Le Cujas (80)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Quatorzième  partie

—Mais Isabelle, est-ce qu’elle sait tout ça ? Vous me dites qu’elle n’a eu aucune nouvelle de vous depuis des mois, depuis votre lettre d’adieu. Tout ce qu’elle sait c’est que vous l’avez quittée froidement, pour toujours. Vous devriez peut-être lui écrire, lui dire que vous êtes vivant, que vous allez revenir et que vous voulez vivre avec elle…

— Vous avez raison, je vais le faire… bientôt. Mais la guerre n’est pas tout à fait finie…, j’aimerais mieux… vous comprenez… j’aimerais mieux attendre d’être sûr… mais je vais le faire… bientôt…

— Le plus tôt sera le mieux, Antoine. Le plus tôt sera le mieux…

*

La Jeep qui amenait Dashiell de Berchtesgaden l’a déposé sur le tarmac de l’aéroport de Salzbourg et quelques minutes plus tard, le C47 a décollé. Il n’y a que cinq passagers dans l’avion, Dashiell et quatre officiers supérieurs, des colonels. Il les a salués au pied de l’appareil et ils lui ont rendu son salut négligemment, presque amicalement. Apparemment, ils ne connaissent pas la raison de la présence de ce simple lieutenant dans leur avion. Ils se sont installés aux quatre sièges qui se font face autour de la petite table de travail vissée dans le plancher. Avant le décollage, le commandant de bord, un capitaine, a descendu l’allée centrale pour venir les saluer et échanger quelques mots. Il y a eu des rires. Sur une dernière plaisanterie, le capitaine est remonté au poste de pilotage pour lancer les deux moteurs l’un après l’autre. Le bruit a enflé, la carlingue a vibré puis, les freins enfin lâchés, l’appareil s’est lancé sur le tarmac pour atteindre à pleine vitesse le début de la piste dans un large virage et décoller dès les premiers mètres de la ligne droite. Les colonels ont applaudi en riant.

Dashiell, tourné sur son siège tout au fond de l’appareil, regarde Salzbourg disparaitre derrière l’empennage. Dans l’avion, le bruit est terrible. L’appareil balance ses ailes et secoue un peu sa carlingue en traversant la première couche de nuages. Maintenant, il est en plein soleil. Le bruit diminue et l’avion semble ralentir. Tout se calme. Il fait froid. Dashiell s’enfonce dans son blouson et ferme les yeux. Il est fatigué. La nuit dernière, après avoir lu le rapport Bronski, il lui a été impossible de s’endormir. Alors, il somnole tandis que les quatre officiers parlent fort pour couvrir le bruit des moteurs. Parfois, dans une demi-conscience, il comprend des bribes de phrases…

« … jamais on aurait dû leur laisser prendre Berlin… il n’y a plus de Wehrmacht…  maintenant, c’est les Russes qu’on a en face… »

Ce sont les quatre colonels qui continuent de régler le sort de la guerre à l’avant du C47.

Dashiell regarde le paysage défiler sous l’aile.  Les routes désertes, les villages intacts, les champs découpés par les bocages et les rivières scintillantes, les forêts profondes trouées de sombres étangs, tout ce calme oublié, tout cela le fascine. Ici, la guerre n’a pas laissé de trace ; le temps les a peut-être effacées. Mais le paysage change, les routes deviennent plus larges, plus nombreuses, on y voit rouler des camions, il y a des voies ferrées qui se coupent, se rejoignent, se regroupent, éclatent, traversent des gares, pénètrent dans des tunnels, ressortent d’entrepôts ; un semi de cratères apparait, on dirait une photo de la Lune, et puis un bâtiment effondré, un autre incendié, un train entier couché sur le côté, noirci, disloqué, et maintenant la ville, parsemée de collines de décombres, la cathédrale intacte, la Grand-Place détruite… Est-ce que c’est une ville allemande ou une ville française ? Ou belge peut-être. Comment savoir ?

« … Berlin, foncer… fallait foncer, mais voilà, les politiciens…  vous savez qu’on a coulé le Yamato ?… c’est bientôt fini, là-bas… »

Dans une heure ou deux, l’avion se posera à Londres, mais à présent, où est-il ? Est-ce qu’il vole au-dessus d’un pays vainqueur ou d’un pays vaincu. Vu de haut comme cela, sans repère, il n’y a pas de moyen de le savoir. D’où qu’elles viennent, où qu’elles tombent, les bombes font les mêmes dégâts…

« …partons à Singapour demain soir et de là aux Philippines pour rejoindre Macarthur…. se rendront jamais… j’aimerais être à votre place, Bill… faudra aller jusqu’au bout, jusqu’à Tokyo, vous verrez… »

