Le Cujas (81)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Quinzième partie

Dashiell se redressa sur son siège, cligna trois fois des paupières et regarda la femme qui se penchait sur lui. Elle était jeune et blonde. Ses cheveux courts et raides encadraient un joli visage qui lui souriait, l’air amusé. Elle portait l’uniforme de l’Air Force. Sur son épaule, on pouvait voir son grade de Sergent Technique et, sur sa pochette de poitrine, son nom, Powers. Il avait mal à la tête, mal au cœur ; il se sentait misérable.

— Qu’est-ce que vous voulez, Powers ?

— Mais rien, Lieutenant, rien du tout. Je voulais juste éviter que vous ne sautiez au plafond à la prochaine turbulence… Vous savez, je vous ai vu tout à l’heure à Shannon… vous n’aviez pas l’air dans votre assiette, alors je voulais savoir si vous alliez bien, si vous n’alliez pas être malade avec toutes ces secousses… c’est tout… tenez, je vous ai apporté un verre d’eau… mais si vous préférez un café, je peux aller…

— Merci, mademoiselle, vous êtes très gentille… Mademoiselle…?

— Lucy

— Écoutez, Lucy… pardonnez-moi si j’ai été désagréable. J’étais tellement loin quand vous m’avez réveillé…

— Je sais, il y a des hommes qui sont comme ça au réveil. Il vaut mieux ne rien leur demander… A propos, vous dormez la bouche ouverte.

— Je suis désolé… c’est ridicule !

— Pas du tout, c’est touchant chez un homme. Ça le rend comme un enfant… enfin ça, ça dépend de l’homme… Vous, vous aviez l’air d’un enfant. Houps ! Une nouvelle secousse ! Vous permettez que je m’asseye ?

Sans attendre sa réponse, Lucy s’est assise à côté de Dashiell. Elle a attaché sa ceinture et, très vite, elle a commencé à raconter sa vie. Lucy Powers avait vingt-neuf  ans, elle était née à Providence dans le Rhode Island ; elle y serait probablement restée toute sa vie, mais, trois ans plus tôt, elle avait décidé de changer d’existence : elle avait divorcé et s’était engagée dans l’US Air Force ; elle avait suivi une formation accélérée pour devenir technicienne spécialiste des trains d’atterrissage ; affectée à la maintenance des bombardiers américains basés en Angleterre, elle avait passé à Londres une année formidable ; le travail en équipe, la sensation de participer à un gigantesque projet, les liaisons amoureuses éphémères, les sorties en bandes dans cette ville bouillonnante, les nuits d’alertes passées à danser, chanter et flirter dans les tunnels du métro, toutes ces choses excitantes qu’elle n’aurait jamais connues si elle était restée à Providence avec Don, son ex-mari. Elle avait découvert ce que pouvait donner à une femme le célibat, l’indépendance et l’éloignement : la liberté. Elle considérait comme la chance de sa vie de s’être trouvée à Londres au moment où la guerre basculait et de pouvoir y vivre cette période extraordinaire d’enthousiasme et de fébrilité.

Maintenant, elle rentrait aux USA pour une période de formation chez Lockheed en Californie, mais elle comptait bien retourner à Londres dès que possible, et même s’y établir définitivement quand la guerre serait finie.

Pendant qu’elle parlait, les lumières intérieures de l’avion s’était éteintes et les conversations des passagers avaient fini par cesser. Chacun tentait de trouver une position moins inconfortable pour dormir un peu car il restait encore six ou sept heures de vol avant de se poser à Terre-Neuve.

