de première… Ça doit être excitant, non ? dit-il en lui tendant sa coupe.
— Au théâtre, surement. Mais je n’ai jamais joué au théâtre. Je ne suis qu’un modeste acteur de cinéma, vous savez, minaude le bellâtre.
Prenant François par le coude, l’air songeur, Charles l’entraîne vers les fenêtres. Pour ne plus avoir à entendre les jérémiades d’Anne, je me joins à eux.
— Jamais ? s’étonne-t-il. Pourtant j’aurais cru. Le théâtre… On dit que c’est l’essence même du métier d’acteur. Mais peu importe ce que je crois : je ne vais jamais au théâtre. Au cinéma non plus, d’ailleurs. Mais j’ai entendu parler de vous.
— En bien, j’espère ? quémande le cabotin.
— Absolument… par ma petite fille. Elle a huit ans.
— Huit ans ? Elle est précoce, dites-donc !
— Adeline ? Très précoce. Je crois même qu’elle est amoureuse de vous. Elle vous adore, littéralement. Pour rien au monde elle ne manquerait votre émission du mercredi sur TF1. Le Cirque Sensationnel… non ! Le Cirque Extraordinaire… c’est ça le Cirque Extraordinaire ! s’exclame Charles, ravi.
—Le Cirque Merveilleux… Vous confondez sans doute avec le Cirque Merveilleux. Mon fils aussi — il a sept ans — adore cette émission. Il serait le roi de sa classe si son père jouait dedans. Mais c’est Franck Sernam, un ami, qui joue le personnage principal, pas moi.
C’est qu’il a l’air vexé, le Brad Pitt de banlieue. La conversation devient intéressante, surtout avec Charles qui insiste :
— Comment ? Le Monsieur Loyal du Cirque Merveilleux, là, ce n’est pas vous ! Vous êtes sûr ? J’aurais bien cru pourtant. Pas vous, Gérard ? Vous ne trouvez pas que Monsieur ferait un Monsieur Loyal formidable ? me demande Charles en désignant l’acteur d’un petit coup de menton.
Je ne daigne pas répondre à cette question sans intérêt. De son côté, François Longchamp a beau se concentrer sur sa coupe de champagne, je sens bien qu’il est en train de chercher un prétexte pour s’éloigner de cet imbécile qui ne le reconnait pas, lui, la vedette. Mais Charles n’entend pas lâcher le morceau. Il insiste.
—Mais alors, si vous n’êtes pas le Monsieur Loyal de TF1, questionne-t-il en regardant son interlocuteur sous le nez, dans quels films peut-on vous voir en ce moment ?
— Mais enfin, cher Monsieur, pourquoi cette question puisque vous n’allez jamais au cinéma ? Enfin, disons quand même que l’année dernière, deux de mes films sont sortis presque en même temps, Les Disparus de la rue de Rennes, un film d’action et À Brûle-pourpoint, une comédie. Je dois dire qu’ils ont rencontré tous les deux un assez joli succès.
—Ah oui, oui, bien sûr… L’année dernière, c’est cela… Mais cette année, dites-moi… cette année, vous avez fait quelque chose ? demande Charles d’un air soupçonneux.
—Eh bien, cette année, je dois dire que… commence l’acteur, évasif, puis changeant radicalement de ton : Mais, dites-moi, Charles — c’est bien ça ? Charles ? — j’ai comme l’impression que vous êtes en train de vous foutre de ma gueule. Je me trompe ?
Pas si bête, le François Longchamp. Il avait enfin compris.
— Mais pas du tout, mon cher ami, pas du tout, je vous assure. Loin de moi une telle idée ! J’aime trop les acteurs. Je les admire et je les respecte, les acteurs. Le problème c’est qu’avec les acteurs, j’en suis resté à Raimu et à Michel Simon. Alors… Mais peut-être faites-vous de la télévision. Ah ! La télévision, ça, je regarde. Je suis un fou des séries, surtout des séries américaines, les Experts, les Sopranos. Vous n’auriez pas joué dans les Sopranos par hasard ?
Sans répondre, le comédien de tous les succès nous tourne le dos et se dirige vers le canapé pour s’asseoir entre ma femme et Renée qui vient de revenir de l’office.
7
Je me tourne vers Charles et, tout en le saluant de mon verre levé :
— Ah ça ! Bravo ! Vous l’avez bien mouché, le prétentieux !
— Moi ? Mais, pas du tout, voyons ! Qu’est-ce que vous allez chercher là ? me lance-t-il d’un ton hautain en me tournant le dos pour rejoindre le groupe du canapé.
Je reviens à ma contemplation des arbres de la place des Vosges. J’entends Renée qui renouvelle sa question : « Est-ce que quelqu’un a écouté le Président ? » Il semble que non : personne ne l’a écouté.
— J’aurais bien voulu, dit Charles, mais j’étais dans mon Uber avec de la musique techno à fond. Le chauffeur avait une tellement sale tête que je n’ai pas osé lui demander de passer sur France Inter. Vraiment…Uber ! Il y a du relâchement !
Et voilà Anne qui s’y met :
— Moi aussi, j’aurais bien voulu écouter, se plaint-elle. Ça peut être grave, quand même, ce qui se passe. Mais Gérald s’est lancé dans une interminable démonstration mathématique. Du coup, on n’a rien entendu. Et vous, François, vous avez écouté ?
— Moi, je m’en fous, répond-il.
Et il ajoute : « Complètement ! » C’est qu’il serait presque grossier, le Longchamp. C’est ça, le problème avec les acteurs : ils sont reçus dans le meilleur monde mais ils n’ont aucune éducation. Ce n’est pas entièrement de leur faute, il est vrai… ascension trop rapide ! Mais quand même ! Pourtant, loin d’être choquée, Anne lui adresse un sourire enjôleur.
— Oui, c’est vrai que vous ne risquez rien… vous encore êtes jeune, vous, dit-elle en insistant sur le second vous.
Mais elle en est pour ses frais : au lieu de la réplique galante qu’elle attendait, l’acteur dit froidement :
— Exact !
Ah, le goujat !
On sonne à nouveau. Renée pose sa coupe et se lève. Pour une fois, elle n’expliquera pas pourquoi c’est elle et non la bonne qui va ouvrir la porte. Dehors, il commence à pleuvoir. La Place des Vosges est déserte. C’est étrange, il est à peine neuf heures.
— … grave. Une petite demi-heure, c’est tout à fait pardonnable ! D’ailleurs, vous êtes tout pardonné ! Ah ! Ah ! D’autant plus que vous n’êtes pas le dernier. Non, non. Il nous manque encore un convive… enfin une convive… enfin, vous verrez bien.
C’est Renée qui revient au salon entrainant par la main un grand dadais au visage un peu mou. Avec sa coiffure floue, son jean trop large et sa veste en tweed, il fait plutôt démodé. Je trouve surtout qu’il dénote pas mal dans ce salon. Il aurait pu faire un effort pour s’habiller correctement. Peut-être pas comme l’autre zazou, mais quand même.
8
— Voici André. André est médecin. Je fais une présentation collective. Ensuite, vous vous débrouillerez sans moi pour faire plus ample connaissance ! Ah ! Ah ! André, voici Marcelle. Marcelle est une brillante femme politique, pleine d’avenir. Pour le moment, mais ce n’est qu’un début, elle est Maire d’Antony ! Vous connaissez ?
— Maire de Gentilly, Renée, pas d’Antony. Gentilly ! corrige Marcelle.
— Suis-je bête ! Je ne m’y ferai jamais. De Gentilly, bien sûr ! Et voici Anne, la charmante épouse de Gérald qui est là-bas près de la fenêtre.
Charmante épouse, tu parles ! Mais Renée poursuit :
— Gérald est courtier. Je n’ai jamais compris en quoi consistait son métier. Ah ! Ah !
La gourde ! Ce n’est pourtant pas faute de lui avoir expliqué !
— Gérald ! Ne reste donc pas tout le temps collé à cette fenêtre. La Place des Vosges est belle, c’est entendu, mais enfin, nous aussi ! Ah ! Ah ! Bon, ça, c’est Charles. Charles est écrivain. J’aime beaucoup ce qu’il fait. Et puis, voici François Longchamp, l’acteur. Vous le connaissez certainement ?
— Mais bien sûr, Monsieur Longchamp, tente de mondaniser le toubib. J’ai lu que vous sortiez bientôt un nouveau film ? Les Nouveaux pauvres, je crois. C’est pour quand ?
— Ç’a été reculé à fin septembre, répond Longchamp, aux anges. Commercialement parlant, c’est meilleur comme date de sortie. Mais dans deux mois, Canal+ commence une nouvelle série, Embrayages, où j’aurai un rôle récurrent…
Et il ajoute en se tournant vers Charles :
—… mais je jure que ce n’est pas moi qui joue Monsieur Loyal dans le Cirque Merveilleux !
— Pardon ? dit André
— Rien, rien. C’est sans importance, répond-il puis se tournant vers Renée : Dites-moi, chère hôtesse, on dine à quelle heure chez vous ? Parce que… Tiens ! On a sonné. Tout espoir n’est pas perdu ! On va peut-être pouvoir passer à table ! Ah ! Ah !
Mais quel butor, cet acteur ! Il a vraiment tout à apprendre ! Bon, c’est vrai qu’il a un peu raison, parce que je commence à avoir la dalle, moi aussi. Heureusement, Renée revient avec sa dernière invitée.
9
De taille moyenne, elle porte une ample blouse noire, un pantalon moulant noir qui s’arrête à mi mollet — je crois que ça s’appelle un legging, mais je n’y connais rien — et de grosses chaussures noires du genre Rangers avec une énorme semelle débordante jaune. Ses cheveux très noirs, coiffés à la Play-Mobil, encadrent un visage très pâle. Ses lèvres minces ne portent aucun maquillage. Elle n’a pas de sac mais elle serre dans sa main gauche un gros portefeuille noir et un iPhone arc en ciel presque aussi gros. Porté en sautoir, ce qui ressemble à une chaine de vélo en or pend à son cou. Mais ce qui frappe chez elle, ce n’est pas la chaine de vélo ni les invraisemblables semelles de ses Rangers, c’est que, d’où qu’on la regarde, chez elle, tout est rond : son crâne, son visage, ses yeux, son nez, mais aussi ses épaules, son buste… La blouse qui tombe toute droite à partir de sa poitrine a du mal à dissimuler la rondeur impressionnante de son ventre. Quant au pantalon, il ne cache rien de la forme callipyge de ses cuisses et de ses mollets. On dirait un personnage de manga japonais qui aurait été dessiné avec un compas. Il doit y avoir déjà quelques temps déjà qu’elle a dépassé le quintal.
—Et voici Christiane, claironne Renée, triomphale. Nous allons pouvoir passer à table. Il faut lui pardonner son retard, explique Renée tout sourire. La pauvre m’expliquait dans l’entrée qu’elle avait eu un problème de dernière minute pour faire garder son fils Marc-Antoine.
—Pas mon fils, mon chien… Marc-Antoine. Je n’ai pas d’enfant, Dieu merci !
—Marc-Antoine ? C’est un chien ? demande Renée, stupéfaite. J’ai toujours cru…
—Un Koochie d’Afghanistan, l’interrompt Christiane. Quatre-vingt kilos, quatre-vingt-dix centimètres à l’encolure… une bête splendide. Il vous tue un mouton en moins de trois secondes… il déteste les moutons.
—Mon Dieu ! s’exclame Anne malgré son athéisme intransigeant.
—Il n’aime pas beaucoup les gens non plus, poursuit Christiane. C’est pour ça que j’ai du mal à trouver quelqu’un pour garder Marc-Antoine quand je sors le soir.
—Mais vous ne pouvez pas le laisser seul ? demande Marcelle.
— Impossible ! Marc-Antoine ne supporte pas la solitude. Ça le rend neurasthénique. Après, j’en ai pour deux jours à lui remonter le moral.
— Même si vous lui apportez un mouton ? demande Marcelle avec une petite pointe d’ironie.
Christiane ne semble pas apprécier.
— Bien ! dit Renée qui désire couper court au malaise naissant. Christiane, je crois que vous ne connaissez personne, ce soir ? Alors, dans le désordre, laissez-moi vous présenter Marcelle, maire de Gentilly, c’est bien ça, Marcelle ? Ah ! Ah ! André qui est médecin, François Longchamp, que vous connaissez surement, et mon vieil ami Charles. Charles écrit. J’aime beaucoup ce qu’il fait. Et là-bas, près de la fenêtre, Gérald, courtier en je ne sais pas quoi, Ah ! Ah ! et enfin Anne, sa charmante épouse.
Pendant ce tour de salon, Christiane s’est contentée de hocher la tête en direction de chacune des personnes qu’on lui présentait.
— Christiane, continue Renée d’un ton enjoué, voudrais-tu expliquer à mes amis ce que tu fais dans la vie.
— Eh bien, disons que je suis créatrice chez Cottard. Voilà, c’est tout.
—Cottard ? Mais c’est du haut de gamme, ça, il me semble bien, dis-je en me rapprochant du centre de la pièce. Et, créatrice chez Cottard, c’est un bon job, ça ?
Aujourd’hui, tout le monde dit « job ». Je trouve ça ridicule… mais il a bien fallu que je m’y mette. Alors, je dis « job ».
— C’est intéressant, répond la grosse, négligemment.
— Mon pauvre Gérald ! s’apitoie Renée. Tu ne vois pas que Christiane te fait marcher. Évidemment, tu es un homme et tu ne connais pas grand-chose à la mode. Je suis certaine que Marcelle et Anne ont déjà compris que Christiane, c’est Kris Wu, la plus en vogue des créatrices de mode depuis dix ans.
Et bien sûr, voilà Anne qui embraye aussitôt :
— Excusez-le Christiane. L’art de la mode et, je dois dire, l’art en général sont des notions qui échappent totalement à Gérald. Tout ce qu’il sait de la Maison Cottard, c’est probablement son chiffre d’affaires et le nom de son assureur. Ainsi, Kris Wu, c’est vous ?
— C’est moi, répond Christiane platement.
À ce moment, j’entends Charles qui me murmure à l’oreille : « en chair et en os… »
Par chance, quand j’entends cette vanne, je suis en train de boire une gorgée de whisky et j’arrive à dissimuler mon éclat de rire derrière une toux irrépressible.
— Excusez-moi ! J’ai fait une fausse route, dis-je des larmes plein les yeux
— C’est ça, continue Charles à voix basse, et elle, c’est une fausse maigre.
J’explose à nouveau et je retourne à ma fenêtre en toussant, plié en deux.
— Ça ne va pas, Gérard ? me demande Charles. Vous avez besoin d’un médecin ? Vous savez, une fausse route ça peut être dangereux. N’est-ce pas André ?
De son côté, l’acteur reprend la conversation.
— Tout le monde a entendu parler de Kris Wu, la reine de la mode, mais c’est curieux, je ne vous imaginais pas comme ça, dit-il en s’adressant au poussah.
— Et comment me voyiez-vous donc ? demande Christiane sur un ton de défi.
Longchamp hésite, embarrassé. Il a dû se rendre compte du piège où il allait tomber.
— Je ne sais pas, moi ; plus… moins… bredouille-t-il
Moins grosse, c’est évident. C’est bien ça que tu penses, crétin, moins grosse… Comment peut-on être dans la mode féminine et être aussi grosse ? Tu vas le dire, bougre d’andouille, qu’on rigole un peu. Grosse ! Grosse ! Grosse ! Allez, dis-le ! Un petit effort !
— Moins quoi ? Plus quoi ? Dites-le donc, insiste l’énorme.
—Plus asiatique, voilà ! explose l’imbécile, soulagé. Plus asiatique, c’est ça ! Wu, c’est asiatique, non ? demande Longchamp, tout heureux de s’être sorti du piège.
— C’est chinois, de la province de Gansu, répond froidement la grosse Kris.
— Et vous êtes de là-bas ?
Mais Renée qui commence à trouver que tout ça risque de mal tourner, empêche la créatrice de répondre en intervenant.
— Écoutez, mes chéris ! Françoise vient de me faire signe : il est temps de passer à table. Allons-y, voulez-vous.
Sur ce, elle s’envole vers la pièce voisine et d’un geste large elle ouvre sa porte à deux battants. Puis, dans un froufrou joyeux, elle pénètre dans la salle à manger. Je pense qu’à cet instant, Renée se prend pour la Dame aux Camélias, sans la tuberculose, bien entendu. Il est neuf heures et demi et je crève la dalle.
10
Françoise vient de finir le service du foie gras. On a à peine le temps de l’entamer, et voilà que, depuis son bout de table, Renée relance le sujet de l’épidémie.
— Maintenant que nous sommes tous là, ne me dites pas que personne ici n’a écouté ce pauvre Président, quand même. Kris, vous l’avez écouté, vous ?
— Oui, bien sûr, mais le début seulement, lui répond Kris de l’autre extrémité de la table. Mon taxi m’attendait en bas.
— Alors ? C’est grave ? demande Anne, inquiète.
— Eh bien, à mon avis, ils ne savent pas trop à quoi s’en tenir encore, mais ce qui est sûr, c’est qu’en Chine, en Corée, à Singapour, ils ont pris des mesures drastiques. En Italie, ça commence à exploser, en Espagne aussi. Pour la France, ce n’est pas encore bien clair. J’ai l’impression qu’avec ce discours un peu flou, on a voulu nous préparer à des choses graves, des mesures lourdes. Ça m’a l’air tout à fait sérieux.
— Vraiment ? intervient Charles qui est placé à côté d’elle. Pourtant un ami bien informé me disait récemment, je le cite, que c’était juste une petite grippette, qu’on faisait encore tout un foin pour pas grand-chose et que dans quelques jours, on n’en parlerait plus.
— Eh bien, vous direz à votre ami qu’il est un imbécile. Les Chinois n’ont pas confiné soixante millions de personnes juste pour leur faire prendre des vacances.
