Sacrée soirée (14)

14

— Vous avez raison, Marcelle. Discuter avec un complotiste est un exercice décourageant. Pour quelqu’un comme notre ami, si vous ne vous rendez-pas à l’empilement de ses arguments, si vous ne voyez pas ce qu’il y a de bizarre dans la succession ou la coïncidence de deux événements quels qu’ils soient, c’est que vous êtes vraiment naïve ou complice. Alors, je comprends que vous abandonniez. Mais à propos de complicité, cher Monsieur…

Et là, elle se tourne vers Longchamp et lui, souriant, confit d’autosatisfaction, prend une mine du genre « allez-y, je suis tout ouïe, chère madame ».

— … à propos de complicité, oui, tout d’abord, je ne crois pas que vous pensiez réellement que Marcelle ici présente ou moi-même soyons complice des laboratoires que vous accusez d’entente.

— Effectivement, chère madame, roucoule Longchamp. C’était purement rhétorique…

Rhétorique ? Il a dû vouloir dire théorique. Pas foutu de parler correctement, l’artiste !

— Je crois bien davantage que vous êtes seulement mal informées, poursuit-il, dégoulinant d’amabilité.

— Admettons, admettons. Mais voyons… si j’ai bien compris, tous les grands labos, ou la plupart, ou beaucoup, ou plusieurs — on n’est pas très fixé — ont découvert chacun de leur côté le vaccin, ou le remède — on ne sait pas très bien non plus — et ces laboratoires…

Là, je commence à sentir au ton doucereux que Mademoiselle Wu emploie qu’il va s’en prendre plein ses baskets à autographes, le François.

— …ces laboratoires s’entendent pour retarder l’annonce de leurs découvertes, le but étant bien entendu de faire monter les prix…

— C’est cela, confirme l’agneau qui vient de naître.

— Voyons voir, poursuit le loup en se léchant les babines, prenons un grand labo, n’importe lequel. Non ! Prenons Schmurtz, par exemple. Docteur, vous qui travaillez pour eux, pourriez-vous nous dire combien de personnes y sont employées dans le monde ?

Le toubib sort de sa torpeur et répond :

— Cent mille, au moins.

— Et parmi ces cent mille personnes, combien dans la recherche ?

— Difficile à dire… le quart peut-être.

— Parmi ceux-là, peut-on estimer le nombre de personnes qui connaissent précisément l’objet de leurs recherches ?

— Eh bien, il y a les directeurs de recherche, leurs adjoints, leurs secrétaires, les chefs de laboratoires et les chercheurs affectés aux projets… cela doit faire quelques milliers de personnes. Sans compter les laborantins un peu avertis, les manipulateurs un peu malins, ni bien sûr la Direction Générale.

— Et ces milliers de personnes ont pour la plupart des conjoints, des amants, des maitresses, des enfants, des amis…

— Bon, d’accord, s’énerve le blondinet des salles obscures. Les chercheurs ont des femmes, des enfants et des amis. Et alors ? Où vous voulez en venir ?

Sans prêter attention à l’interruption, Kris Wu déroule sa réflexion prétendument improvisée :

— Donc, pour un seul grand labo comme Schmurtz, entre les chercheurs eux-mêmes et les proches auxquels ils sont susceptibles de se confier, cela doit nous faire, voyons… mettons au moins une dizaine de milliers de personnes susceptibles de connaitre l’objet et l’état d’avancement des recherches de Schmurtz. Si l’on admet que dans le monde le nombre de grands labos comme Schmurtz est de cinq ou six, on ne doit pas être loin de cinquante mille personnes.

— Et alors ?

— Alors, comment se fait-il que parmi ces cinquante mille personnes qui sont au courant de la vérité, pas une seule n’ait jamais, jamais, présenté à la presse ou à la justice la moindre preuve factuelle de ce que vous dites ?

Ça, c’était la première banderille…

— C’est qu’on les empêche de parler, bien sûr… ou qu’on les paye pour se taire, hésite Longchamp.