— À votre tour, Lieutenant. Racontez-moi un peu votre guerre, ce que vous faites dans cet avion, d’où vous êtes, où vous allez, toute cette sorte de choses…

—…

— À moins que vous ne préfériez ne pas parler, ou même que je me taise… ou mieux, que je m’en aille…

— Pardonnez-moi, Lucy. Je n’ai pas envie de parler. Mais vous pouvez rester… s’il vous plaît…

A partir de cet instant, Lucy ne prononça plus une parole. Elle demeura un moment immobile, comme si elle réfléchissait à ce que cet homme venait de lui dire, et puis elle s’installa plus confortablement. Sur l’accoudoir, son avant-bras touchait celui de Dashiell. Dans la lueur bleutée des veilleuses, il vit que ses manches étaient relevées. Il s’agita sur son siège, et sa main toucha la peau du poignet dénudé de Lucy. Il se demanda instantanément si c’était involontaire ou s’il avait cherché ce contact. Elle ne parut pas se poser la question et, lentement, elle déboucla sa ceinture de sécurité, se pencha en avant et, se tournant vers Dashiell, elle posa délicatement ses lèvres sur sa bouche. Dashiell ne bougeait pas. Le baiser était frais, doux et tendre. Un petit bout de langue vint frôler délicatement ses lèvres. Il fut secoué d’un petit sanglot, et d’un coup, les muscles de ses épaules, de son ventre et de ses cuisses se relâchèrent. La tension accumulée depuis tant de jours s’évanouit tandis qu’il rendait son baiser à la jeune femme.

Quelques secondes plus tard, elle se recula légèrement et chuchota à l’oreille de Dashiell :

— Ne bougez pas, je reviens…

Dashiell s’enfonça dans son siège, allongeant les jambes le plus qu’il pouvait et poussa un soupir involontaire de bien-être en fermant les yeux. Qui était cette jeune femme, douce et tiède ? Que voulait-elle ? Jamais une femme ne l’avait abordé de cette façon, un mélange d’audace, de naturel et de légèreté. Un mélange bien agréable, pensait-il. Pendant quelques instants, il n’avait pensé à rien d’autre qu’aux sensations qui montaient en lui, abandon, oubli, désir… Pendant leur long baiser, Lucy s’était contentée de lui caresser chastement la nuque tandis qu’il passait son bras autour de sa taille. Ni l’un ni l’autre n’avait ébauché de geste plus intime, plus osé. Il avait aimé cette réserve. Elle lui rappelait leurs timidités d’adolescents quand il retrouvait Patricia dans les dunes de Glen Cove.

Tout d’un coup, les phares de la Jeep réapparurent. Il se força à rouvrir grand les yeux pour chasser cette vision.

De sa place, tout au fond de l’avion, il pouvait voir l’enfilade des sièges jusqu’à la porte du poste de pilotage. Ils n’étaient occupés que sur les dix ou douze premières rangées. A trois rangs devant lui, dans la pénombre de la cabine, il pouvait voir la silhouette de Lucy, debout dans le couloir. Dashiell pensa qu’elle cherchait quelque chose dans le coffre à bagage, mais tout à coup le coffre s’abattît sans bruit à l’horizontale. Lucy s’agita encore quelques instants devant le coffre, puis elle rejoignit Dashiell et lui prit la main. Elle lui dit simplement :

— Venez…

Il obéit, la rejoignit dans le couloir et la suivit jusqu’au coffre resté ouvert. C’était en fait une couchette, semblable à celles que l’on trouve dans les wagons-lits. Lucy y monta avec souplesse et lui tendit la main pour qu’il la rejoigne. Quand ce fut fait, elle tira lentement un petit rideau sur glissières qui isola entièrement la couchette.

— On m’avait bien dit que dans ces nouveaux Constellations, il y avait des versions avec couchettes à l’arrière, mais je n’aurais jamais cru qu’elles puissent être aussi larges. C’est confortable, non ? Personne ne nous a vu, et personne ne peux nous voir…

— Mais, Lucy…

— Maintenant, taisez-vous, Lieutenant. Vous avez bien assez parlé…

Et elle l’embrassa à nouveau.

Quelques heures plus tard, Lucy commença à s’agiter sur la couchette, réveillant Dashiell. La jeune femme était en train de se contorsionner pour enfiler son pantalon de treillis.

— Dash, réveillez-vous. On se pose dans une heure à Terre-Neuve. Le pilote vient de l’annoncer. Il va falloir se lever et replier la couchette. Mais je vais d’abord passer aux toilettes, dit-elle en écartant un peu le rideau après lui avoir posé un baiser sur la joue.