— Vous entendez, Gérald ? demande innocemment cette ordure de Charles en se penchant vers moi. Votre voisine pense que vous êtes un imbécile. Qu’est-ce que vous en dites ?
—Ah ? C’est vous, l’ami bien informé ? dit la grosse.
Pas gênée pour deux sous, elle me regarde d’un air de défi. Les autres, fourchette en l’air, attendent que je réagisse à l’insulte. Mais j’ai l’habitude de ce genre de situation et, olympien, je dis calmement :
— Chère Madame, tout d’abord, vous pensez ce que vous voulez, mais rien ne m’empêchera de croire que vous dites cela parce que vous êtes chinoise, ou d’origine. Ensuite…
Mais elle m’interrompt :
— Je suis née à Argenteuil, Monsieur, d’une mère bordelaise et d’un père polonais. Il s’appelait Wudarski. D’où le nom de scène que j’ai choisi : Wu. Dans mon métier, les noms d’extrême orient se portent mieux. C’est ce qui a dû vous tromper. C’est excusable. Mais à part ça, je n’ai rien de chinois.
— Peu importe, dis-je, balayant cet argument. De toute façon, on sait bien que chaque année à la même époque, il y a une nouvelle grippe qui arrive. Elle fait quelques milliers de morts, pour la plupart des vieux, et tout rentre dans l’ordre au printemps. En fait, si on fait tout ce tintouin, c’est pour faire oublier la crise. On n’est quand même qu’à deux semaines des élections. C’est élémentaire. Il suffit de réfléchir un peu pour s’en apercevoir.
Et vlan ! Réfléchis un peu, ma cocotte ! Toute la table s’est maintenant tournée vers elle pour assister à sa déconfiture. Mais la grosse vache ne s’avoue pas vaincue.
—Dites-moi, est-ce que vous connaissez la Chine ? me demande-t-elle.
Attention ! Question piège ! Je réfléchis à toute allure, puis je réponds prudemment, mi-figue, mi-raisin :
— Un peu…
Ma réponse est destinée à laisser planer le doute : si je connais bien la Chine, mon « un peu » est un euphémisme mondain, si je ne la connais qu’un tout petit peu, ma réponse est honnête ! Subtil, non ?
— Un peu ? Vous êtes allé là-bas ?
— Non, mais j’ai un ami qui y est allé l’année dernière. Et puis j’ai lu Peyrefitte, quand même !
— Ah oui ! « Quand la Chine s’éveillera ». Soyons sérieux, cher Monsieur ! Peyrefitte, c’était il y a cinquante ans ! La Chine n’a plus grand chose à voir avec ce qu’elle était à cette époque. Écoutez, je connais pas mal la Chine et surtout les Chinois. Je vais là-bas quatre fois par an, j’ai des contacts avec des artistes, des industriels, des ministres. J’ai même rencontré la femme de Xi-jin-Ping, et je peux vous dire que s’ils ont pris la décision d’arrêter un bon tiers du pays, ce n’est pas juste par précaution. Ce qui se passe là-bas doit être grave. Le problème, c’est qu’ils ne l’avoueront pas tout de suite, et même probablement jamais.
Elle est bientôt finie, sa petite conférence ? Non mais, sans blague, je ne vais pas me laisser impressionner par une modiste ! Je vais la pulvériser.
— N’empêche que ça arrange bien le gouvernement…, dis-je d’un air entendu.
11
Sidérée par ma répartie sans appel, la table a replongé le nez dans son assiette, tandis que la fausse chinoise me regarde en haussant les épaules. À l’autre bout de la table, je vois Anne qui me regarde en soupirant et en secouant la tête de droite à gauche. Est-ce pour me faire comprendre qu’elle aussi, elle trouve cette pauvre Kris bien naïve ? Ça doit être ça, c’est surement ça. C’est bon de se sentir soutenu par sa chère et tendre. C’est rare, mais c’est bon. Mais je ne veux pas écraser mon adversaire, alors, avec élégance, je change de conversation. Justement Françoise repasse avec l’entrée.
— Il est vraiment très bon, votre foie gras, Renée, dis-je en me resservant.
Marcelle reprend la balle au bond :
— Vraiment excellent. C’est vous qui l’avez préparé ?
— Une merveille, ma chérie, confirme Anne.
Et s’engage alors entre les trois femmes une conversation décousue sur les différentes variétés de foie gras, les façons de le préparer, de le présenter… Passionnant ! Quant à la mère Wu, elle s’est tournée ostensiblement vers Charles, si bien que je ne vois plus que son large dos. Elle a dû lui demander quelque chose d’aussi subtil que « Alors comme ça, vous écrivez ? » Du coup, il s’est lancé dans un exposé détaillé de sa carrière, « La vie et l’œuvre de Charles Langlois par lui-même » ! C’est drôle comme jamais personne ne me demande de raconter la mienne, de carrière. J’en aurais pourtant des choses à dire ; sur la réalité du courtage, par exemple ; parce qu’être courtier, ce n’est pas du tout ce qu’on croit. Mais personne ne demande jamais. Quant à Charles il raconte modestement sa montée à Paris, ses débuts comme pigiste à l’Aurore, les chambres de bonne, la vache enragée, les premiers poèmes, puis un premier roman, « La Quille », refusé partout, le retour piteux à Toulon, les petits boulots pour survivre. Ce qu’il raconte est tellement cliché que c’en est écœurant. Mais ça a quand même l’air d’intéresser sa voisine. Sans s’exclamer à tout bout de champ comme le ferait n’importe quelle pimbêche, elle parait écouter attentivement ; de temps en temps, elle demande une précision, elle rit brièvement, et l’autre, ravi, en rajoute. Ma parole, elle lui fait du gringue, à l’écrivain ! Et elle redemande de l’anecdote littéraire, des sources d’inspiration et de l’angoisse de la page blanche… Incroyable ! Enfin, si Charles veut se faire le Sumo, je le lui laisse. Et voilà qu’Anne qui a fini de parler cuisine s’intéresse à son tour à l’histoire de l’écrivain maudit. De leur côté, Renée et le médecin sont entrés dans une discussion à mi-voix, tandis que François fait des efforts pour s’intéresser à la vie quotidienne d’un maire de banlieue.
Comme je ne trouve d’occasion de m’immiscer dans aucune de ces conversations, j’écoute Charles continuer son épopée tout en affectant d’être plongé dans des pensées d’un ordre supérieur. Pour ça aussi, j’ai une méthode : je découpe soigneusement un morceau de foie-gras, ou de saumon, ou d’asperge, ça dépend du diner, je le porte lentement à ma bouche et je le mastique distraitement, longuement, en fixant d’un œil vague un point situé trente centimètres au-dessus de la tête de mon voisin d’en face, en l’occurrence, Charles. Comme ça, les gens peuvent imaginer que j’ai des pensées supérieures ou alors que je déguste attentivement le hors d’œuvre. C’est comme ils veulent.
Charles a changé de ton. De la modestie à la limite du misérabilisme, il est passé à l’humour pour raconter sa réussite : son deuxième roman, « Le Bosco », trois ans d’écriture, la plupart du temps la nuit dans sa camionnette de vigile sur le parking du Carrefour de Hyères, l’envoi à dix-huit maisons d’édition, les refus automatiques, ou les aimables regrets, et puis, un an plus tard, le coup de fil d’un éditeur, le prix du premier roman, le tourbillon du succès, Paris à nouveau…
—C’était il y a trente ans, soupire Charles mélancoliquement, trente ans !
J’avais bien vu que, depuis quelques minutes, tout en écoutant Renée lui débiter tout ce qu’elle pouvait savoir sur le cinéma, Longchamp cherchait à suivre en même temps la conversation de Charles. C’est au moment où Charles pousse son soupir mélancolique qu’il intervient :
— Ah ! Le Bosco ! C’est vous qui avez écrit Le Bosco ! Ah, mais je ne savais pas. Je l’ai lu quand j’étais gamin, vous savez. J’avais adoré. Les cargos, les Indes, les tempêtes… formidable.
—Oui, dit Charles, ravi. J’avais moi-même éprouvé beaucoup de plaisir à l’écrire.
—Mais dites-moi, Charles, poursuit le comédien, je crois me souvenir qu’il y a deux ou trois ans, on disait que la Fondation Joseph Conrad vous avait intenté un procès, justement à propos du Bosco.
Tiens donc, Conrad ! Il y aurait du plagiat dans l’air ? Il commence à me plaire, le François.
— Oh là là ! Mais cette histoire remonte à plus de cinq ans, répond Charles d’un air amusé. Vous savez, c’est totalement infondé. Quelques similitudes seulement avec La Ligne d’ombre… le hasard, un pur produit du hasard. Vous savez, quand on raconte des histoires de marin dans les mers de Chine, il y a forcément des rencontres littéraires. Mais je peux vous assurer que je n’ai jamais rencontré Conrad. Je le regrette, d’ailleurs. Ah ! Ah !
Ah ! Ah ! C’est ça, oui ! Ah ! Ah ! Il a l’air bien embêté quand même, le grand écrivain. Depuis le temps que je n’ai rien dit, je trouve que c’est le moment de mettre mon grain de sel :
— D’ailleurs, vous avez gagné le procès, non ?
— Pas encore, pas encore. Vous savez, les procès qui touchent à la propriété intellectuelle sont extrêmement longs. Je vais gagner, dans deux ans, dans trois, mais je suis certain de gagner. Voyez-vous, je suis sûr de ma bonne foi, j’ai ma conscience pour moi et j’ai toute confiance en la justice de mon pays.
Ben voyons ! Moi, c’est quand un type me dit qu’il a confiance dans la justice de son pays que je commence à douter de lui. Mais Conrad, je ne connais pas bien, j’en ai juste entendu parler, alors je préfère me taire. Mais Longchamp reprend le flambeau :
—La Ligne d’ombre, vous dites… Il me semblait pourtant que les journaux avaient parlé d’extraits de plusieurs romans de Conrad carrément insérés dans votre Bosco… La ligne d’ombre, mais aussi Typhon, La Folie de je ne sais plus qui…
Ça m’amuse d’en rajouter un peu aussi :
— Ah oui, Typhon ! Je crois bien que j’avais lu ça quelque part, moi aussi.
Depuis que François l’avait laissée toute seule avec son histoire du cinéma pour se mettre à titiller Charles, Renée n’avait pu qu’assister à ce qui allait bientôt tourner à la franche engueulade. Pour tenter d’enrayer la machine infernale qui risquait de faire exploser sa soirée, il fallait qu’elle intervienne, et vite.
— Écoute, Gérald, me dit-elle d’un ton excédé, je connais Charles depuis plus de dix ans. Alors s’il te dit qu’il n’y a rien de fondé dans tout ça, il faut le croire. Je ne vois pas pourquoi tu insistes comme ça. C’est ridicule, à la fin !
Et voilà ! C’est à moi qu’elle s’en prend, comme par hasard. C’est le bellâtre qui a commencé et c’est moi qui me fais engueuler. Ça me rend dingue, moi, ce genre de truc. Alors, j’éclate :
—Ah ben, ça alors ! Mais ce n’est pas moi qui…
12
Mais Renée s’est déjà retournée vers André à la recherche d’un autre sujet de conversation :
— Dites-moi, André, vous qui êtes médecin, que pensez-vous de ces nouveaux systèmes de prise de rendez-vous par Internet ? Est-ce que c’est pratique ? Moi, je n’aimerais pas ça. On ne peut plus parler à son médecin, pas même à sa secrétaire ! Vous ne trouvez-pas que ça déshumanise la médecine ?
DoctoNet, elle veut parler de DoctoNet. Pauvre Renée ! C’est tout ce qu’elle a trouvé comme sujet ? Si elle savait ce qu’on s’en fout de DoctoNet ! Le médecin va répondre, mais Marcelle lui coupe la parole :
— Je l’ai expérimenté à titre personnel. J’ai trouvé ça très pratique. Évidemment, en tant que Maire c’est un peu différent. Dans ma commune — Gentilly, Renée, Gentilly — il y a beaucoup de gens qui n’ont pas Internet, et puis il y a beaucoup de Seniors qui ne savent pas s’en servir. Mais globalement, je trouve que c’est un progrès.
— Moi, je trouve que c’est un moyen de plus pour nous pister, pour savoir qui on consulte, combien de fois, quand, et probablement aussi pourquoi.
C’est Longchamp qui vient de sortir ça. Ça m’étonne de lui. J’aurais juré qu’il était de gauche, plutôt favorable à tous ces trucs modernes. Moi qui suis plutôt à droite, voilà qu’il est d’accord avec moi. J’ai bien envie de donner aussi mon avis :
— Écoutez, je vais vous parler franchement. J’ai fait un essai avec DoctoNet. Je me sentais un peu patraque… C’était vendredi dernier… non, jeudi… enfin… pas plus tard que la semaine dernière, tu te souviens Anne ? Je t’en avais parlé, eh bien…
— Gérald, m’interrompt Anne, si tu laissais répondre le docteur ? Il me semble que c’est à lui que Renée avait posé la question. Docteur… ? dit-elle en se tournant vers André pour lui passer la parole.
—En fait, je ne suis pas vraiment concerné : je n’exerce la médecine ni en ville ni à l’hôpital. Je travaille au Centre de Recherche des Laboratoires Schmurtz à Jouy en Josas.
— Mais c’est très intéressant ça, dit Marcelle. Vous savez surement que ma commune abrite l’entrepôt Schmurtz pour la moitié nord de la France. J’adore leur taxe professionnelle, ah ! ah ! Mais dites-moi, plus sérieusement, vous travaillez sur les virus ?
— Plus ou moins, oui.
— Comment ça, plus ou moins ?
— Je n’ai pas le droit de parler de mes recherches.
— Mais votre plus ou moins, ça veut dire que vous travaillez sur les virus, non ?
— Plus ou moins. Vous savez, à Jouy, tout le monde travaille sur les virus, plus ou moins.
— Surtout depuis quelques semaines ?
— Surtout.
Je le trouve un peu trop laconique pour être honnête, le toubib. Il va falloir qu’il nous en dise plus. Je vais le cuisiner un peu. On va voir ce qu’on va voir.
— Allons, Docteur, nous sommes entre nous ! Vous pouvez parler, nous saurons garder le silence. N’est-ce pas, mes amis, que nous saurons garder le silence ?
Et la table approuve, à l’exception d’Anne et de la Chinoise, bien sûr, puisque l’initiative vient de moi.
— Désolé, mais j’ai signé un engagement de confidentialité draconien. Je ne peux vraiment pas…
Mais Longchamp l’interrompt méchamment :
— Bon, ça va comme ça, Docteur. Tout le monde sait que les labos du Big Pharma travaillent dans l’ombre et qu’ils disposent déjà des médicaments ou des vaccins pour soigner ce nouveau truc. On peut même se demander s’ils ne l’ont pas créé. Mais, bien sûr, ils attendent le meilleur moment pour révéler leur découverte, et le meilleur moment c’est… devinez ? Non, vraiment, vous ne voyez pas ? Eh bien, c’est quand ce sera la panique totale et qu’on sera prêt à payer n’importe quoi. Tout le monde sait ça !
— Tout le monde ? demande calmement le médecin. Qui ça, tout le monde ?
— Eh bien, mais tous ceux qui savent s’informer, les gens que je rencontre, ceux avec qui je parle, tout le monde, quoi ! Enfin, c’est évident. C’est même démontré. Tout ça c’est prévu, calculé, organisé. J’ai lu un article très intéressant là-dessus, hier sur internet. C’était signé d’un chercheur anonyme de chez H.H.H., il donnait les preuves et tout et tout… Ne soyez donc pas si naïf, docteur !
André pose ses couverts et d’un ton accablé, il soupire :
—Signé d’un chercheur anonyme ! Arrêtez-donc de dire des âneries. Vous ne connaissez rien au sujet et vous ne faites que répéter les théories complotistes que vous trouvez sur les sites d’extrême droite.
— Non, Monsieur ; je suis de gauche, moi monsieur, de gauche ! Je suis abonné à Libération et à Mediapart.
— Ah, excusez-moi : je voulais dire « que vous trouvez sur les sites d’extrême droite et d’extrême gauche ». C’est triste !
— Mais non, docteur, ce qui est triste, c’est votre aveuglement. A moins que ce ne soit de la complicité…
— Vous êtes un crétin, Monsieur Longchamp. De la complicité ! Mais c’est honteux de dire des choses comme ça. De la complicité ! Et grassement payée, sans doute ?
— Ce n’est pas moi qui le dis…, rétorque l’acteur, content de lui.
— Savez-vous combien je gagne par an après huit années d’études et six ans de carrière ? Non ? Eh bien, en un an, Monsieur, moins que vous en deux jours pour tourner une publicité merdique pour des vérandas à la con. Excusez ma grossièreté, Renée, mais ce genre de théorie me rend dingue !
Renée fait une petite moue pour signifier qu’elle comprend l’exaspération du médecin, mais Longchamp continue sur sa lancée :
—Vous êtes peut-être mal payé officiellement, mais qui me dit que Schmurtz n’est pas en train de vous constituer un gentil petit capital aux iles Caïmans ou dans un autre paradis fiscal que ce genre de boite affectionne ? Parce qu’il parait que c’est courant !
Le médecin est devenu tout pâle. Il prend une grande respiration, pose ses couverts et sa serviette sur la table, et tout en repoussant sa chaise pour se lever, il s’adresse à Renée :
—Je suis désolé, Renée, mais je vais devoir quitter la table. C’est mal élevé, je le reconnais, mais je préfère ça plutôt que d’avoir à défendre mon métier devant ce monsieur ou à lui casser la figure.
— C’est ça, docteur, quittez la table, refusez le débat, ironise Longchamp. Je vous comprends, si j’avais aussi peu d’arguments, je ferais la même chose.
Putain ! Mais c’est passionnant ce diner. Ah là, pour une fois, je ne regrette pas d’être venu. Mais Renée s’est mise à taper sur son verre avec son couteau.