— Et aucune ne serait assez vénale, assez intéressée, assez anticapitaliste, assez révoltée ou assez passionnée pour prendre quelques photocopies révélatrices du complot et les porter à un journal sérieux ou même à une de ces ONG toujours prêtes à porter plainte au moindre indice ?

Deuxième banderille…

— La puissance de ces laboratoires est tellement énorme, vous savez…, tente la vedette sans grande conviction.

— Comment pouvez-vous croire encore — mais je sens que votre foi vacille — qu’un secret partagé par autant de personnes puisse rester ignoré plus de quelques jours ?

Mise à mort !

— Tout à l’heure, vous nous avez qualifiées de naïves, Madame et moi, au mieux de mal informées. Mais, mon pauvre monsieur, c’est vous qui êtes naïf, c’est vous qui gobez tout ce qui passe sur Facebook et autre réseau social du moment que ça flatte votre paranoïa, votre ignorance, pour ne pas dire votre bêtise.

Là, elle s’acharne sur le cadavre. Pendant toute la tirade de l’Obèse, j’ai bien vu que Renée se désespérait de voir son invité de marque se faire déglinguer par son autre invitée de marque. Alors, elle tente de lui apporter un peu de soutien :

— Allons, allons, Kris. Ne soyez pas trop sévère avec notre artiste. Ce n’est pas son domaine, après tout. Il est bien excusable. On entend tellement de choses étranges, partout et sur tout. Il a bien le droit d’avoir une opinion ! Et il ne fait de mal à personne.

Mais le chercheur de chez Schmurtz s’est réveillé. Il se redresse sur sa chaise :

—Mais si, Renée, si ! Il fait du mal, beaucoup de mal ! Le problème, c’est que ce monsieur est connu. On le voit dans des films, dans des séries et quand il passe à la télévision, il suffit qu’il raconte n’importe quelle bêtise pour que les gens y croient. C’est dramatique !

— Allons, allons, il ne faut rien exagérer, plaide la maitresse de maison.

Il est temps de ramener un peu de bon sens dans cette conversation. J’interviens :

— Je vais vous dire ce que j’en pense, moi, de tout cela…

J’entends Anne qui grommelle dans sa serviette :

— Mais tout le monde s’en fout, de ce que tu penses, mon pauvre vieux…

Comme personne ne semble l’avoir entendue, je continue :

— Tout cela n’a aucune importance ! Je vous l’ai dit tout à l’heure : ce virus ne présente aucun danger et d’ici quelques semaines, on n’en parlera plus, vous verrez.  Vous admettrez que, dans ces conditions, votre petit débat sur les laboratoires perd un peu de son intérêt, non ?

— Et qu’est-ce qui vous faire croire ça, demande la grande prêtresse de la mode ?

— J’en suis persuadé…

— Mais encore ?

— C’est mon opinion, voilà tout.

Mais voilà le rat de laboratoire qui s’intéresse à moi maintenant !

— C’est votre opinion, voilà tout ! Écoutez, Monsieur, on peut avoir une opinion sur la politique du gouvernement, sur la cuisine espagnole ou sur l’art contemporain, mais sur un virus ? Un virus, sacré nom de Dieu ! Un truc que les biologistes du monde entier commencent à peine à étudier ! Et vous, vous arrivez, la bouche en cul de poule, et vous nous dites : « Ce virus est sans danger ; c’est mon opinion, voilà tout ! » C’est à pleurer !

— Mais enfin, on a bien le droit d’avoir une opinion, quand même ! Notre charmante hôtesse nous l’a rappelé il n’y a pas cinq minutes ! Alors, je dis…

On a frappé à la porte du salon. C’est Françoise qui entre dans la pièce.  Tout le monde s’est tu et moi aussi. La vieille bonne trottine jusqu’à Renée et lui chuchote quelque chose à l’oreille.

— Mais, faites-le entrer, Françoise, faites-le entrer ! Un homme avec des fleurs, vous pensez ! Ça nous changera un peu des virus et des vaccins… Ah ! Ah !

A SUIVRE

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