Sacrée soirée ! (21)

21

Tout d’un coup, Kris se lève de sa chaise en frappant un grand coup sur la table du plat de la main, et quand un bon quintal frappe du plat de la main sur une table de ferme, je vous jure que ça fait du bruit.

— En voilà assez, Monsieur ! dit-elle d’une voix forte mais calme. Vous emmerdez tout le monde avec vos jeux stupides. Les histoires d’argent qui peuvent exister entre Renée et le docteur ne regardent personne. Alors, allez cuver votre vin dans une chambre et revenez nous voir quand vous serez décent !

Charles ne parait pas déstabilisé par l’intervention de Kris. Il se tourne vers elle et d’un ton faussement contrit, il lui dit :

— Oh ben, c’est  pas gentil de me parler comme ça, ma p’tite dame ! Moi, tout ce que je voulais c’est qu’on s’amuse un peu en attendant la fin du monde. Parce que, faut pas vous tromper, c’est ça qu’on va nous annoncer tout à l’heure à la radio. La fin du monde… Alors, qu’est-ce que ça peut faire que Renée couche avec André depuis six mois ? Qu’est-ce que ça peut faire que le petit rat de laboratoire joue les princes consorts ? Qu’est-ce que ça peut faire s’il lui pique un peu d’argent de temps en temps. C’est que ça gagne pas beaucoup un chercheur, chez Schmurtz.

Je regarde Anne qui regarde Renée qui regarde Kris qui regarde Charles. Anne est toute pâle, Renée a le rouge aux joues, Kris est furibarde. Quant à Charles, lui, il est ravi. D’ailleurs, il continue :

Chercheur chez Schmurtz !  Vous avez vu ça ? Chercheur chez Schmurtz ! Je l’ai dit sans bafouiller. Trois fois ! C’est bien la preuve que je suis pas encore assez saoul. De toute façon, elle est pleine aux as, la veuve joyeuse. Alors, un peu plus, un peu moins…

Dans la cuisine, on n’entend plus que le Pizon Bros et son sirop. La consternation semble régner dans l’assistance, mais je sens bien qu’à l’intérieur, il y en a qui s’amusent comme des fous. Ce n’est sûrement pas le cas de Renée qui s’est mise à pleurer dans sa serviette ni de Kris qui grince entre ses dents :

— Vous êtes un malotru, Monsieur ! On n’a pas le droit de révéler ainsi les secrets d’une femme ! Et d’abord, comment les connaissez-vous, ces secrets ?

— Ben c’est simple ! Je les ai suivis quand ils sont passés au salon après l’engueulade entre André et Longchamp. Je me suis planqué entre deux portes et j’ai écouté ce qu’ils disaient. C’était tout ce qu’il y a de plus clair, je peux vous dire, une vraie marrade ! C’est d’ailleurs ce qui m’a donné l’idée de lancer ce jeu. J’ai eu raison, non ? Au moins, on se marre, pas vrai ?

C’est qu’il a l’air sincère, le bougre !

— Non, Monsieur, rugit Kris. On ne se marre pas, comme vous dites ! Votre conduite est scandaleuse ! Une femme a le droit de faire ce qu’elle veut de son corps. Mais ça, les hommes sont bien incapables de l’admettre. Notre hôtesse est encore une belle femme et, de surcroît, elle est veuve. Si elle veut éprouver encore quelques sensations avec un homme de vingt ans plus jeune qu’elle, libre à elle. Et si elle veut garder cela secret, ce n’est pas à vous de le révéler, et surtout pas pour faire « marrer les gens ». Je n’ai que du mépris pour les personnes qui écoutent aux portes. Par contre, j’ai de la considération pour celles qui savent s’assumer, et c’est ce que fait Renée. N’est-ce pas, Renée, que vous vous assumez ?

Mais Renée, accablée, les yeux rouges et les joues humides, reste silencieuse. Alors, c’est André qui croit bon d’intervenir. Moi, à sa place, j’aurais choisi la discrétion. Mais non ! Il se lève :

— Ah, madame ! dit-il en s’adressant à Kris. Laissez-moi vous remercier d’avoir si bien défendu notre amie Renée. Je crains bien qu’il soit inutile de tenter de raisonner ce salopard, mais en tout cas, je vous remercie de votre intervention. Je n’aurais pas pu dire mieux moi-même. Mais je tiens quand même à préciser qu’il n’y a rien de vrai dans tout ça. Renée et moi sommes simplement des amis, voilà tout. N’est-ce pas, Renée ?

Renée va pour répondre, sans doute toute heureuse de sauver la face en se raccrochant à ce qui m’a tout l’air d’un gros mensonge, mais elle n’en a pas le temps. Kris lui coupe la parole et d’un air mauvais, elle s’adresse à André :

— Vous, le gigolo, faites-vous oublier, voulez-vous ?  J’ai encore moins de sympathie pour votre engeance que pour celle de l’autre ivrogne, là. Qu’un type de votre âge couche avec une femme qui pourrait être sa mère, ça ne me choque pas. Après tout, chacun trouve son plaisir où il peut. Mais qu’il en profite pour en tirer de l’argent, ça c’est vraiment minable !

On dirait qu’André a pris une vague de marée haute en pleine poitrine. Il en est tout déstabilisé. On dirait même qu’il a bu la tasse. Ça doit être le mot gigolo qui a du mal à passer. Il retombe assis sur sa chaise. Il me fait même un peu pitié mais, après tout, il l’a bien mérité, le chouchou de Madame. Pendant que je me livre à ces réflexions, Kris a repris :

— Quant à vous, Renée, moi qui vous prenais pour une femme enfin libérée… vous pourriez quand même trouver mieux que ce freluquet pour vous donner des sensations. Je pourrais vous donner quelques adresses si vous voulez… Vous me décevez énormément, vous savez !

— Moi aussi, dit Anne, moi aussi.

Tiens ? C’est qu’elle a l’air tout émue ma chère et tendre ! Peut-être que ça manque un peu de classe de la part de Renée de payer un type pour coucher avec, mais en quoi est-ce que ça peut la regarder ? Je vois Renée qui pleure dans sa serviette, Anne qui regarde Renée d’un air furieux, Kris qui regarde Anne d’un air étonné, et André qui regarde dans le vague. Mais, tout d’un coup, le voilà qui se secoue. Il se relève et se dirige vers Kris. Il a l’air tout remonté.

— Dites-donc, la grosse pétasse là, c’est pas bientôt fini de juger les gens comme ça ! « Gigolo…dernières sensations…  je pourrais vous donner des adresses… »  Et puis quoi encore ? Mais c’est d’un vulgaire, tout ça !

Maintenant, il est passé derrière Renée. Il pose ses mains sur ses épaules et commence à lui caresser doucement le dos.

— … et pas très charitable pour Renée. Bien sûr qu’elle me fait des cadeaux, Renée. Ça lui fait plaisir. Il arrive même qu’elle me prête de l’argent. Mais je lui ai toujours remboursé. Ça vous dépasse, ça, n’est-ce pas ? Ça ne vous vient pas à l’idée qu’il puisse y avoir de l’affection entre une femme comme elle et un homme comme moi ? Et puis, ça ne vous va pas trop bien de donner des leçons de morale, je trouve. Je pourrais en raconter, moi, des trucs pas très reluisants à votre sujet, mais bon… je préfère me taire.

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