— Messieurs, s’il vous plait… s’il vous plait. Monsieur Longchamp, je crois que vous êtes allé un peu loin et il serait bon que vous vous excusiez. Quant à vous, Docteur, je vous demande expressément de vous rasseoir et d’accepter ces excuses. Comme ça, nous pourrons tous passer à autre chose. François, voulez-vous… ? Je vous en prie !…
— Mais enfin ! C’est quand même bien lui qui a commencé par me traiter de crétin… se plaint Longchamp.
— François… J’insiste …
— Bon d’accord, d’accord… Je suis allé un peu loin avec ce mot de complicité, André. Je suis désolé, voilà.
Renée se tourne vers le médecin :
— André ?
Mais André qui était resté debout pendant tout ce temps quitte la table et se dirige vers le salon en maugréant dans sa barbe.
— Rien à foutre, des excuses de ce connard …
Au moment de sortir de la salle à manger, il va pour claquer la porte, mais Renée qui l’a suivi passe au salon derrière lui en nous lançant un regard contrit.
— Continuez sans moi, je reviens dans un instant, dit-elle en refermant doucement la porte.
13
Un silence gêné s’est établi autour de la table. Les invités s’absorbent dans la contemplation de leur assiette ou affectent de déguster longuement le Château La Dominique qu’on leur a servi après le Sauternes qui accompagnait le foie gras. Longchamp doit se sentir quand même un peu crasseux car c’est lui qui parle le premier pour quémander l’approbation de l’assistance.
— Vous avez vu ? demande-t-il en jetant un regard circulaire sur les invités. On ne peut pas discuter avec ces gens-là ; ils montent tout de suite sur leurs grands chevaux. Ça prouve bien qu’ils ont quelque chose à cacher, vous ne trouvez pas ?
— C’est dommage qu’André soit parti, parce que c’est un sujet intéressant.
C’est Marcelle, la Maire de Gentilly, qui vient de parler. Elle a dit ça calmement, affectant de découper encore en plus petit la dernière des minuscules tomates qui accompagnaient l’épaule d’agneau en croute qui a été servie pendant l’échauffourée. Longchamp s’agite un peu sur sa chaise, tout content de trouver un soutien dans l’assistance.
— Ah ! dit-il, eh bien, ça fait plaisir de voir qu’il y a encore des gens à qui on ne la fait pas.
Mais la Maire continue :
— C’est vrai qu’on a connu quelques gros scandales avec des laboratoires pharmaceutiques. Récemment, il y a eu le Mediator, avec Servier, et le Vioxx avec Merck, et puis la Thalidomide dans les années 50, je crois, un énorme scandale.
—Vous voyez que ce n’est pas nouveau ! approuve Longchamp
— Ce n’est pas nouveau, c’est vrai, poursuit Marcelle, et puisque ça s’est produit par le passé, on est en droit de se demander si nous ne sommes pas en train de vivre encore un de ces scandales.
— Je ne vous le fais pas dire…
Marcelle, toujours concentrée sur sa petite tomate, semble ne pas entendre les approbations de l’acteur. On dirait qu’elle déroule sa pensée comme dans une démonstration rigoureuse. Puis, tournant lentement son regard vers Longchamp, elle prononce ce qui pourrait être le résumé de sa réflexion :
— En somme, vous pensez… non, vous affirmez que les laboratoires Schmurtz ont déjà trouvé la parade contre ce nouveau virus chinois.
Je commence à me demander si la bonne dame de Gentilly n’est pas en train de préparer quelque chose. Mon petit François, si je n’étais que toi, comme me disait mon père, je commencerais à faire attention à ce que je vais dire. D’ailleurs, on dirait bien qu’il m’a entendu :
— Attention, je n’ai pas dit Schmurtz spécifiquement, répond Longchamp, mais tous les grands labos, c’est connu.
— Tous les grands labos, c’est connu… donc Schmurtz, insiste-t-elle.
— Enfin, disons la plupart des grands labos, dit Longchamp plus prudemment. Mais je ne comprends pas où vous voulez en venir. Vous avez des intérêts, des parents, des amis chez Schmurtz ?
Ce n’est pas une accusation directe, mais ça y ressemble un peu quand même. Marcelle reste impassible et répond très aimablement, mais moi à qui rien n’échappe, j’ai bien vu que son regard s’était durci.
— À part la très jolie taxe professionnelle qu’il versent à ma commune, non ! Aucun lien ! C’est d’ailleurs mon prédécesseur à la Mairie qui avait délivré le permis de construire leur entrepôt. Si vous soupçonnez des pots de vin, c’est à lui qu’il faudra vous adresser, mon cher. Mais je ne crois pas que ce soit ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas ?
Un peu gêné par l’audace de sa question et devant la sérénité de la réponse, le bonhomme est tout heureux de saisir le rameau d’olivier qui lui est présenté.
— Mais pas du tout, bien sûr, pas du tout, vous pensez ! se défend-il.
Marcelle n’entend pourtant pas le lâcher. J’ai même l’impression qu’elle commence à s’amuser. Elle pousse un peu plus loin :
— Pourtant, il parait que ça se fait aussi beaucoup, la prévarication municipale, les emplois fictifs, les corruptions de fonctionnaires, les retours sur marchés publics, le pourrissement du personnel politique. C’est bien connu, ça aussi. Les réseaux sociaux, les gens bien informés ne parlent que de ça ! Vous êtes surement au courant ?
C’est de plus en plus intéressant et les autres invités l’ont bien senti, qui regardent alternativement Marcelle et François comme ils regarderaient les joueurs d’un match de tennis, simple mixte s’entend. Le comédien a fini par comprendre ce qu’il se passe, mais il ne voit pas comment se sortir du piège.
— Oui, mais ce n’est pas pareil… enfin si c’est pareil, bredouille-t-il. Mais c’est moins grave… enfin c’est grave quand même, mais c’est moins grave ; ce n’est qu’une histoire de fric… là, on ne joue pas avec la santé des gens…
— Parce que faire construire un hôpital pour une fois et demi le prix correct, ce n’est pas jouer avec la santé des gens ?
Elle est sans pitié, la bonne femme ; elle est en train de l’écrabouiller, le gauchiste.
— Euh, ben oui, dans ces conditions, oui, bien sûr…
Longchamp est à bout de force, en nage, il suffoque, il est sur le point de se noyer. Ah ! Mais c’est qu’elle est très chouette, cette soirée ! C’est maintenant qu’il faut lui mettre la tête sous l’eau, lui porter le coup final, lui flanquer la baffe définitive. Allez ! Vas-y cocotte ! On est avec toi ! Mais au dernier moment, voilà qu’elle tergiverse.
— Bon, vous n’avez pas l’air très fixé. Mais laissons ce sujet. Revenons aux laboratoires pharmaceutiques. Vous dites donc qu’ils ont, ou plutôt que la plupart d’entre eux ont déjà la solution à ce nouveau virus. D’abord, cette solution, qu’est-ce que c’est ? Un médicament curatif ou un vaccin ?
— Un vaccin, bien sûr !
On sent l’improvisation de la réponse. Visiblement, il n’est sûr de rien, l’imbécile, mais il faut bien qu’il se lance, qu’il arrête d’hésiter. Alors c’est « un vaccin, bien sûr ! ».
— C’est très étonnant ce que vous dites, car il faut normalement un minimum de douze mois pour développer un vaccin, c’est du moins ce que dit l’Institut Pasteur. Or ce virus-là, il n’y a que trois ou quatre mois qu’il est apparu. Comment pourrait-on avoir trouvé le vaccin en si peu de temps. Ça parait impossible.
— Sauf si ce sont ces mêmes labos qui ont créé le virus, dit Longchamp d’un air finaud.
François Longchamp semble reprendre un peu de poil de la bête, mais il finit quand même par concéder qu’après tout ce n’est peut-être pas un vaccin. Ça doit être un médicament. Maintenant il dit qu’il se souvient, que c’est bien un médicament pour soigner les gens atteints par le virus.
—Vous êtes sûr ? demande Marcelle avec un petit sourire ironique.
—Pratiquement, répond-il, aimable. Mais vous savez, je ne suis pas du tout un spécialiste. Et puis, médicament ou vaccin, ça ne change rien à la question. Le problème, c’est qu’ils l’ont, ce remède ou ce vaccin. Et qu’ils attendent des jours meilleurs pour le sortir.
— Et vous avez des preuves de tout ça ?
— Eh bien, pas moi personnellement, mais beaucoup de chercheurs, de médecins en ont et ils le disent. Il y a des articles qui ne parlent que de ça, tous les jours, je vous assure, dit-il de plus en plus sûr de lui.
— Mais dites-moi, quels chercheurs, quels médecins, quels articles précisément ? Moi, je lis chaque jour Libération, Le Figaro, le Monde et Les Échos — c’est mon métier qui veut ça — sans parler des hebdomadaires et je n’y ai jamais rien lu de pareil.
— Dans ces journaux-là, ce n’est pas vraiment étonnant, remarque-t-il d’un ton moqueur.
— Ah oui ! J’oubliais : ils font partie du complot… Mais alors, que faut-il lire ? Qui faut-il croire ? Les sites qui racontent que l’homme n’a jamais été sur la Lune, ou ceux qui affirment que l’État est aux mains des Illuminati pédophiles ? C’est cela que vous lisez ?
—Non, bien sûr, mais souvent, j’ai des amis qui font suivre des informations sur Facebook et qui dénoncent des choses graves.
— Tiens donc ! Ils les font suivre ! Et ils donnent des preuves ? Et vous les avez vues, ces preuves ?
— Non, pas moi, mais ces amis oui, bien sûr, ils les ont vues…
— Ou bien ils ont eux-mêmes un ami qui les a vues ! Ou un ami d’ami bien placé qui les a vues… Soyons sérieux, voulez-vous. Vous seriez bien en peine de fournir la moindre preuve, avouez-le.
— Mais réfléchissez un peu, quand même. Ce sont des arrangements entre organisations très puissantes, les laboratoires, les ministères, ça remonte aux plus hauts échelons de l’État. Vous pensez bien que ces gens-là ont les moyens de dissimuler les preuves, ou même de les faire disparaitre. C’est pour cela qu’on a toutes les peines du monde à en avoir. Ce n’est pas bizarre ça, quand même ?
— Vous êtes en train de me dire que l’absence de preuve de l’existence d’un complot est la preuve même de son existence, en quelque sorte.
— En tout cas, c’est un indice. Et puis, puisque vous êtes si maline, prouvez-moi donc qu’il n’y a pas d’entente entre les laboratoires, pas de complot comme vous dites. Prouvez-moi que ce que je dis est faux.
— Comment voulez-vous… ?
— Ah ! Vous voyez-bien, dit François, triomphant. Vous ne pouvez pas le prouver ! C.Q.F.D. !
— Calmons-nous, voulez-vous. Vous me demandez de prouver qu’il n’y a pas de complot des grands laboratoires pour retarder la mise à disposition du remède. C’est bien cela ? Eh bien, nous sommes dans la même situation que celle où vous affirmeriez que le monstre du Lochness existe et où vous me demanderiez d’apporter la preuve qu’il n’existe pas. Mais, bon sang de bois, en réfléchissant cinq minutes, n’importe qui peut comprendre qu’il est impossible de prouver que quelque chose n’existe pas. C’est quand même à vous qui affirmez l’existence d’une chose extraordinaire de prouver son existence.
— J’en viens à croire que vous êtes complice…, susurre l’acteur.
— Et voilà ! On y est ! Je suis complice ! Comme notre ami médecin, comme tous ceux qui refusent de croire que le monde n’est qu’un vaste complot ! C’est désespérant, vous savez ! J’abandonne !
Il y a déjà quelques minutes que Renée et son médecin favori sont revenus du salon. Charles était avec eux. Je ne l’avais même pas vu sortir, celui-là. Il a l’air satisfait d’un chat qui vient d’avaler une souris tandis que le toubib ressemble à un enfant boudeur. Quant à Renée, quand elle a constaté que la conversation roulait toujours sur le même sujet, ses épaules se sont affaissées tandis qu’elle reprenait sa place à table sans un mot.
Pendant ce temps, Lonchamp triomphe ; il rayonne ; il explose de satisfaction ; pour un peu, il entamerait une danse du scalp autour de Madame le Maire de Chantilly. Bon ! C’est vrai que je ne l’aime pas beaucoup, le clown. Mais quand même, ce qu’il dit n’est pas entièrement idiot. Il y a tellement d’argent en jeu dans les médicaments ! Alors pour une épidémie mondiale, tu penses si ça doit valoir le coup de faire monter les prix ! D’accord, mais d’un autre côté, Dupont-Crampin m’a dit que ce n’était rien qu’une petite grippe. Il est bien placé pour savoir, Dupont-Crampin. Il est quand même pharmacien. Mais alors, si c’était une grippette, il n’y aurait pas de prix à faire monter… Compliqué tout ça ! Il faudra que j’y réfléchisse. Mais voilà la Grosse Dame de Shanghai qui remet le couvert.
14
— Vous avez raison, Marcelle. Discuter avec un complotiste est un exercice décourageant. Pour quelqu’un comme notre ami, si vous ne vous rendez-pas à l’empilement de ses arguments, si vous ne voyez pas ce qu’il y a de bizarre dans la succession ou la coïncidence de deux événements quels qu’ils soient, c’est que vous êtes vraiment naïve ou complice. Alors, je comprends que vous abandonniez. Mais à propos de complicité, cher Monsieur…
Et là, elle se tourne vers Longchamp et lui, souriant, confit d’autosatisfaction, prend une mine du genre « allez-y, je suis tout ouïe, chère madame ».
— … à propos de complicité, oui, tout d’abord, je ne crois pas que vous pensiez réellement que Marcelle ici présente ou moi-même soyons complice des laboratoires que vous accusez d’entente.
— Effectivement, chère madame, roucoule Longchamp. C’était purement rhétorique…
Rhétorique ? Il a dû vouloir dire théorique. Pas foutu de parler correctement, l’artiste !
— Je crois bien davantage que vous êtes seulement mal informées…poursuit-il, dégoulinant d’amabilité.
— Admettons, admettons. Mais voyons… si j’ai bien compris, tous les grands labos, ou la plupart, ou beaucoup, ou plusieurs — on n’est pas très fixé — ont découvert chacun de leur côté le vaccin, ou le remède — on ne sait pas très bien non plus — et ces laboratoires…
Là, je commence à sentir au ton doucereux que Mademoiselle Wu emploie qu’il va s’en prendre plein ses baskets à autographes, le François.
— …ces laboratoires s’entendent pour retarder l’annonce de leurs découvertes, le but étant bien entendu de faire monter les prix…
— C’est cela, confirme l’agneau qui vient de naître.
— Voyons voir, poursuit le loup en se léchant les babines, prenons un grand labo, n’importe lequel. Non ! Prenons Schmurtz, par exemple. Docteur, vous qui travaillez pour eux, pourriez-vous nous dire combien de personnes y sont employées dans le monde ?
Le toubib sort de sa torpeur et répond :
— Cent mille, au moins.
— Et parmi ces cent mille personnes, combien dans la recherche ?
— Difficile à dire… le quart peut-être.
— Parmi ceux-là, peut-on estimer le nombre de personnes qui connaissent précisément l’objet de leurs recherches ?
— Eh bien, il y a les directeurs de recherche, leurs adjoints, leurs secrétaires, les chefs de laboratoires et les chercheurs affectés aux projets… cela doit faire quelques milliers de personnes. Sans compter les laborantins un peu avertis, les manipulateurs un peu malins, ni bien sûr la Direction Générale.
— Et ces milliers de personnes ont pour la plupart des conjoints, des amants, des maitresses, des enfants, des amis…
— Bon, d’accord, s’énerve le blondinet des salles obscures. Les chercheurs ont des femmes, des enfants et des amis. Et alors ? Où vous voulez en venir ?
Sans prêter attention à l’interruption, Kris Wu déroule sa réflexion prétendument improvisée :
— Donc, pour un seul grand labo comme Schmurtz, entre les chercheurs eux-mêmes et les proches auxquels ils sont susceptibles de se confier, cela doit nous faire, voyons… mettons au moins une dizaine de milliers de personnes susceptibles de connaitre l’objet et l’état d’avancement des recherches de Schmurtz. Si l’on admet que dans le monde le nombre de grands labos comme Schmurtz est de cinq ou six, on ne doit pas être loin de cinquante mille personnes.
— Et alors ?
— Alors, comment se fait-il que parmi ces cinquante mille personnes qui sont au courant de la vérité, pas une seule n’ait jamais, jamais, présenté à la presse ou à la justice la moindre preuve factuelle de ce que vous dites ?
Ça, c’était la première banderille…
— C’est qu’on les empêche de parler, bien sûr… ou qu’on les paye pour se taire, hésite Longchamp.
— Et aucune ne serait assez vénale, assez intéressée, assez anticapitaliste, assez révoltée ou assez passionnée pour prendre quelques photocopies révélatrices du complot et les porter à un journal sérieux ou même à une de ces ONG toujours prêtes à porter plainte au moindre indice ?
Deuxième banderille…
— La puissance de ces laboratoires est tellement énorme, vous savez…, tente la vedette sans grande conviction.
— Comment pouvez-vous croire encore — mais je sens que votre foi vacille — qu’un secret partagé par autant de personnes puisse rester ignoré plus de quelques jours ?
Mise à mort !
— Tout à l’heure, vous nous avez qualifiées de naïves, Madame et moi, au mieux de mal informées. Mais, mon pauvre monsieur, c’est vous qui êtes naïf, c’est vous qui gobez tout ce qui passe sur Facebook et autre réseau social du moment que ça flatte votre paranoïa, votre ignorance, pour ne pas dire votre bêtise.
Là, elle s’acharne sur le cadavre. Pendant toute la tirade de l’Obèse, j’ai bien vu que Renée se désespérait de voir son invité de marque se faire déglinguer par son autre invitée de marque. Alors, elle tente de lui apporter un peu de soutien :
— Allons, allons, Kris. Ne soyez pas trop sévère avec notre artiste. Ce n’est pas son domaine, après tout. Il est bien excusable. On entend tellement de choses étranges, partout et sur tout. Il a bien le droit d’avoir une opinion ! Et il ne fait de mal à personne.