Par le rideau entr’ouvert, Dashiell pouvait voir la file d’attente qui s’était formée devant les toilettes.

— Mais il y a plein de monde ! On va nous voir ! chuchota Dashiell, affolé.

— Et alors ? Vous avez honte ? Pas moi…

Ce reproche implicite lui fit monter le rouge aux joues.

— Non, mais… Non, bien sûr, lui répondit-il avec ce qui pouvait être le plus proche d’un sourire d’excuse pour son étroitesse d’esprit.

— Alors, tout va bien, dit Lucy et elle sauta dans l’allée centrale.

Dashiell referma le rideau et entreprit de se rhabiller lui aussi. Quand elle repassa devant la couchette, dix minutes plus tard, Lucy glissa sa main derrière le rideau pour un petit salut à Dashiell et continua dans le couloir jusqu’à rejoindre sa place vers l’avant.

Après l’atterrissage à Gander, les passagers se dispersèrent dans l’aérogare, à la recherche d’un café ou d’un endroit pour s’étendre. Dashiell cherchait Lucy des yeux, mais il ne la trouvait pas. Le self-service venait d’ouvrir pour accueillir les passagers du vol de Londres. Il y trouva une table libre. Il commanda des œufs frits, du pain perdu et du café et, tout en regardant les gouttes de pluie glisser le long de la vitrine qui donnait sur le tarmac, il se mit à penser à sa nuit. Elle avait été douce et tendre, lente et silencieuse. Entre deux élans, il avait posé sa tête sur le ventre de la femme et l’avait laissée ainsi longtemps, parfaitement éveillé, se laissant pénétrer de cette paix, de ce parfum qui baignaient le petit espace clos de la couchette. Il n’avait plus peur, il ne pensait plus à rien d’autre qu’au corps de Lucy, ferme et tendre à la fois, et au sien, parfaitement détendu, comme jamais auparavant il ne l’avait senti. Et puis, il s’endormait, profondément, sans rêve, pour se réveiller sous une nouvelle caresse de Lucy.

Il finit par l’apercevoir, riant au lieu d’un groupe de femmes de l’Air Force. Elle le vit, mais ne fit aucun geste pour le rejoindre ni même aucun signe de reconnaissance.

Quand ils embarquèrent à nouveau à bord du Constellation, Dashiell s’installa à sa place d’origine, à l’arrière de l’appareil, espérant que Lucy viendrait le rejoindre. Mais de nouveaux passagers étaient montés à bord et l’un d’entre eux vint s’asseoir à côté de Dashiell. Quand il vit Lucy passer à sa hauteur dans le couloir, il alla la rejoindre à l’arrière.

— Bonjour, Lucy.

Elle fumait, debout entre les deux rangées de fauteuils. Elle regardait distraitement à l’extérieur par le hublot de la portière. Dashiell, surpris par l’indifférence de son accueil, ne savait pas quoi dire. Tout ce qu’il put trouver c’est : « Vous avez bien dormi? »

— Pas mal, merci, répondit-elle en tordant un peu la bouche pour ne pas lui souffler la fumée au visage.

Surpris par la brièveté de la réponse, Dashiell était décontenancé. Il continua, se forçant à la nonchalance :

— Moi, j’ai dormi comme une buche. Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps !

Comme Lucy ne répondait pas, Dashiell poursuivit :

—Dites… En principe, je pars pour Atlanta demain matin, mais si vous voulez, je dois pouvoir repousser ça d’un jour ou deux. Ça vous dirait de passer un peu de temps à New York avec moi?

— Pourquoi pas ? répondit Lucy d’un air absent que Stiller ne remarqua pas.

— Je pourrais vous faire visiter la ville. Je suis de là-bas, vous savez.

— D’accord, Dashiell, ça sera avec plaisir. Mais là, il faut que je retourne à ma place. On va bientôt se poser. On en reparle quand on sera à LaGuardia.

— Parfait ! A tout à l’heure, Lucy.

À SUIVRE

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