Mais le Schmurtzien s’est réveillé. Il se redresse sur sa chaise :
—Mais si, Renée, si ! Il fait du mal, beaucoup de mal ! Le problème, c’est que ce monsieur est connu. On le voit dans des films, dans des séries et quand il passe à la télévision, il suffit qu’il raconte n’importe quelle bêtise pour que les gens y croient. C’est dramatique !
— Allons, allons, il ne faut rien exagérer, plaide la maitresse de maison.
Il est temps de ramener un peu de bon sens dans cette conversation. J’interviens :
— Je vais vous dire ce que j’en pense, moi, de tout cela…
J’entends Anne qui grommelle dans sa serviette :
— Mais tout le monde s’en fout, de ce que tu penses, mon pauvre vieux…
Comme personne ne semble l’avoir entendue, je continue :
— Tout cela n’a aucune importance ! Je vous l’ai dit tout à l’heure : ce virus ne présente aucun danger et d’ici quelques semaines, on n’en parlera plus, vous verrez. Vous admettrez que, dans ces conditions, votre petit débat sur les laboratoires perd un peu de son intérêt, non ?
— Et qu’est-ce qui vous faire croire ça, demande la grande prêtresse de la mode ?
— J’en suis persuadé…
— Mais encore ?
— C’est mon opinion, voilà tout.
Mais voilà le rat de laboratoire qui s’intéresse à moi maintenant !
— C’est votre opinion, voilà tout ! Écoutez, Monsieur, on peut avoir une opinion sur la politique du gouvernement, sur la cuisine espagnole ou sur l’art contemporain, mais sur un virus ? Un virus, sacré nom de Dieu ! Un truc que les biologistes du monde entier commencent à peine à étudier ! Et vous, vous arrivez, la bouche en cul de poule, et vous nous dites : « Ce virus est sans danger ; c’est mon opinion, voilà tout ! » C’est à pleurer !
— Mais enfin, on a bien le droit d’avoir une opinion, quand même ! Notre charmante hôtesse nous l’a rappelé il n’y a pas cinq minutes ! Alors, je dis…
On a frappé à la porte du salon. C’est Françoise qui entre dans la pièce. Tout le monde s’est tu et moi aussi. La vieille bonne trottine jusqu’à Renée et lui chuchote quelque chose à l’oreille.
— Mais, faites-le entrer, Françoise, faites-le entrer ! Un homme avec des fleurs, vous pensez ! Ça nous changera un peu des virus et des vaccins… Ah ! Ah !
15
C’est notre chauffeur de taxi qui entre. Je le reconnais facilement : il est grand et gros et noir. Et vieux aussi. Il tient le bouquet de chez Morelli d’une seule main au bout de son bras tendu. Il a reconnu Anne et s’est dirigé droit vers elle.
—Voilà, Madame. Faudra pas m’en vouloir d’avoir mis tout ce temps à vous rapporter les fleurs. C’est qu’elles avaient glissé derrière mon fauteuil. Et le client après vous, il les a pas vues. C’est le couple d’après qui les a trouvées. Ils voulaient les garder, les fleurs. Mais j’ai dit que c’était pas possible. Des fleurs comme ça, c’était surement pour une femme, et cette femme, elle attendait surement ses fleurs, et si elles les avaient pas ce soir, ça lui ferait surement de la peine ; ça pourrait faire des histoires ou même un drame. On ne sait jamais. Alors, j’ai pris les fleurs devant avec Foulcan. Foulcan, c’est mon chien. Faudra pas le dire, parce que j’ai pas le droit d’avoir un chien dans le taxi. Mais il est gentil, Foulcan. Il sent pas mauvais et il dit pas un mot. Mais moi, je lui parle souvent… C’est que c’est pas toujours rigolo d’être taxi. Alors, avec Foulcan… Bon, c’est pas tout, voilà les fleurs. J’ai pas pu les apporter plus tôt, parce que j’ai eu une course à Roissy. Ça se refuse pas une course à Roissy. Mais après je suis revenu direct ici. Et j’ai vu la lumière. Alors, voilà les fleurs…
Bon, ça va, le taxi ! Ça va comme ça ! Tu vas l’avoir, ton pourboire ! Va falloir que tu nous laisses entre grandes personnes, maintenant. Bye-bye, le taxi, bye-bye… Mais Anne :
— Monsieur, je suis extrêmement touchée par tout ce que vous avez fait pour me rapporter ce bouquet. C’est un plaisir de voir qu’il existe encore des hommes tels que vous, des hommes qui comprennent l’importance que certaines choses ont pour les femmes. Vous êtes un gentleman.
Elle en fait quand même beaucoup, la ménagère du XVIème arrondissement de moins de cinquante ans. « Je suis très touchée… des hommes tels que vous… et gnagnagna… vous êtes un gentleman et gnagnagna !… » C’est quand même pas le duc d’Orléans, le wattman ! Et elle continue :
— Puis-je vous demander de remettre ces fleurs à celle à qui elles étaient destinées, la dame au bout de la table ? Merci infiniment.
Et voilà Renée qui s’y met aussi, ravie que cet intermède fasse un peu oublier les engueulades de tout à l’heure :
— Merci, Anne, pour ce magnifique bouquet. Et merci à vous, cher Monsieur ! C’est un grand plaisir que de le recevoir de vos mains. Je crois que nous nous souviendrons longtemps de cette soirée, et tout cela à cause de ces fleurs et surtout à cause du porteur. Porteur ! Ah ! Ah ! Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai dit. Ça m’a échappé. Je suis confuse…
— Renée, vous ne devriez pas…
Ça, c’était Anne qui protestait. Je n’ai pas compris tout de suite, mais après j’ai bien vu le rapport : porteur-Afrique, Afrique-porteur, un trait d’esprit, quoi ? Le taxi a dû comprendre aussi, mais il ne semble pas fâché.
— Moi, Madame, je suis pas porteur, ni dans la brousse, ni à la gare de Lyon. Je suis taxi. Ernest Garoua, soixante-trois ans, né à Argenteuil, à la G7 depuis 1990 ! Pour vous servir !
— Monsieur Garoua, puis-je vous offrir à boire ? Françoise, accompagnez donc M’sieur Ernest à la cuisine et versez-lui un verre de vin rouge
— Renée ! Vraiment…
C’est encore Anne. Elle n’a pas aimé le « M’sieur Ernest » ; elle doit trouver que ça fait condescendant.
— C’est bien gentil à vous, Madame. Mais d’abord, je ne bois pas d’alcool. Oh, n’ayez pas peur ! Je suis pas musulman. Mais c’est que je conduis, vous savez. Et puis maintenant, il faut que je rentre au dépôt, à Bois-Colombes. C’est dire que je suis pas encore rendu chez moi ! Je sais pas ce qui se passe ce soir, mais il y a des flics partout, des pompiers, des ambulances. Du coup, ça roule plus du tout. Non, ça ! Je suis pas rendu ! Allez, faut que je m’en aille maintenant. Alors, bonsoir Messieurs-Dames !
C’est ça, mon gars ! Allez, Léon l’Africain ! C’est l’heure de rentrer dans ton village ! Allez ouste ! Mais Anne et son tout nouveau désir de mixité sociale ne l’entendent pas de cette oreille :
— Attendez, Monsieur Garoua. Je vous raccompagne, dit-elle en se levant de sa chaise et en se dirigeant vers moi.
— Gérald ! Ton portefeuille !
Elle a chuchoté, cette fois sans crier.
— Hein ? Tu ne vas quand même pas lui donner un pourboire, au gentleman !
— Passe-moi ton portefeuille, je te dis. Vite ! Il s’en va…
— Mais je lui en ai déjà donné un en arrivant ici.
— Sans blague ? Un euro ?
— Plus que ça… un euro vingt !
—Un euro vingt ! Donne-moi ton portefeuille, minable, ou je fais un scandale !
Je ne veux pas qu’elle se ridiculise une fois de plus, alors je le lui donne. Bien obligé ! Elle se précipite derrière le bonhomme en agitant mon portefeuille. C’est tout juste si elle ne crie pas « Hep ! taxi ! »
16
Françoise est repartie en cuisine et Renée ne sait pas quoi faire du bouquet qu’elle a couché sur la table. Elle se lève, le saisit, fait deux pas vers la cuisine, se ravise, le pose sur sa chaise, repart vers la cuisine, revient vers la table, reprend le bouquet et finalement se rassoit en gémissant :
— Mon Dieu, mais quelle soirée ! C’est une catastrophe !
Mais la mère Wu est là pour la consoler :
— Mais pas du tout, chère amie. Il y avait longtemps que je n’avais pas assisté à une soirée aussi intéressante.
— Ah ? Vous trouvez ? C’est gentil de dire ça, dit Renée en souriant pauvrement.
— Absolument. Vous savez, parler de la dernière expo chez Vuitton ou de l’entrée de Michalik à la Comédie Française, ça devient assommant à la longue ! Tandis que ce soir… la grippette de Gérald, le plagiat de l’écrivain, la Chine cachottière, les laboratoires complices, quel feu d’artifice !… Et pour finir, le chauffeur de taxi !…
Ah, oui ! Tu parles d’un bouquet final ! Et à mes frais en plus ! Je suis sûr qu’Anne va lui donner au moins vingt balles !
— C’est vrai qu’il était rafraichissant. Ah ! Le brave homme !
C’est Gérard qui vient d’approuver. C’est pour se faire bien voir, certainement. Et voilà qu’il continue, l’hypocrite :
— Vous vous rendez compte qu’il est rentré à vide de Roissy, juste pour rapporter un bouquet, juste parce qu’il fallait qu’une femme reçoive ses fleurs. Quelle élégance ! Et de la part d’un taxi ! Votre épouse a raison, Gérard. Cet homme est un gentleman !
Un gentleman ! Tu parles ! Il espérait le gros pourboire, oui ! Allez ! Je préfère ne rien dire, va ! La naïveté de ces gens… Enfin…
Tiens ? Mon téléphone vient de biper ! j’ai un message : « Sur instruction du Premier Ministre, nous diffusons le message suivant : Le Président de la République prendra la parole dans l’heure à venir pour délivrer une allocution de la plus haute importance. Vous êtes priés de rester là où vous vous trouvez actuellement à proximité d’un poste de radio ou de télévision. Si vous êtes à l’extérieur, veuillez rejoindre une habitation au plus tôt. L’allocution du Président sera diffusée par toutes les chaines de radio et de télévision à couverture nationale ou locale. Restez à l’écoute. Fin du message. » Pendant que je lisais, tous les téléphones se sont mis à sonner, à vibrer, à tinter ou à jouer la Cinquième ou la Cucaracha. Chacun fouille fébrilement dans sa poche ou dans son sac pour en extraire l’appareil. C’est le moment que choisit Anne pour réapparaitre à la porte de la salle à manger.
— Quel type extraordinaire, ce taxi ! Nous avons bavardé cinq minutes dans l’entrée, et si vous saviez ce qu’il…
Mais elle se rend compte que personne ne lui prête attention, tous trop occupés à consulter leur messagerie.
— Mais qu’est-ce qui se passe ? Vous faites un jeu ? Je peux jouer moi aussi ? demande-t-elle
— La ferme, Anne ! C’est sérieux !
C’est Renée, toute énervée, qui vient de lui parler aussi sèchement. Je m’attends à une réplique cinglante. En tout cas, c’est ce qui me serait arrivé à moi si j’avais parlé à Anne sur ce ton. Mais rien, juste un timide « Mais, Renée, enfin… » Un instant, tout le monde se regarde, étonné ; et puis c’est la cacophonie. On ne s’entend plus.
— Vous avez vu ce message ?
— Ah ! Vous avez le même…
— Vous y comprenez quelque chose, vous ?
— Qu’est-ce que ça veut dire, ça, restez là où vous êtes ? Ils vont quand même pas… Non mais sans blague !
— Attendez ! Je vais appeler Robert. Il est au Ministère des Armées. Il doit être au courant…
— J’appelle mon beau-frère. Il est journaliste. Il doit bien savoir ce qui se passe…
— Docteur, vous croyez que c’est à cause du virus ?
— Dites, y a pas de réseau ! J’ai pas de réseau. Vous avez du réseau, vous ?
— Oui, oui ; je suis en train d’appeler. Meeeerde, y a plus de réseau !
— Qu’est-ce que je vous disais ?
— Il faut absolument que j’aille à ma Mairie ! Je vais appeler un taxi…
— Marc-Antoine ! Mon Dieu ! Il va me faire une crise…il faut lui donner ses médicaments… il faut que j’appelle chez moi…
— Ah ! Écoutez, vous ! Foutez-nous la paix avec votre chien, c’est vraiment pas le moment !
— Non, mais dites-donc ! Est-ce que je…
— Renée, vous avez un fixe ?
— Désolée, je n’ai plus de fixe ; il y a longtemps que j’ai résilié. D’ailleurs, personne n’appelait plus sur le fixe. C’est complètement dépassé… ça ne sert plus à rien…
— Sauf dans des cas comme ça, peut-être, non ?
— Désolée ! Ah ! Et puis, la barbe ! Plus de fixe ! Faites-vous une raison, qu’est-ce que vous voulez ! Ce n’est tout de même pas de ma faute si…
— Ils ont dit qu’il fallait allumer la TV. Où est-elle, votre télévision ? Au salon ?
— Non, dans ma chambre. Vous savez, la télévision… quand on vit seule… c’est plutôt dans sa chambre qu’on…
— Ah oui ! … Bon ! Allons-y !
— J’aimerais mieux pas ! Vous savez… les petits secrets d’une femme… et puis elle est dans un désordre ! Non vraiment, ça me gêne…
— Alors, un poste de radio, un transistor ?
— Je crains que non… mais j’y pense : j’ai toujours la chaine B.O. de Fernand. Je l’ai conservée précieusement, bien sûr…
— Elle a la radio, cette chaine ?
— Je ne suis pas sûre. Finalement je ne crois pas… Non, j’en suis certaine, elle n’a pas de radio.
— Franchement, Renée, vous n’y mettez beaucoup pas du vôtre…
— Il y a bien le vieux poste de Françoise, dans la cuisine…
Et nous voilà partis vers la cuisine. En queue de cortège, j’entends Anne qui se lamente :
— Mais qu’est-ce qui se passe ? Mais enfin, dites-moi ce qui se passe ? Est-ce que quelqu’un va me dire ce qui se passe, oui ou non ?
Eh bien, ça ne sera pas moi, ma chère et tendre ! Fallait pas courir derrière Jo-le-taxi ! À propos, elle ne m’a pas rendu mon portefeuille, la vache ! … et je ne sais même pas combien elle lui a donné, au chevalier du taximètre !
17
On s’est un peu bousculé dans l’office pour parvenir jusque dans la cuisine. Mon irrépressible galanterie m’a fait céder le pas aux dames, Anne y compris, et les hommes se sont engouffrés derrière elles sans plus faire attention à moi, tant et si bien que j’arrive bon dernier dans la pièce. Il n’y a plus une seule place pour s’asseoir. Renée, Marcelle et Anne sont installées sur des chaises en Formica bleu ciel — c’est très chic en ce moment — et Charles et André sur d’anciens tabourets à traire. Longchamp, lui, est monté sur un petit escabeau devant un énorme frigidaire sur lequel trône un poste de radio gros comme un annuaire du téléphone. C’est un poste portatif Pizon Bros dont on a dû cesser la fabrication vers la fin des années cinquante. François, les bras levés, manipule le bouton central de son cadran lumineux jaunâtre. Le poste couine et craque et crache et souffle et puis se met à jouer un truc plutôt rasoir, du piano… du Debussy… ou du Chopin, je crois. Longchamp tourne le bouton, le poste recouine, recraque et ressouffle et puis c’est encore du Debussy. Ou du Chopin.
— Arrêtez donc de tripatouiller ce cadran, François, dit Charles agacé. Vous nous cassez les oreilles, mon vieux ! Vous voyez bien que c’est partout pareil.
— Ah vous ! Foutez-moi la paix, hein ! répond Longchamp sans se retourner. Vous voyez bien que j’essaie d’avoir des informations…
— Mais, vous n’avez pas encore compris, Monsieur Longchamp ?
C’est moi qui viens de parler. Comme il n’y a plus de siège disponible, je me suis assis d’une fesse sur la grosse table de ferme qui occupe le centre de la pièce. Je trouve que c’est une position avantageuse. Au cinéma, on la voit souvent adoptée par le héros dans les scènes d’explication finale. Elle donne une image de décontraction, de sagesse et de confiance en soi tout à la fois. D’un ton paternel et patient, je poursuis :
— Vous n’avez pas encore compris que c’est le gouvernement qui contrôle toutes les radios ? Faut pas être grand clerc, quand même…
J’aime bien ces expressions un peu désuètes. J’essaie d’en apprendre une ou deux nouvelles par semaine. Il y a un site pour ça. En attendant, l’assistance est suspendue à mes lèvres. Raison de plus pour continuer :
— Pour le réseau, c’est pareil, que j’ajoute. Tout ça, c’est le gouvernement qui bloque. Et vous allez voir, il n’y a surement plus d’Internet. Ça ne fait pas un pli. D’ailleurs, regardez ! Qu’est-ce que je vous disais ?
Sur Internet, je m’étais un peu lancé, mais je viens de vérifier, c’est vrai, y a plus de connexion. D’une petite voix plaintive, Renée demande :
— Mais pourquoi font-ils ça ? Qu’est-ce qu’on a fait ? Qu’est-ce qui se passe ?
Quelle naïveté, quand même ! Je me soulève de la table pour mieux continuer ma démonstration et, tout en déambulant dans la cuisine, d’un ton ironique, j’assène :
— Pourquoi ? Mais pour nous faire peur, bien sûr !
Je prends une légère pause pour décoller une rondelle de concombre qui s’était fixée sur ma fesse droite et je poursuis :
— Pour nous faire oublier la crise ! On n’est quand même qu’à deux semaines des élections, il ne faut pas l’oublier. C’est ce que je vous disais tout à l’heure : on veut nous conditionner à un état d’urgence. On veut provoquer la panique pour que les gens se réfugient dans les bras du Président sauveur. Un peu de psychologie, ça suffit pour comprendre ce qui se passe.
— Vous pensez vraiment que l’on prend prétexte de cette épidémie, inexistante selon vous, pour nous conditionner pour les prochaines élections ? demande la bonne dame de Gentilly.
— C’est évident !
— Je ne suis pas loin de penser comme Gérald, vous savez, dit Longchamp. Tout cela arrange bien le gouvernement.
— Attendez un peu, mon vieux, intervient Charles. Tout à l’heure vous nous disiez que le virus était dangereux, mais que les labos avaient déjà le vaccin. Et voilà maintenant que vous rejoignez Gérard pour nous dire que c’est le gouvernement qui veut créer la panique en vue des élections à partir d’un virus anodin ! Il faudrait savoir, mon vieux !
— L’un n’empêche pas l’autre, rétorque l’acteur. Et si vous pouviez arrêter de m’appeler mon vieux…
— Et moi de m’appeler Gérard !…
— Tout ça ne nous dit pas ce qui se passe, dit Renée
— Mais je viens de vous le dire. C’est du bidon, il n’y a rien à craindre, dis-je en riant. Rien du tout !
— Moi, dit Anne la bouche en coin, c’est quand tu dis qu’il n’y a rien à craindre que je commence à avoir peur…
La vache ! Toujours là pour me mettre en valeur…
— La ferme, Anne ! Je suis sérieux, là !
Ce n’est pas dans mes habitudes d’user d’un langage aussi impérieux envers ma charmante épouse, mais là… je ne sais pas ce qui m’a pris… sans doute l’exemple de Renée tout à l’heure… Mais j’aurais dû me douter qu’Anne ne le prendrait pas de la même manière :
— Dis-donc, mon petit bonhomme, tu t’es entendu, là ? Tu me dis de la fermer ? À moi ? Mais pour qui tu te prends pour me parler sur ce ton ? Pour Alain Delon ou pour Jean Gabin ? Dis-toi bien que tu n’as pas les épaules pour ça, ni les épaules, ni la présence… ni rien. Tu n’as rien de ce qu’il faut, alors, la ferme toi-même, mon chéri, tu veux bien ?
C’est qu’elle n’a pas l’air content, Anne, mais alors, pas du tout !
— Mais enfin, Anne, c’est exactement ce que t’as dit Renée tout à l’heure. Tu ne t’étais pas fâchée ! Alors pourquoi…
— Renée, ce n’est pas pareil !
— Ah oui ? Et pourquoi donc ?
— Parce que !
La voilà bien, la logique des femmes ! Pourquoi ? Parce que ! Comment voulez-vous discuter intelligemment dans ces conditions ? Je préfère m’en tenir là. Alors, mettre fin à cette conversation idiote, je dis seulement :
— Ah bon !
Un ange passe sur la cuisine tandis que le Pizon Bros passe à un morceau de violon, ou de violoncelle, je n’ai jamais pu faire la différence. Le silence devient gênant pour tout le monde, alors je tente de relancer la conversation :
— C’est d’un triste, cette musique ! Ils pourraient jouer quelque chose de plus entrainant, vous ne trouvez pas ?
Apparemment, ils ne trouvent pas. Charles a déniché une bouteille de Château La Dominique à peine entamée et il se sert largement dans un verre qu’il a trouvé sur la table et qu’il a passé sous le robinet. Il se lance :
— Bon, dites, on ne sait pas pour combien de temps on en a à rester coincé ici. On ne va pas se regarder en chiens de faïence jusqu’à demain matin, quand même !
18
— Et qu’est-ce que vous proposez, Charles ? Un jeu ? demande Renée prête à beaucoup de choses pour sauver sa soirée.
— Oui, un jeu… C’est une bonne idée, dit Longchamp. Pourquoi pas un jeu de rôle ?
— Pourquoi pas ? approuve Charles. Ou alors un jeu littéraire. Qu’est-ce que vous en pensez, Gérald ?
— Oh, moi, les jeux, vous savez…
— Ne vous occupez pas de lui, dit Anne. C’est un perpétuel rabat-joie. Kris ? Ça vous amuserait de jouer avec moi, je veux dire avec nous ? Moi je serais d’accord pour un jeu de rôle. Tenez, j’ai une idée : on pourrait s’amuser à rejouer les grandes scènes de cinéma. Quai des Brumes, Les Tontons Flingueurs, Le Père Noël est une ordure… La Mort aux Trousses, par exemple. Vous vous souvenez de La Mort aux Trousses, bien sûr. Et la scène du wagon restaurant entre Cary Grant et Eva Mary Saint, vous vous en souvenez ? Kris, vous pourriez être Cary Grant et moi, Eva Mary Saint.
Mais qu’est-ce qui lui prend, à Anne ? Ma parole, elle est cinglée. La scène en question, je m‘en souviens très bien — on a revu le film ensemble sur Arte il n’y a pas quinze jours — c’est une scène de séduction où les deux acteurs restent parfaitement flegmatiques de part et d’autre d’une table de wagon restaurant, mais dans laquelle les dialogues, tous à double sens, sont d’un érotisme incroyable. Et elle voudrait jouer ça avec la baudruche ? Décidemment, je n’y comprends plus grand-chose, à ma charmante épouse.
— Alors Kris ? insiste Anne en se levant de sa chaise. Vous êtes d’accord ? Ce serait amusant…
— Écoutez, Anne, bien que vous soyez brune, je vous vois très bien en Eva Mary Saint. Mais, franchement… moi en Cary Grant ? Regardez-moi un peu… Cary Grant… l’homme le plus beau et le plus élégant de son époque… Non, vraiment…
— Vous savez qu’il était de la jaquette ?
J’ai tenu à apporter cette précision parce que, d’accord il était beau mec, mais ça n’empêche pas qu’il en était… alors, Cary Grant, hein…
— Gérald, tu ne peux pas dire homosexuel, comme tout le monde ? De la jaquette, a-t-on idée ? Mais dans quel siècle vis-tu, mon pauvre ami ? Et puis que Cary Grant ait été homo ou pas, on s’en fout. Au contraire, ce serait encore plus amusant de le faire interpréter par une femme. Vous ne trouvez pas, Kris ?
— Ne m’en veuillez pas, Anne. J’adorerais vous séduire, mais moi dans la peau de Cary Grant, ça ne serait pas vraisemblable… Et puis je n’ai aucun talent pour la comédie… Désolée…
Anne se rassied, boudeuse.
— Dommage, dit-elle.
— Mais moi, je veux bien, moi. Je veux bien faire Cary Grant, moi !
C’est Renée qui s’agite sur sa chaise en levant le doigt comme si elle était à l’école. Mais Anne, fermée, laisse tomber :
— Je n’ai plus envie.
Renée baisse la tête, vexée. C’est bizarre quand même. Je ne sais pas pourquoi, mais tout ça me laisse une drôle d’impression, une sorte de malaise.
19
— Bon, alors, pas de jeu de rôle. A quoi voulez-vous jouer alors ? lance Charles à la cantonade en se versant le reste de la bouteille de bordeaux.
— Charles, foutez-nous donc la paix avec vos jeux, dis-je en soupirant. C’est pas le Club Med ici. Vous voyez bien que personne n’a envie de jouer. Et puis, ce n’est vraiment pas le moment ! L’heure est peut-être grave…
— Mais vous disiez que tout ça n’était rien qu’une gesticulation du gouvernement, un truc pour nous faire peur ? Vous avez changé d’avis, Géraaaard ?
Il le fait exprès, le salaud. Et avec un sourire ironique, en plus !
— Nom de Dieu de nom de Dieu ! Est-ce que vous allez arrêter de m’appeler comme ça, sacré bonsoir ! Est-ce que je vous appelle Karl, moi ? Ou Charlie, ou Charlot ? Tiens, Charlot, ça vous irait bien, je suis sûr ! Mais pour ça, il faudrait que vous perdiez une bonne vingtaine de kilos !
Et vlan !
— Allons, allons, Gérallld, dit-il en insistant lourdement sur le l, ne perdez pas votre sens de l’humour. Je voulais juste vous taquiner un peu. Allez, j’arrête, c’est promis !
Il a trouvé dans l’évier une bouteille de champagne à peine entamée. Il en boit une lampée et, tout joyeux, il demande :
— Bon, alors qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Quelqu’un a une idée ?
— Écoutez, franchement, Charles, dit André, nous …
Mais Charles l’interrompt :
— Attendez ! Moi, j’en ai une. Vous allez voir, c’est très chouette. Voilà : chacun son tour, on dit tout haut à la noble assemblée un secret qu’on avait gardé bien caché jusque-là, une chose dont on n’est pas très fier, un truc un peu honteux, un peu crapoteux. À la fin, on vote pour celui, ou celle bien sûr, qui a révélé le truc le plus croustillant. Qu’est-ce que vous en pensez ? Ça peut être marrant, non ?
Comme personne ne bronche, Charles, de plus en plus enjoué, continue :
— Bon, d’accord, c’est moi qui commence… Ah ! J’allais oublier… deux règles essentielles… la première : faut dire la vérité, bien sûr, sans ça, c’est pas drôle… et la seconde : ne jamais répéter à personne ce qui aura été dit pendant le jeu. Ça peut être marrant mais c’est pas permis non plus. Mais je me fais pas de souci, on est entre gens du monde, pas vrai ?
Bon, alors voilà : tout à l’heure, notre ami François m’a gentiment accusé d’avoir copié mon « Bosco » sur Conrad. Bien entendu, j’ai nié avec une fermeté qui vous a certainement convaincus. Eh bien, dans le cadre de notre petit jeu de la sincérité, je viens humblement vous avouer que c’est vrai : oui, j’ai copié Conrad ! Oui, je l’ai pompé un maximum, je l’ai copié-collé, exploité, repris et je dirais même que parfois, je l’ai amélioré. Dans mon « Bosco », il y a des passages entiers de Conrad et, mon procès, c’est plus que probable que je le perde. Mais c’est pas grave, bien au contraire : depuis qu’on parle de l’affaire dans la presse, le tirage du Bosco est reparti de plus belle et je vends, je vends, je vends que c’en est une bénédiction. Parait que du même coup, les tirages de Conrad se sont envolés eux aussi. Possible que les gens veulent vérifier par eux-mêmes, je ne sais pas… en tout cas, je suis bien content de lui avoir renvoyé l’ascenseur, à ce bon vieux Joseph.
Mais ma vraie confession, c’est pas ça. Il y a mieux ! Ce que je vais vous dire, personne ne le sait : tous les livres que j’ai écrit après Le Bosco, je dis bien tous, je les ai copiés : Le Haut Mur, entièrement pompé sur Les Mémoires de Latude ; La Mort de la Comtesse Écarlate, une enquête du commissaire Maigret transplantée dans la Californie du XIXème siècle ; Les Trois Médecins, les best-seller d’il y a trois ans, purement et simplement décalqué sur les Trois Mousquetaires… Le Trésor de Hawalbumpol, le bouquin que je suis en train de finir, un savant mélange de l’Ile au Trésor de Stevenson et du Trésor de Rackham le Rouge d’Hergé ! Et tout ça sans que personne ne s’en aperçoive ! Ça demande une grande technique, vous savez ! Et peut-être même un certain talent…
20
C’est qu’il a l’air content de lui, le roi de la photocopieuse.
— Alors, ça vous a plu, ma minute de vérité ? continue-t-il. Pas mal, hein ? Allez, zou, au suivant !
Charles se plante devant André et, en le pointant du doigt :
—Allez, à vous, André !
Mais André n’a pas l’air partant du tout.
— Écoutez, Charles, Tout le monde se fout que vous ayez plagié la bible ou l’annuaire du téléphone et personne n’a envie de jouer à votre truc. Alors, écoutons sagement la radio en attendant le message du Président.
— Vraiment, André, vous me décevez ! Un toubib, ça peut pas avoir la conscience complètement tranquille. Je suis sûr que vous avez des tas de trucs sensationnels à raconter. Vous pourriez nous en dire un, au moins ! Allez ! Juste un petit truc ! S’il vous plait ! Qu’on se marre un peu…
— Vous commencez à me casser sérieusement les pieds, vous savez ? Je n’ai rien sur la conscience, et si j’avais quelque chose, ce n’est certainement pas à vous que j’irais le confier. Alors, continuez à picoler et foutez-moi la paix !
— Z’êtes pas marrant, quand même ! Vous voulez même pas nous dire de quoi vous discutiez avec notre charmante hôtesse tout à l’heure à table ?
Il commence à avoir un peu trop bu, l’Hemingway du copié-collé. Ça fait un petit moment que son élocution est devenue pâteuse et que son français a tourné moins académique que tout à l’heure. Par contre, il devient de plus en plus intéressant. Il tient surement quelque chose : il suffit de voir l’affolement de Renée qui écarquille les yeux et la colère d’André qui rougit brusquement. Il va y avoir du sport. C’est vrai que c’était pas si bête, cette idée de jeu de la vérité. On va peut-être enfin s’amuser un peu. C’est le moment d’être attentif.
— Nous parlions de cinéma, voilà ! répond André d’un ton sec.
— De cinéma ? Ben voyons ! Alors ça devait être de ce film italien, là… C’était comment son titre déjà ? Ah oui ! « L’argent de la vieille ». C’est ça, non ? L’argent de la vieille !
Renée fusille Charles du regard. Elle lui lance :
— Vous avez trop bu, mon cher. Vous dites n’importe quoi !
— J’ai peut-être un peu bu, chère amie, mais je sais ce que j’ai entendu. Et ça m’avait pas l’air d’une critique de cinéma ! J’avais plutôt l’impression que le toubib vous demandait de l’argent et que vous vouliez pas lui en donner. Mais peut-être que c’était le prix d’une consultation qu’il voulait. Ah, ben non ! C’est pas possible puisque qu’il consulte pas, le médecin ! Alors, c’était pour quoi, le fric ?
Charles s’est penché vers André et lui agite son index sous le nez.
— Allez, dites-le nous, André ! C’était pour quoi ?
On dirait Hercule Poirot en train de cuisiner le Colonel Moutarde. Visiblement, le colonel ne sait pas trop quelle attitude adopter. À sa place, moi, je me draperais dans ma dignité et je resterais muet, de marbre, hiératique même, si c’est bien le mot que je cherche. Mais il faut dire que je ne connais pas le fin mot de l’histoire, bien que je commence à me douter de quelque chose. Attendons la suite.
— Charles, je vous conseille très charitablement d’arrêter de boire. Visiblement, vous ne tenez pas l’alcool et ça vous fait dire des âneries. Je vous conseille aussi d’arrêter cette inquisition qui met tout le monde mal à l’aise. Et pour clore le débat, et bien que cela ne vous regarde en aucune manière, je vous informe que si Renée et moi parlions d’argent, c’est à propos d’un tableau qui me vient de mon père et qu’elle voudrait acheter. Voilà, c’est tout. N’est-ce pas, Renée ?
Renée qui n’avait pas quitté André des yeux pendant toute sa tirade parait terrorisée. Elle croit bon d’ajouter :
— Ce que vous ne savez peut-être pas, Charles, c’est que le père d’André était peintre, un peintre assez coté, d’ailleurs. J’ai toujours eu envie d’acheter une de ses toiles, mais je trouvais celle-là un peu chère. Voilà tout.
Charles esquisse une courbette à l’ancienne et balayant le sol d’un feutre imaginaire, il s’exclame :
— Alors là ! Chapeau ! Non, je dis chapeau ! Quelle belle histoire que ce tableau du papa ! Inventée en un tournemain par le monsieur, et confirmée et précisée dans la seconde par la dame… et en plus, presque plausible puisque le papa du monsieur était peintre. Alors, je dis chapeau !
21
Tout d’un coup, Kris se lève de sa chaise en frappant un grand coup sur la table du plat de la main, et quand un bon quintal frappe du plat de la main sur une table de ferme, je vous jure que ça fait du bruit.
— En voilà assez, Monsieur ! dit-elle d’une voix forte mais calme. Vous emmerdez tout le monde avec vos jeux stupides. Les histoires d’argent qui peuvent exister entre Renée et le docteur ne regardent personne. Alors, allez cuver votre vin dans une chambre et revenez nous voir quand vous serez décent !
Charles ne parait pas déstabilisé par l’intervention de Kris. Il se tourne vers elle et d’un ton faussement contrit, il lui dit :
— Oh ben, c’est pas gentil de me parler comme ça, ma p’tite dame ! Moi, tout ce que je voulais c’est qu’on s’amuse un peu en attendant la fin du monde. Parce que, faut pas vous tromper, c’est ça qu’on va nous annoncer tout à l’heure à la radio. La fin du monde… Alors, qu’est-ce que ça peut faire que Renée couche avec André depuis six mois ? Qu’est-ce que ça peut faire que le petit rat de laboratoire joue les princes consorts ? Qu’est-ce que ça peut faire s’il lui pique un peu d’argent de temps en temps. C’est que ça gagne pas beaucoup un chercheur, chez Schmurtz.
Je regarde Anne qui regarde Renée qui regarde Kris qui regarde Charles. Anne est toute pâle, Renée a le rouge aux joues, Kris est furibarde. Quant à Charles, lui, il est ravi. D’ailleurs, il continue :
— Chercheur chez Schmurtz ! Vous avez vu ça ? Chercheur chez Schmurtz ! Je l’ai dit sans bafouiller. Trois fois ! C’est bien la preuve que je suis pas encore assez saoul. De toute façon, elle est pleine aux as, la veuve joyeuse. Alors, un peu plus, un peu moins…
Dans la cuisine, on n’entend plus que le Pizon Bros et son sirop. La consternation semble régner dans l’assistance, mais je sens bien qu’à l’intérieur, il y en a qui s’amusent comme des fous. Ce n’est sûrement pas le cas de Renée qui s’est mise à pleurer dans sa serviette ni de Kris qui grince entre ses dents :
— Vous êtes un malotru, Monsieur ! On n’a pas le droit de révéler ainsi les secrets d’une femme ! Et d’abord, comment les connaissez-vous, ces secrets ?
— Ben c’est simple ! Je les ai suivis quand ils sont passés au salon après l’engueulade entre André et Longchamp. Je me suis planqué entre deux portes et j’ai écouté ce qu’ils disaient. C’était tout ce qu’il y a de plus clair, je peux vous dire, une vraie marrade ! C’est d’ailleurs ce qui m’a donné l’idée de lancer ce jeu. J’ai eu raison, non ? Au moins, on se marre, pas vrai ?
C’est qu’il a l’air sincère, le bougre !
— Non, Monsieur, rugit Kris. On ne se marre pas, comme vous dites ! Votre conduite est scandaleuse ! Une femme a le droit de faire ce qu’elle veut de son corps. Mais ça, les hommes sont bien incapables de l’admettre. Notre hôtesse est encore une belle femme et, de surcroît, elle est veuve. Si elle veut éprouver encore quelques sensations avec un homme de vingt ans plus jeune qu’elle, libre à elle. Et si elle veut garder cela secret, ce n’est pas à vous de le révéler, et surtout pas pour faire « marrer les gens ». Je n’ai que du mépris pour les personnes qui écoutent aux portes. Par contre, j’ai de la considération pour celles qui savent s’assumer, et c’est ce que fait Renée. N’est-ce pas, Renée, que vous vous assumez ?
Mais Renée, accablée, les yeux rouges et les joues humides, reste silencieuse. Alors, c’est André qui croit bon d’intervenir. Moi, à sa place, j’aurais choisi la discrétion. Mais non ! Il se lève :
— Ah, madame ! dit-il en s’adressant à Kris. Laissez-moi vous remercier d’avoir si bien défendu notre amie Renée. Je crains bien qu’il soit inutile de tenter de raisonner ce salopard, mais en tout cas, je vous remercie de votre intervention. Je n’aurais pas pu dire mieux moi-même. Mais je tiens quand même à préciser qu’il n’y a rien de vrai dans tout ça. Renée et moi sommes simplement des amis, voilà tout. N’est-ce pas, Renée ?
Renée va pour répondre, sans doute toute heureuse de sauver la face en se raccrochant à ce qui m’a tout l’air d’un gros mensonge, mais elle n’en a pas le temps. Kris lui coupe la parole et d’un air mauvais, elle s’adresse à André :
— Vous, le gigolo, faites-vous oublier, voulez-vous ? J’ai encore moins de sympathie pour votre engeance que pour celle de l’autre ivrogne, là. Qu’un type de votre âge couche avec une femme qui pourrait être sa mère, ça ne me choque pas. Après tout, chacun trouve son plaisir où il peut. Mais qu’il en profite pour en tirer de l’argent, ça c’est vraiment minable !
On dirait qu’André a pris une vague de marée haute en pleine poitrine. Il en est tout déstabilisé. On dirait même qu’il a bu la tasse. Ça doit être le mot gigolo qui a du mal à passer. Il retombe assis sur sa chaise. Il me fait même un peu pitié mais, après tout, il l’a bien mérité, le chouchou de Madame. Pendant que je me livre à ces réflexions, Kris a repris :
— Quant à vous, Renée, moi qui vous prenais pour une femme enfin libérée… vous pourriez quand même trouver mieux que ce freluquet pour vous donner des sensations. Je pourrais vous donner quelques adresses si vous voulez… Vous me décevez énormément, vous savez !
— Moi aussi, dit Anne, moi aussi.
Tiens ? C’est qu’elle a l’air tout émue ma chère et tendre ! Peut-être que ça manque un peu de classe de la part de Renée de payer un type pour coucher avec, mais en quoi est-ce que ça peut la regarder ? Je vois Renée qui pleure dans sa serviette, Anne qui regarde Renée d’un air furieux, Kris qui regarde Anne d’un air étonné, et André qui regarde dans le vague. Mais, tout d’un coup, le voilà qui se secoue. Il se relève et se dirige vers Kris. Il a l’air tout remonté.
— Dites-donc, la grosse pétasse là, c’est pas bientôt fini de juger les gens comme ça ! « Gigolo…dernières sensations… je pourrais vous donner des adresses… » Et puis quoi encore ? Mais c’est d’un vulgaire, tout ça !
Maintenant, il est passé derrière Renée. Il pose ses mains sur ses épaules et commence à lui caresser doucement le dos.
— … et pas très charitable pour Renée. Bien sûr qu’elle me fait des cadeaux, Renée. Ça lui fait plaisir. Il arrive même qu’elle me prête de l’argent. Mais je lui ai toujours remboursé. Ça vous dépasse, ça, n’est-ce pas ? Ça ne vous vient pas à l’idée qu’il puisse y avoir de l’affection entre une femme comme elle et un homme comme moi ? Et puis, ça ne vous va pas trop bien de donner des leçons de morale, je trouve. Je pourrais en raconter, moi, des trucs pas très reluisants à votre sujet, mais bon… je préfère me taire.
22
Charles n’est pas du tout de cet avis. Il fait semblant de gémir :
— Ah ben, non, alors ! Si vous avez des trucs à dire, dites-les mon vieux, ne vous dégonflez pas. La nuit risque d’être encore longue.
Pour une fois, je suis complètement d’accord avec lui. Et puis, avec appétit, il ajoute :
— Alors, qu’est-ce qu’elle a comme cadavre dans son placard, la grosse pétasse ? On vous écoute !
J’espère qu’il va y aller franchement, le toubib, parce que cette soirée est en train de devenir le plus rigolo des blind-dinners de tous les temps. Et, je rêve, on dirait bien qu’il va s’y mettre. J’en profite pour lui piquer son siège. Ce n’est pas très confortable, un tabouret de traite mais, pour ce qui s’annonce, ce sera mieux qu’un coin de table de ferme. Tu peux y aller, André, je suis tout ouïes. Il se lance :
— Oh ! Et puis la barbe, après tout ! Dites-moi, Kris, je vous ai bien entendu tout à l’heure ? Vous avez bien dit « Je n’ai pas d’enfant, Dieu merci ! » ? C’est bien ça ?
Kris a pâli. Elle a bloqué sa respiration.
— C’est donc bien ça ! Vous n’avez pas d’enfant. À la place, vous avez Marc-Antoine, un chien caractériel tueur de moutons. C’est préférable, non ? Parce que, si un jour, il devait devenir encore plus méchant, vous pourriez toujours le faire piquer, n’est-ce pas ? C’est ça, l’avantage avec un animal. On peut toujours s’en débarrasser. Tandis qu’avec un enfant, c’est plus difficile.
— Arrêtez ! gronde Kris. Arrêtez ça tout de suite !
— À propos, quel âge a-t-il aujourd’hui, le petit Frédéric ? Huit ans ? Neuf ans ? Pardon ? Je ne vous entends pas… Vous savez, ce petit garçon, si mignon à la naissance… C’est bien Frédéric, n’est-ce pas ?… Ça ne vous dit rien ? Voyons, faites un effort ! … le bébé que vous avez mis au monde dans cette clinique d’Orléans. À la naissance, il était en bonne santé, le gamin, trois kilos et quelques et tout ce qu’il fallait pour faire un bel enfant. C’est du moins ce que m’avait dit le gynéco qui vous avait accouchée. C’est un ami : nous étions ensemble à la Fac. Je le vois toujours d’ailleurs. Il serait content d’avoir des nouvelles du petit. C’était sa première fois, je crois. Vous aussi ? Non, je veux dire, c’était votre premier enfant ? Pardon ?
— Arrêtez ça, je vous dis, grince Kris entre ses dents. Et d’abord, qu’est-ce que vous faites du secret professionnel ? Vous êtes médecin, que je sache !
— Ah ! Mais ce n’est pas moi qui le détiens, ce secret ; c’est mon copain de fac. Et puis je ne vois pas en quoi me dire qu’une de ses premières parturientes est devenue la célèbre Kris Wu serait condamnable. Bon, de toute façon, moi, ce qu’on m’a dit, c’est que vous ne l’avez pas gardé longtemps, le petit Frédéric. Combien exactement, deux ans, trois ans ? C’est vrai qu’à la longue, il était devenu encombrant, n’est-ce pas ? Célibataire, avec votre belle carrière qui commençait, ce n’était pas facile tous les jours. Alors, qu’est-ce que vous en avez fait, du gamin ? Vous vous en êtes débarrassé, c’est ça, hein ?
— Espèce de salopard ! Je ne m’en suis pas débarrassé, comme vous dites. Je l’ai confié à une famille… En Auvergne, des gens très bien…
— Tiens donc ! Vous l’avez confié ! Et moi qui croyais qu’on vous l’avait retiré, le petit Frédéric, pour négligence et défaut de soins à enfant en bas âge. Je croyais que vous ne l’aviez pas vu depuis cinq ans et que vous n’aviez jamais envoyé le moindre centime à sa famille d’accueil. Comme on peut se tromper, quand même !
— Je vois bien d’où vous tenez ces informations abracadabrantesques. Cet article est un tissu de mensonge. Tout le monde sait ce que ces tabloïds anglais peuvent inventer pour faire du tirage. Je suis d’ailleurs étonné que vous lisiez ce genre de feuille à scandales. D’ailleurs, je les attaque en justice… pour diffamation.
— Vous les avez attaqués ? C’est fait ? demande André d’un air inquisiteur.
— Pas encore, mais je suis sur le point de le faire. Mon avocat…
— Je vois, je vois… dit André, avec l’air de ne pas avoir l’air.
— Salopard ! siffle Kris entre ses dents tandis qu’elle fixe le toubib d’un regard plein de haine.
23
Le silence est retombé sur la cuisine. Tout à coup, sur le frigidaire, le Pizon Bros fait crack, scrouitch, twouiitt et revient à la raison. Ça doit être de la harpe, maintenant ! Le comble !
— Vous ne pouvez pas arrêter de tripoter ce machin, Longchamp ! Vous ne voyez pas que ça ne sert à rien. Vous faites chier tout le monde, à la fin.
Ça, c’est Kris qui passe ses nerfs sur l’autre vedette de la soirée. Mais Longchamp, debout sur son escabeau, se retourne vers la grosse :
— Eh ! Oh ! Bouboule ! En veilleuse, s’il vous plait ! dit-il en faisant un geste de la main carrément vulgaire. Je fais peut-être chier tout le monde, mais moi, je colle pas mes enfants à l’Assistance ! J’ai aussi un fils, moi, Madame ! Mais je ne le confie pas aux Thénardier, moi ! Je le mets dans la meilleure école privée de Paris, j’en ai la garde un weekend sur deux, je l’emmène en vacances à Las Vegas… je m’en occupe, quoi ! Ça me coute un maximum, mais je m’en occupe !
Il se retourne vers le poste de radio, et c’est quand il est de dos qu’il grommelle :
— C’est pas comme certains… ou certaines…
— Profitez-en, Longchamp ! dit Kris d’un ton tout ce qu’il y a de plus doux. Profitez-en, parce que ça ne va pas durer !
— De quoi, Profitez-en ? demande l’acteur. Qu’est-ce que vous voulez dire Profitez-en ?
— Je veux dire : de votre fric, profitez-en, parce que ça ne va pas durer !
— Tiens donc ! Et pourquoi ça, s’il vous plait ?
— Ah ? Vous n’êtes pas au courant ? Je croyais que vous aviez rencontré de Laferrière, la semaine dernière. Il ne vous rien dit ?
— Non, c’est reporté à demain. Je déjeune avec lui demain. Vous connaissez Jean de Laferrière ?
— Eh oui, mon cher ! En fait, je connais très bien Michèle, sa femme, et depuis des années. J’ai diné chez les Laferrière il y a une petite quinzaine de jours. Nous devions discuter des costumes que je dessine pour la nouvelle série qu’il produit pour Canal +, Embrayages justement. Il a beaucoup été question de vous, vous savez. À votre place, je commencerais à faire des économies.
— Ah bon ? Et pourquoi ? demande la vedette, vaguement inquiète.
— Mais tout simplement parce que vous êtes viré, mon vieux ! Viré !
— Impossible ! J’ai un rôle récurrent, l’inspecteur Colas, le troisième par ordre d’importance, et encore, en étant modeste. J’ai déjà tourné les deux premiers épisodes. Ils ne peuvent pas me remplacer, les spectateurs ne comprendraient pas…
— Ils ne peuvent pas vous remplacer, vous avez raison.
— Ah ! Vous voyez bien !
— Mais ils peuvent toujours vous tuer !
— Hein ? s’étrangle Longchamp en descendant de son escabeau.
— Je veux dire votre personnage.
— Vous dites n’importe quoi. Vous êtes en colère, alors vous dites n’importe quoi…
— Mais pas du tout, mon cher, pas du tout. Jean m’a tout raconté : comment sur Embrayages, en deux mois de tournage, vos exigences de diva vous ont rendu insupportable. « Et je veux mon coiffeur personnel, et j’exige une loge-caravane pour moi tout seul, et je veux une doublure pour sauter dans la Seine à ma place, et j’ai pas eu le temps d’apprendre mon texte… » En plus, il parait que la qualité du jeu n’y était pas du tout. « Autant de charme qu’un cintre de teinturier, moins d’énergie qu’une serpillère » Ce sont textuellement les mots de Jean.
— Laferrière a dit ça ? demande la vedette qui se ratatine dans son joli costume.
— Eh oui ! poursuit Kris sans pitié. Mais rassurez-vous, il ne vous en veut pas. Il rejette toute la faute sur lui-même. Il se demande seulement comment il a pu vous engager pour un rôle important dans sa série après votre prestation à peine passable dans Les disparus de la rue de Rennes et la catastrophe de cette comédie, A brûle pourpoint ! Il a dû penser que la comédie, ce n’était pas votre truc, mais que dans un film d’action, peut-être, avec un metteur en scène solide, ça pourrait marcher. Ce qu’il ne savait pas au moment de vous signer, c’est que Jacques Biraud avait dit qu’il préfèrerait tourner trois documentaires sur les conserveries de sardines en Bretagne Sud que de refaire un film avec vous. Jean ne savait pas non plus que l’équipe technique des Disparus vous avait décerné à l’unanimité le « César du meilleur Casse-pieds » de la profession. Et il parait que ce n’est pas le mot pied qu’on peut lire sur la statuette qu’ils vous ont remise !
Longchamp essaie de se défendre :
— Écoutez ! Tout ça ne veut rien dire, tout le monde sait que Biraud déteste les acteurs. Ce n’est pas la première fois qu’il fait ce genre de serment. Quant au César, c’était une plaisanterie, bien évidemment. Le tournage s’est très bien passé, dans une très bonne ambiance.
— Ah oui ? Alors pourquoi, pourquoi Giraud a-t-il abandonné le plateau deux fois pendant le tournage ? Pourquoi la maquilleuse a-t-elle fait une dépression ? Pourquoi l’assistant de Giraud a-t-il abandonné le cinéma pour l’ostréiculture ?
Dans un dernier soubresaut de poisson à l’asphyxie, Longchamp proteste mollement :
— Des gens fragiles, tout ça. Dans ce métier, vous savez…
— C’est possible, c’est très possible, dit Kris d’un ton conciliant. Toujours est-il que dans le troisième épisode, vous mourez, mon vieux ! Une belle mort, bien héroïque, bien pathétique, une mort comme on aimerait en voir plus souvent. Les scénaristes vous ont pondu ça en deux jours. Fini, terminé l’inspecteur Colas ! Mort au champ d’honneur, décoré à titre posthume. Très jolie cérémonie d’ailleurs. Voilà pourquoi je vous conseillais de commencer à faire des économies.
Longchamp est effondré. Il titube jusqu’à moi.
— Poussez-vous, me dit-il.
— Non mais dites-donc ! C’est mon tabouret, quand même !
— Poussez-vous, connard !
Là, je ne comprends plus. Il n’a vraiment aucune raison de me traiter de connard. Je ne lui ai rien dit, moi, rien fait qui puisse justifier une telle agressivité contre moi. Ce n’est pas moi qui lui ai appris son éjection. Et quand bien même, je n’y suis pour rien. C’est incroyable ce que les gens… Mais, comme d’habitude, je suis interrompu dans mes considérations sur la nature humaine par ma chère et tendre :
— Laisse-lui ton siège, chéri ! Monsieur Longchamp a besoin de s’asseoir !
— Pas question ! Il n’avait qu’à pas me traiter de connard.
Mais voilà la bonne dame de Gentilly qui en rajoute :
— S’il vous plait, Gérard, laissez-lui donc votre siège. Vous voyez bien que le pauvre type va tomber dans les pommes !
24
Gérard, encore une qui m’appelle Gérard ! C’est agaçant, à la fin ! Je m’apprête à répliquer énergiquement à la dame mais avec calme et humour selon la règle que je me suis fixée il y a deux ans quand je me suis aperçu que la colère avait tendance à me faire perdre le fil de mes idées.
— Chère madame, commencé-je…
— Pauvre type !
Longchamp ne semble plus du tout avoir besoin de mon tabouret. C’est lui qui, très impoliment, vient de m’interrompre dans ma protestation… et avec une nouvelle insulte, en plus ! Je m’apprête à lui clouer le bec :
— Mais enfin, cher ami, qu’est-ce que je vous…
— Ta gueule, connard ! C’est pas à toi que je parle !
— Ah ! Eh bien, j’aime mieux ça, parce que sans ça…
— Ta gueule, je t’ai dit, insiste-t-il.
Mais moi aussi, je me permets d’insister. La preuve :
— Permettez que j’insiste. J’aime que les choses soient claires. A qui votre discours s’adressait-il donc, si ce n’est à ma personne ?
Ce qu’Anne me reproche souvent, entre autres, c’est mon goût pour les phrases. Mais moi je trouve que face aux éructations de mon interlocuteur, ça donne davantage de poids à mes paroles. Mais ce n’est pas l’avis de Longchamp qui, sans me regarder, gronde du coin des lèvres :
— Ta gueule, j’ai dit ! T’as pas entendu, connard ?
Voyant que toute discussion censée est devenue impossible, je préfère abandonner le terrain et me taire. Ce qui permet à l’ex-future star d’Embrayages de se tourner vers Madame le Maire et de reprendre :
— Pauvre type ? Comment ça, pauvre type ? Qui ça, pauvre type ? C’est moi que vous traitez de pauvre type ?
— Je vous prie de m’excuser, Monsieur Longchamp. Je ne voulais pas dire ça. Je vous voyais sur le point de défaillir et j’ai voulu vous apporter toute ma sympathie en vous soutenant contre cet incroyable égotiste…
— C’est ça ! … en me traitant de pauvre type !
Égotiste ? C’est de moi qu’elle parle, là ? Et puis qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? Égotiste ? Égotiste, connais pas ! Elle a dû vouloir dire égoïste. C’est ça, sa langue a fourché et elle a dit égotiste au lieu d’égoïste. Pas foutue de parler correctement, la first lady de Gentilly ! Égoïste ? Mais, je ne suis pas égoïste moi, loin de là ! Je suis même généreux, c’est bien connu. La preuve, c’est que je donne chaque année à la Croix Rouge le maximum, je dis bien le maximum de ce qu’on peut déduire dans sa feuille d’impôt. Mais voilà, il suffit qu’une bonne femme soit à court d’arguments dans une discussion, et paf !, me voilà casé chez les égoïstes ! C’est un comble quand même…
Mais pendant que je réfléchissais aux injustices dont je suis régulièrement victime, la dispute entre le blondinet et la mère Fouettard a prospéré. Je crois que j’en ai perdu une partie. Il va falloir que je me concentre parce que ça promet. C’est Longchamp qui parle :
— … bien semblé vous reconnaître quand je suis entré tout à l’heure. Vous n’avez pas beaucoup changé en vingt ans, dites-donc ! Sèche comme un stockfisch vous étiez et sèche comme un stockfisch vous demeurez… et toujours fidèle à Gentilly, pas vrai ?
— Où voulez-vous en venir, Monsieur Longchamp. Nous nous sommes rencontrés autrefois ? C’est possible, mais je ne m’en souviens pas.
Elle a l’air vaguement inquiète, Cruella.
— Oh ! Vous ne vous souvenez sûrement pas de moi, Mademoiselle Herr. À l’époque, vous étiez employée comme pharmacienne chez Monsieur Carbone, place de l’Église.
— Et alors ? Je ne vois toujours pas…
— Moi, j’étais en première au Lycée de Cachan. C’est pas tout près de l’église de Gentilly, le lycée de Cachan. Pourtant, je venais souvent vous voir. Mais vous ne me reconnaissez pas, c’est normal.
Elle commence à pâlir, la pharmacienne. Et l’autre poursuit, implacable :
— Vous ne pouvez pas me reconnaître, bien sûr. Nous étions tellement nombreux à venir vous voir. Tous les lycéens de la banlieue sud fréquentait la pharmacie Carbone. Alors pensez, un petit blond parmi d’autres…
Ça y est, elle se décompose, l’apothicaire. S’adressant maintenant à la noble assemblée, Longchamp demande d’une voix très douce :
— Et vous ne savez pas ce qu’on venait y acheter, à la pharmacie Carbone ? Mais de la drogue, tout simplement. De la drogue, des amphétamines, du LSD, du cannabis, des tas de médicaments interdits, même de la coke… Le code, c’était de demander des préservatifs de la marque Castex. Bien sûr, c’était une marque bidon. Et là, soi-disant pour ménager la timidité du client, Mademoiselle Herr vous emmenait dans l’arrière-boutique et vous vendait de quoi rêver selon vos moyens
— Tout ça, ce sont des histoires, Monsieur Longchamp, des ragots ! D’ailleurs, vous ne pouvez rien prouver !
Je ne sais pas vous, mais moi, au cinéma, quand quelqu’un commence à dire quelque chose comme « vous ne pouvez rien prouver », je devine tout de suite la fin du film. Je suis sûr que j’aurais pu faire un très bon scénariste. Mais Longchamp ne tient aucun compte de cette interruption. Il continue, de plus en plus doucereux :
— Et à vous, ça vous a rapporté combien, ce joli trafic ? Au moins de quoi racheter son fonds de commerce à ce brave Monsieur Carbone qui ne se doutait de rien. Et à partir de là, pharmacienne installée, la réussite sociale, l’inscription au Parti Communiste, l’entrée au Conseil Municipal, et l’élection au poste de maire.
La bonne femme est complètement décomposée. Elle ne tente même pas de protester. Elle regarde le plafond tandis que Longchamp vient lui parler sous le nez.
— Moi, ça m’a pris cinq ans pour m’en sortir. J’ai un copain de Lycée qui s’est suicidé en cure de désintoxication, et un autre qui est devenu pratiquement clochard… c’est chouette non, comme résultat, Madame le Maire. Oh ! Je ne dis pas que vous êtes l’unique responsable. Bien sûr, il y a aussi les parents, la fameuse « société », et puis nous, les drogués. Mais faut avouer que vous avez bien aidé à la dégringolade. Alors, ne venez pas me traiter de pauvre type, sale garce !
Longchamp a fini avec sa tirade. Essoufflé, il fait deux pas pour aller s’asseoir sur la plus haute marche de l’escabeau. Le silence retombe sur la cuisine. On n’entend plus que la harpe dont les notes dégoulinent du haut du frigidaire. Mais Longchamp se ravise. Il se relève et se dirige vers l’office en grommelant.
— Rien à foutre, de ce que va dire le Président… Ras le bol de cette soirée de merde ! Préfère encore me barrer…
Et il sort en claquant la porte.
25
Le bruit s’est à peine éteint dans nos oreilles que voilà Charles qui reprend la parole :
— Alors ? Elle était pas chouette, mon idée ? On apprend des trucs intéressants, vous trouvez pas ? D’abord que le toubib couche avec la veuve, ensuite qu’elle le paie pour ça. Après ça, c’est Coco Chanel qu’abandonne son lardon chez les Thénardier, et le Delon de Cachan qu’est viré de partout parce qu’il joue comme un trombone et qu’il emmerde tout le monde. Qu’est-ce qu’on rigole ! Vous trouvez pas ?
Personne ne bronche. Alors forcément, il continue, le bougre.
— Et le plus marrant, c’est que ça devait être un blind-dinner ! Pas vrai, Renée ? Un blind-dinner ! Un dîner où personne ne connait personne. Une vraie connerie, entre nous soit dit. Et paf ! Voilà que tout le monde connaît tout le monde !
Tout en discourant, Charles s’est mis à déambuler dans la cuisine, très à l’aise. En passant devant l’évier, il rafle un verre de bordeaux encore à moitié plein et le boit d’un trait.
— Ahhrrrgh ! Ça fait du bien par où ça passe !
Bon, d’accord, la formule n’est pas très raffinée mais, si on peut penser ce qu’on veut de Charles, il faut bien lui accorder qu’il tient l’alcool. Entre le salon, la salle à manger, l’office et la cuisine, il a enfilé les verres de champagne et de bordeaux sans discontinuer. Et c’est à peine s’il bafouille de temps en temps. Très à l’aise, il circule en pérorant entre la table de ferme, les buffets époque 1950 et les convives. Je remarque quand même que, pour compenser une certaine instabilité, il s’appuie souvent sur les plans de travail des uns ou sur les épaules des autres en simulant selon les cas une élégante nonchalance ou une réelle affection.
— Enfin, reprend-il en claquant la langue, quand je dis tout le monde, c’est pas tout à fait vrai. Il nous manque encore Anne et Gérald. Allez, honneur aux dames ! Qu’est-ce que vous avez à nous dire, Aaaanne, ma chère Aaaanne ?
Anne qui s’était vautrée sur sa chaise se redresse à peine et répond calmement
— Vous savez ce qu’elle vous dit, la chère Anne ?
C’est ça le problème avec Anne, enfin l’un des problèmes : c’est qu’elle devient facilement vulgaire. Je lui dis souvent. Mais là, il faut dire qu’il l’a bien cherché, le meneur de jeu. Je serais bien intervenu pour défendre mon épouse comme un gentleman se doit de le faire, mais la rapidité de sa réplique m’en a dispensé.
— Allons, allons ! Vous n’avez vraiment rien à nous dire ? insiste Charles. Pas même que vous en avez jusque-là de votre imbécile de mari ?
— Hein ?
Ça, c’est moi qui m’étrangle sur une cacahouète que je venais de piocher dans les restes de l’apéritif. Mais j’arrive à recracher la chose et je m’insurge :
— Non mais dites-donc ! Qu’est-ce qui vous permet de dire ça ?
Au moment où je prononce ces mots, je réalise que je n’aurais mieux fait de me taire. Mais, c’est trop tard, et bien sûr, et Charles fait semblant de prendre ma protestation pour une question :
— Eh bien, mais… mon sens de l’observation, tout simplement. Premièrement, cher Monsieur, que vous soyez un imbécile, ça fait aucun doute. Suffit de vous regarder et de vous écouter cinq minutes et c’est confirmé. Vous êtes un imbécile prétentieux, un vaniteux primaire et bouché à l’émeri. En un mot, vous êtes un con. Désolé, Géralllld, mais c’est comme ça !
Il s’interrompt pour aller chercher un autre verre de bordeaux.
— Gérald ! dit-il avant d’avaler son verre. A-t-on idée de s’appeler Gérald ! Déjà, Gérard, c’est pas terrible, mais alors Gérald, c’est complètement ridicule.
C’est alors qu’il est pris d’un rire qui lui remonte de l’abdomen jusqu’à la gorge puis au nez, le fait se plier au-dessus de la table et le contraint à vaporiser son vin rouge aux alentours. Puis, il se calme et pousse un soupir d’aise en s’essuyant les yeux avec un napperon de dentelle qui trainait par là.
— Excusez-moi, mais c’est trop drôle, continue-t-il. Gérald ! Y a quand même des limites, non ?
Il réfléchit un instant et puis :
— Bon, où est-ce que j’en étais, moi ?
Kris dont je croyais qu’elle sommeillait dans un coin semble se réveiller puis, comme le chouchou du prof qui cherche à se faire valoir, elle précise :
— Vous étiez en train de nous expliquer pourquoi Anne ne supporte plus son imbécile de mari. Mais vous vous êtes arrêté après le premièrement. Nous attendons la suite avec intérêt.
— Ah oui, c’est ça ! Merci, la grosse ! Eh bien quoi ? Vous n’avez pas deviné ! C’est pourtant évident ! Il suffit de la regarder le regarder… Excusez… c’est pas très clair. Je voulais dire qu’il suffit de regarder Anne en train de regarder son mari : ses airs excédés, ses mimiques à chaque nouvelle ânerie, sans parler des réflexions qu’elle lui fait, des piques qu’elle lui balance… Elle n’en peut plus, la petite Anne, c’est l’évidence même ! Vous n’en pouvez plus Anne, pas vrai ? Alors faut vous barrer, ma p’tite dame, faut vous barrer !
Cette fois, c’en est trop ! Bien sûr, Anne et moi, nous avons nos petites disputes, mais quel est le couple qui n’en a pas après quelques années de vie commune ? Et bien sûr que de temps en temps elle m’envoie une vacherie ; mais elle n’en pense pas un mot ; c’est de l’humour, et l’humour dans un couple, c’est une preuve de complicité, d’entente parfaite, c’est bien connu ! Elle va sûrement renvoyer Charles dans ses vingt-deux mètres !
Mais Anne reste sans rien dire, à réfléchir dans son coin. Il va bien falloir que je lui rentre dedans, à ce gros lard. C’est parti !
— Bon, Charles, maintenant, ça suffit comme ça ! Vous allez me faire le plaisir de…
— Gérald ?
C’est Anne qui vient de m’interrompre.
— Oui, ma chérie ?
26
— Ta gueule, Gérald.
Elle a dit ça d’un ton tellement calme, tellement détaché que j’ai dû mal entendre… ou mal comprendre.
— Qu’est-ce que tu dis, ma chérie ?
—Je dis : « Ta gueule, Gérald », répond-elle encore plus calmement.
— Mais enfin, ma chérie, je ne peux pas laisser cet ivrogne nous insulter de cette manière. Il faut bien que…
— Ta gueule, Gérald ! D’abord, ce n’est pas nous qu’il a insulté, c’est toi et toi tout seul. C’est toi qu’il a traité d’imbécile, de vaniteux et de bouché à l’émeri, pas moi. Ensuite, moi, ça fait déjà des années que je le sais, que tu es un con. D’ailleurs, tout le monde le sait. Renée le sait, son mari Fernand le savait, ton meilleur ami Hubert, ta secrétaire et maintenant, les invités de Renée. Tout le monde, je te dis !
— Enfin, mes amis ! Je vous prends à témoin. Est-ce que vous me trouvez…
— Ta gueule, Gérald ! Ton père lui-même pensait que tu étais un imbécile. Je le sais, il me l’a dit sur son lit de mort. Moi, quand je t’ai rencontré, j’étais jeune et innocente, et quand je me suis rendu compte que tu étais un vrai con, il était trop tard. Alors, je me suis habituée. Il faut dire qu’il y avait des avantages : ton père te payait royalement à ne pas faire grand-chose dans son cabinet de courtage. Nous vivions bien à l’aise… bel appartement, belles voitures, belles vacances… ça compensait. C’était pas toujours facile, mais ça compensait.
— Mais enfin, chérie ! Quand même…
— Ta gueule, Gérald ! Il n’a pas fallu six mois après la mort de ton père pour que, sous ta direction, le cabinet commence à se casser la figure. Toute la profession te regardait en rigolant faire ânerie sur ânerie. Le chiffre d’affaire dégringolait et ça la remplissait de joie.
— Là, tu n’es pas juste, ma chérie. Mon cabinet marche bien aujourd’hui. Tu vois que je …
— Tais-toi, Gérald ! C’est bien grâce à Fernand Chastel si le cabinet marche. C’est depuis qu’il t’a fait embaucher le petit Rajchman qu’il est reparti, ton cabinet. Intelligent, le filleul de Fernand ! C’est lui qui fait tout le boulot, et toi , tu n’as plus qu’à aller déjeuner en ville et te pavaner dans les cocktails. Heureusement qu’on l’a rencontré, Fernand ! Parce que, sans lui, sans Rajchman… et aussi sans moi, ç’aurait été la catastrophe.
— Pourquoi « sans toi » ? Qu’est-ce que tu viens faire là-dedans. Tu mets les pieds au Cabinet une fois par an, pour l’arbre de Noël !
— Alors, vraiment, tu n’es pas au courant ! Tu dois bien être le seul ! Allez ! Puisqu’on se dit tout ce soir, autant y aller carrément : je suis, ou plutôt j’étais la maitresse de Fernand Chastel …
— Hein ? Quoi ? Comment ?
— Ah ! Ne me coupe pas quand j’explique ! J’étais la maîtresse de Fernand depuis six ans quand il a eu cet accident d’hélicoptère. Ça avait commencé au cours de ce premier long weekend de chasse auquel il t’avait invité avec une bande d’autres courtiers. Et là, Gérald, je te dois des remerciements : tu avais insisté pour amener ta femme ! Tu voulais sans doute m’exhiber, pauvre andouille ! Fernand était un bel homme, plein de charme, drôle, intelligent et galant. Ça me changeait un peu ! Le premier soir au diner, j’étais assise à côté de lui, et il m’a fait la cour toute la soirée. Renée qui déteste la chasse n’était pas là et toi, tu es parti te coucher de bonne heure à cause d’un petit rhume. Tu voulais être en forme pour la chasse du lendemain. Le champ était libre, et nous sommes devenus amants cette nuit-là.
— Et tu me dis ça comme ça ! Et devant Renée, en plus !
— Ne t’en fais pas pour Renée, elle est parfaitement au courant, et pas qu’un peu. Tu vas comprendre ; enfin peut-être… Fernand n’était pas que charmeur, drôle et intelligent. Il était un peu tordu aussi. Tordu et habile… Les premières semaines, nous nous rencontrions les après-midi au Novotel de La Défense, près de son bureau. Et puis, un après-midi, il m’a convaincue de venir ici, Place des Vosges. Renée était là… Et c’est de fil en aiguille que j’ai compris qu’ils étaient adeptes du triolisme.
— Hein ? Quoi ? Comment ?
— Triolisme, l’amour à trois, tu ne connais pas ? Moi non plus, je ne connaissais pas… au début…
— Tu veux dire que vous trois… ?
— Nous trois, oui. Enfin plus maintenant… Il est mort. Alors, nous deux seulement…
— Tu veux dire que Renée et toi… même après la mort de …. Mais c’est dégoûtant !
— Non, non ! C’est plutôt agréable.
— Je n’arrive pas à y croire. D’ailleurs je n’y crois pas un seul instant.
— Charles a raison, mon pauvre Gérald. Tu es vraiment bouché à l’émeri ! Mais réfléchis un peu : pourquoi Fernand nous invitait-il, toi et moi, à la chasse presque chaque semaine ? Pourquoi a-t-il fait ce qu’il fallait pour sauver ton affaire ? Et pourquoi Renée nous invite-t-elle si souvent à ses blind-dinners ?
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C’est vrai que nous étions beaucoup invités à la chasse chez Fernand. J’étais même étonné qu’Anne accepte d’y aller aussi souvent, elle qui, avant, détestait la campagne. Fernand, lui, il aurait bien voulu que je vienne chaque semaine, mais c’était parce que je lui donnais des conseils sur le gibier, sur la façon de placer les chasseurs ou de conduire les battues. Il m’arrivait même de lui donner des trucs pour améliorer son tir. Il était content ! Il me le disait : « Gérald, vous et votre épouse êtes vraiment indispensables à un bon weekend de chasse ». Il m’était aussi très reconnaissant d’avoir embauché son neveu, le petit Rajchman, pour me seconder au cabinet. C’est comme ça que nous étions devenus de vrais amis, Fernand et moi. Bien sûr, déjà à l’époque, je trouvais Renée un peu snob, mais quand même, j’aimais bien aller diner chez eux de temps en temps. Il y avait une sorte de complicité virile entre Fernand et moi, un peu comme si nous avions gardé les vaches ensemble. Et puis les deux femmes s’entendaient vraiment bien, ça faisait plaisir à voir. Bref, une vraie amitié entre couples comme on en voit peu.
Mais alors, pourquoi Anne invente-t-elle aujourd’hui toutes ces histoires de weekend de chasse et de ménage à trois. C’est ridicule, voyons ! Jamais Fernand n’aurait couché avec Anne. Je me souviens qu’il me disait : « La femme d’un ami, c’est chasse gardée. » Et puis Renée ! Avec Fernand et Anne ! Dans un lit ! Impossible ! Elle est bien trop snob. Anne me raconte des histoires ! Juste pour m’embêter, pour se venger de cette histoire de fleurs ou de je ne sais quoi d’autre. Les femmes, quand même… ! Ou alors, c’est pour rire, elle me fait marcher… C’est ça, elle me fait marcher. Elle a tout monté avec Charles, et ils me font marcher…
Mais Anne reprend :
— Bon ! Je vois que tu as réfléchi. Tu as compris maintenant ? Tout est clair ?
Tout est clair, mais j’en ai assez de me faire mener en bateau. Si ça continue, je vais finir par passer pour un imbécile. Je décide d’entrer dans le jeu. À malin, malin et demi, pas vrai ?
— Tout est clair, ma chérie. Ce que je me demande à présent, c’est si André a pris la place de Fernand dans votre trio.
Anne me regarde, stupéfaite :
— Alors là, Gérald, tu m’épates ! Tu prends plutôt bien les choses, à ce que je vois ! Tant mieux ! Je ne m’attendais vraiment pas à ça de ta part. Eh bien, non ! Sache que j’ignorais tout des cochonneries que pouvait faire Renée avec le jeune godelureau.
Puis se tournant vers Renée :
— Ma chère Renée, puisque que te voilà retombée dans ton vieux travers hétéro, tu comprendras que je mette un terme à notre relation. C’est dommage, on s’entendait bien… surtout depuis la mort de Fernand, je dois reconnaitre. Enfin…
Anne prend un temps, se lève de sa chaise et dit d’un ton calme :
— Eh bien maintient je vais partir. Vous comprendre que je me sente un peu lasse : ce n’est pas tous les jours qu’on quitte en même temps son mari et son amante. Gérald, je ne rentre pas à la maison. Tu seras gentil de demander à la bonne de me préparer deux ou trois valises avec mes affaires. Je passerai les prendre à l’appartement en fin de semaine. Je ne te dérangerai pas, je garde les clés encore quelques jours.
— Bon, Anne, maintenant, dis-je avec autorité en me levant de mon siège, la plaisanterie a assez duré. Va chercher ton manteau. J’appelle un taxi et on rentre. Merci Renée pour cette excellente soirée ; merci à vous Charles pour cette superbe idée de jeu ; nous avons bien ri ; et merci à vous tous d’y avoir participé avec tant de bonne volonté. En ce qui me concerne, je ne suis pas très doué pour ça, alors vous voudrez bien excuser le peu de part que j’y ai pris. Mais comme on dit, il n’est de bonne compagnie… Allez, Anne ! On y va, ma grande ! Dépêche-toi un peu !
C’est vrai, ça ! Il y a des moments où il faut être ferme avec les femmes, et avec la sienne en particulier. Parce que sans ça ! … De toute façon, elles préfèrent un type un peu autoritaire comme moi à n’importe quel mollasson du genre d’André par exemple. En tout cas, c’est ce qu’on dit.
Mais quand j’arrive à sa hauteur et que je vais pour lui prendre le bras pour la conduire vers la sortie, Anne se campe fermement sur ses deux jambes et, les poings posés sur ses hanches, elle me regarde d’un air effondré.
— Mais ce n’est pas possible ! Tu n’as toujours pas compris ! Je te quitte, Gérald. Tu comprends ça ? Je te quitte ! Je suis le conseil de Charles et je me barre ! Définitivement ! Je ne rentre pas à la maison, tu saisis ? Je ne veux plus te voir ! E finita la commedia ! Basta cosi ! Sayonara !
— Mais enfin, pourquoi, ma chérie ?
— Mais parce que tu es cocu, Gérald, voilà pourquoi ! Tu vois, je ne peux plus supporter de vivre avec un cocu ! Alors je m’en vais ! Maintenant, tu me lâches le coude ou je crie. Merci… Par ailleurs, je te rappelle que pour appeler un taxi, il faudrait qu’il y ait du réseau, et du réseau, ça fait une heure qu’il n’y en a plus. Mais tu l’as oublié ça, n’est-ce pas ? Il faut dire qu’avec tout ce que tu viens d’apprendre ce soir, tu es excusable d’oublier des petits trucs.
J’ai un peu la tête qui tourne — un peu trop de bordeaux sans doute — et je voudrais bien trouver un siège où m’asseoir pour récupérer un peu, mais il n’y en a pas à l’horizon. J’aperçois à peine les visages des convives qui me regardent d’un air apitoyé. Ils sont tout flou comme si j’avais oublié de mettre mes lentilles de contact. La voix d’Anne me parvient encore, aussi assourdie que si j’avais oublié d’ôter mes boules Quies. Elle dit :
— Ah, Renée chérie ! Une dernière faveur, s’il te plaît. Tu me dois bien ça. Pourrais-tu m’indiquer un hôtel convenable dans le quartier ?
Je vois Renée, là-bas, tassée sur sa chaise, muette. Elle est en pleine contemplation, comme fascinée par le transistor qui trône toujours en haut du réfrigérateur. Tiens, on dirait qu’il a changé de registre, lui : maintenant, c’est une marche militaire qu’il nous assène.
— Non ? Bon, tant pis ! dit Anne en faisant demi-tour vers la salle à manger. Merci Renée, je me débrouillerai toute seule.
Au moment où elle va disparaître, voilà Kris qui se lève et se précipite à sa suite.
— Écoutez, Anne ! dit-elle. Si vous voulez, je serai très heureuse de pouvoir vous dépanner pour quelques jours. J’habite une grande maison du côté de Garches. J’y vis seule avec Marc-Antoine et un maître d’hôtel philippin très discret. J’ai trois chambres d’amis, et pas d’amis. Vous êtes la bienvenue. Ce sera sans horaire, sans obligation aucune, le temps de vous remettre de tout ça, ou plus longtemps si vous le voulez. A cette heure-ci, trente minutes de taxi et nous y sommes. D’ailleurs, il n’est pas vraiment tard. On aura même le temps de revoir La Mort aux Trousses en buvant une petite Marie Brizard bien frappée devant un feu de cheminée. Je suis certaine d’avoir le DVD. Alors, vous êtes d’accord ?
Je n’entends pas la réponse d’Anne, mais ce que je vois, c’est que Kris la prend par la main et l’entraîne vers la salle à manger.
— Mesdames et messieurs, veuillez écouter le Président de la République qui vous parle en direct du Palais de l’Élysée.
28
Dans la cuisine, il n’y a plus que moi et Renée qui hoche la tête au rythme de la musique militaire, Charles qui somnole dans un coin, agrippé à une bouteille de gin, Marcelle, les lèvres pincées, raide comme un passe-lacet, et André, qui regarde Renée, accablé.
— Français, Françaises, mes chers concitoyens…
Je n’y comprends rien. Je ne sais pas ce que je pense. Ce n’est pas une façon de parler : à ce moment, je n’ai aucune idée de ce qui vient de se passer : rêve ou réalité, canular de potaches ou théâtre de boulevard ? Je ne sais pas, je n’arrive pas à me décider. Après tout, c’est peut-être vrai tout ce qu’Anne vient de me raconter. Mais non, voyons, je n’aurais pas mis dix ans à m’en apercevoir ! C’était une blague, forcément. Je ne sais pas… je ne sais rien…
Mais tout d’un coup, il y a une chose que je sais, un truc qui saute aux yeux, c’est que je déteste tous ces gens. André, le gigolo, Longchamp, le playboy de banlieue, Charles, le gros plaisantin, Marcelle, la dealeuse de Gentilly, Wu, le poids lourd de la mode, Renée, la nympho de la Place des Vosges.
Je les déteste tous, je les hais, je ne peux plus supporter de les voir, je ne peux plus supporter leurs regards. Je ne peux pas rester ici une minute de plus. Il faut que je sorte… Laissez-moi sortir !
— …parole ce soir pour vous annoncer les mesures que le gouvernement et moi-même…
— Enfin, Gérald ! Personne ne vous empêche de sortir ! Mais laissez-nous écouter le Président, s’il-vous-plait !
J’ai cru reconnaitre la voix de la pharmacienne. Celle-là, je la hais. Ce doit être elle qui vient de m’intimer de me taire. Je ne m’étais pas rendu compte que je pensais tout haut. Je ne sais pas ce qu’ils ont vraiment entendu, mais après tout, je m’en fous, je les déteste tous. Tout ce que je veux, c’est sortir d’ici.
— …dans ces circonstances extrêmement préoccupantes, il convient de rester vigilants et unis. Dans les heures qui…
Tiens, ça y est enfin. Il s’est enfin décidé à parler, le Président et c’est la dernière chose que j’entends en sortant de la cuisine. Dans la salle à manger, je croise un type qui revient de l’entrée et qui me dit :
— Si vous descendez, essayez de convaincre votre femme !
Je reconnais vaguement Longchamp. Je le déteste énormément, lui.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous voulez, vous ?
— Mais rien ! Dites-lui seulement qu’on ne peut pas sortir. Elle est en train de s’engueuler avec les flics, en bas. Elle est complètement enragée. Elle va finir par avoir des ennuis. Heureusement, il y a la grosse qui essaie de la calmer mais, si vous voulez mon avis, il faudrait que vous preniez les choses en main. Bon, allez, salut ! Moi je vais chercher un endroit pour dormir. Y a bien une chambre de libre dans ce lupanar !
Il a raison, il faut que je prenne les choses en main. Après, j’irai dormir aussi. Je vais prendre les choses en main et tout va s’arranger. On va voir ce qu’on va voir !
Quand j’arrive dans le hall d’entrée, la première chose que je vois, c’est Anne. Elle est aux prises avec deux policiers. C’est bizarre ! Ils portent des masques à gaz. Ils les portent remontés sur le front, mais c’est quand même des masques à gaz ! Il y en a un qui maintient Anne en criant : « Calmez-vous Madame, calmez-vous ! » tandis que l’autre tente de se dégager de l’emprise de Kris pour pouvoir sortir son pistolet-taser. J’entends un « Tu vas me lâcher, salope ! » non règlementaire. Tout d’un coup, la minuterie s’éteint et, à travers les corps entremêlés dans l’obscurité, un morceau de la Place des Vosges apparait au-delà de la porte cochère ouverte. Une sorte de brouillard jaunâtre flotte sur la place. Sur le trottoir d’en face, il y a deux soldats en faction, mitraillette en travers du ventre et masque à gaz sur le visage. Dans un chuintement sinistre, un camion-citerne passe lentement devant l’immeuble. Il est surmonté d’une sorte de canon à eau. Mais ce qu’il disperse sur la chaussée et les façades ressemble moins à de l’eau qu’à du jus d’orange à la pulpe véritable. Pas très loin, on entend le wouche-wouche-wouche stationnaire d’un hélicoptère.
J’appuie sur la minuterie et la Place des Vosges disparait. Dans le hall, les choses se sont calmées : Anne est en train de se recoiffer et Kris de reprendre son souffle tandis que l’un des flics range son taser dans son étui de ceinture et que l’autre va récupérer son masque à gaz qui a valsé à l’autre bout du hall.
— Mesdames, pour la dernière fois, dit l’homme au taser en rajustant son uniforme, il est interdit de sortir de l’immeuble jusqu’à nouvel ordre. Veuillez remonter chez vous et n’en plus bouger ou on vous colle un refus d’obtempérer avec outrage à agent et violence sur personne détentrice de l’autorité.
Sur ce, les policiers remettent leur masque et sortent de l’immeuble. Je m’approche d’Anne et, d’un ton très doux, je lui demande :
— Ça va, Anne ? Ils ne t’ont pas fait mal, au moins ?
— Fous-moi la paix, Gérald, me répond-elle sèchement en me bousculant pour rejoindre l’ascenseur, suivie de près par Kris.
Mais pourquoi elle me parle comme ça ? A moi, qui suis si gentil, si prévenant, si amoureux ! Sans parler de mes qualités morales ni de ma situation sociale ! Peut-être qu’elle ne m’aime plus, finalement ? Il faut que j’en aie le cœur net, absolument. Je me précipite pour retenir la porte de l’ascenseur dans lequel elles se sont entassées.
— Anne, tu ne m’aimes plus ?
— Foutez-lui donc la paix une fois pour toutes, Gérald ! me conseille Kris en tentant de refermer la porte sur elles. Vous n’avez pas encore compris, espèce de minus ?
— Vous, d’abord, je vous déteste ! Voilà ! Je remonte chez Renée, alors sortez de l’ascenseur. On tiendra jamais à trois là-dedans ! Et puis, avec votre quintal et demi, on serait en surcharge !
Et tout en la tirant par le bras, j’ajoute, définitif :
— Allez, la pouffiasse, on descend !
Et voilà qu’elle me balance une gifle ! Non, mais sans blague ! Une gifle ! À moi ! Enfin, vu d’ici, on dirait plutôt un coup de poing. J’aurais bien esquivé — un léger balancement du corps avec flexion d’un genou et pression sur la jambe opposée comme me l’avait appris un G.O. au Club Med de Cancùn — mais là, j’ai pas eu le temps. Elle m’a pris par surprise, la vache. C’est pas souvent fair-play, les femmes. C’est comme ça, y a rien à faire.
La porte s’est refermée sur elles et l’ascenseur commence à monter. Très digne malgré la douleur, je sors ma pochette pour essuyer le sang qui coule de ma lèvre fendue et je rajuste mon nœud de cravate avant de me précipiter furieusement dans l’escalier à la poursuite de l’ascenseur.
L’appartement de Renée n’est qu’au deuxième étage, mais dans ces vieux immeubles, ça fait haut. J’ai beau être dans une parfaite forme physique pour mon âge, quand j’arrive devant la porte, les deux femmes se sont déjà engouffrées dans l’entrée. Heureusement, elles n’ont pas claqué la porte, les deux gourdes ! J’entre et je traverse le salon à grand pas en zigzagant entre les canapés et les guéridons pour déboucher à vive allure dans la salle à manger. J’aperçois Kris qui disparaît dans l’office en en claquant la porte. Je fonce. Au milieu de la pièce, il y a Charles, étendu sur le dos. Assise à califourchon sur son ventre, Renée est en train de le frapper avec son bouquet dont les fleurs se dispersent aux alentours
— Pardon, excusez-moi, dis-je en passant par-dessus les jambes de l’écrivain.
La porte de l’office ne résiste pas à mon assaut et, tel Hulk en sa fureur, d’un seul geste, j’envoie balader la table à roulette qui me barre le chemin.
— … extrêmement contagieuse qui demande la mise en œuvre de…
Dans le fond de la cuisine, sous le Pizon Bros, Longchamp a coincé la tête de Mademoiselle Herr dans la porte du réfrigérateur sur laquelle il donne de grands coups d’épaule répétés.
— … et c’est seulement au prix de ces mesures, difficiles et contraignantes je le reconnais, que nous…
A l’autre extrémité de la cuisine, André a saisi une planche à découper qu’il brandit en se précipitant vers le frigidaire. Pour le moment, je ne saurais dire s’il a l’intention d’en frapper le crâne de l’acteur où le postérieur de la pharmacienne.
— … plein accord avec les recommandations du Conseil Scientifique. Un couvre-feu immédiat et permanent, autrement dit un confinement total, 24 heures sur 24, avec la stricte interdiction de sortir pour quelque raison que…
Je ne le saurai jamais, parce que Anne vient de faire un croche-pied à André. Il s’étale sur le carrelage sans avoir pu parvenir à ses fins.
— … pour une première période de deux semaines commençant à cet instant.
En ce qui me concerne, j’ai enfin réussi à rejoindre Kris. Je l’attrape par la chaîne de vélo qu’elle porte autour du coup, et je tente de la faire tournoyer autour de moi. Malheureusement, elle est bien trop lourde. Hulk y serait sans doute arrivé, mais je crois que moi, je ne parviendrai pas à la faire décoller. J’abandonne le projet pour entreprendre un étranglement.
— …Voilà, mes chers compatriotes quelles sont…
Mais voilà Anne qui vient à sa rescousse en me plantant une fourchette à huîtres dans l’épaule. Le hors d’œuvre ayant été du foie gras, je me demande où elle a trouvé l’instrument. Je lâche la grosse et flanque un coup de pied dans le tibia de ma chère épouse. Mais André a récupéré ses esprits et la planche à découper. Du coin de l’œil, je le vois qui…
— …. Vive la République et vive la France !
Fin
Bientôt publié
31 Déc, 16:47 Carte de voeux 5/12
1 Jan 2022, 07:47 “Je me souviens” ou “Faut jamais rien raconter à personne”
1 Jan 2022, 16:47 Carte de voeux 6/12
C’est comme revoir régulièrement un film léger qu’on aime. La répétition de ces choses sans importance capitale est une potion qui fait sacrément du bien. On se retrouvera l’année prochaine. Bonne année à tous!