Le C47 s’est posé sur l’aérodrome de Gatwick. Plus près de la porte de l’appareil, Dashiell est descendu le premier. Il sera bientôt six heures du soir, la lumière est pauvre et il tombe une pluie fine. Les quatre officiers colonels descendent à leur tour en continuant à discuter. Dashiell s’éloigne un peu, mais il entend :

« … pas un mois que Roosevelt est mort et déjà… vous lui faites confiance, vous ? … Truman ? Connais pas ! … »

Dans la pénombre naissante, deux phares apparaissent. Ils se reflètent sur le tarmac mouillé et zigzaguent entre les silhouettes des avions au parking. C’est un bus militaire. Un sous-officier en descend et salue les colonels. Il a pour ordre de les amener immédiatement au QG des forces alliées, à Camp Griffis.  Le bus s’éloigne avec les officiers à bord tandis que Dashiell reste planté là, sous la pluie, ne sachant que faire. D’autres phares : c’est une jeep bâchée. Elle vient chercher les deux pilotes. Au moment où elle va repartir, le commandant du C47 lance à Dashiell :

— Alors, Lieutenant ? Vous n’allez quand même pas rester là tout seul, sous cette pluie. Allez, montez ! Vous allez où ?

— Merci, Sir. Je ne sais pas, je n’ai pas mes ordres…au bureau des affaires militaires, je suppose.

— Alors on vous dépose à l’aérogare. C’est surement là. Nous, on va faire la fête à Londres. On vous emmène si vous voulez ! Non ? Allez ! La guerre est finie, vous savez ? Ça se fête, bon sang !

— Merci, mais non. Je dois rentrer à New York. Il y a surement un ordre qui m’attend au bureau.

— Vous rentrez à la maison ? Déjà ? Dites-donc, Lieutenant, vous êtes un sacré veinard !

— Oui, Sir. Un sacré veinard…

Dans l’aérogare, le bureau des affaires militaires US partageait le local de la Pan Am. Une jeune femme sergent des WAC lui remit une enveloppe scellée à son nom. Elle contenait un ordre de transport qui précisait son itinéraire : il devait prendre le vol Pan Am du lendemain pour New York, puis le surlendemain un vol de New York à Atlanta où un transport militaire le prendrait pour le conduire à Toccoa. Dashiell se dit qu’il n’aurait pas le temps de passer voir sa famille à Manhattan. De toute façon, il n’en avait pas envie.

La jeune WAC lui dit que son avion décollait le lendemain, 9 mai, à 1015, qu’il ferait escale à Shannon puis à Gander pour se poser le surlendemain à 1715 à LaGuardia. Elle ajouta qu’il allait voyager avec le tout dernier Lockheed-Constellation, un superbe appareil civil qui ne mettait pas dix heures à traverser l’Atlantique.

— En plus, l’avion sera presque vide, ajouta-t-elle. Vous en avez de la chance, Lieutenant !

— C’est vrai. Je suis un sacré veinard…

— Pour cette nuit, si vous voulez, il y a un logement pour les officiers de passage. Vous avez aussi un bon hôtel à un demi mile de l’aérogare…

— Merci, sergent. Je crois que je vais rester là. Je trouverai bien un endroit pour m’allonger.

La WAC s’était trompée : l’avion était presque plein. Entré le premier, Dashiell avait choisi sa place, tout au fond, une place où il était certain d’être tranquille. Mais au dernier moment, une cinquantaine de personnels techniques de l’Air Force avait embarqué à bord du Constellation. Se connaissant tous, joyeux et bruyants, ils partaient à Burbank pour un séminaire de formation à la maintenance des nouveaux Lockheed livrés à l’armée. Pour la plupart, ils étaient en Angleterre depuis deux ans et ils étaient heureux de rentrer au pays, même si ce n’était que pour quelques semaines. Le vol entre Gatwick et Shannon se fit dans un brouhaha continu. A l’arrière, le siège de Dashiell était continuellement secoué par les turbulences. Fatigué par une mauvaise nuit sur une banquette de l’aérogare, abruti par le bruit des moteurs, agacé par l’exubérance des personnels de l’Air Force, Dashiell n’arrivait pas à s’endormir, toujours agité par le souvenir des lacets du Kehlstein et, quand il parvenait à s’endormir, toujours réveillé par des éclats de rire.

L’atterrissage à Shannon se fit dans la joie et les applaudissements. Pendant les deux heures d’attente, Dashiell décida de s’offrir une trêve. Il se rendit au bar où il acheta une bouteille de whisky irlandais — après tout, c’était le produit local — et un grand pot de pop-corn qu’il fit abondamment saler, puis il alla s’allonger par terre le long d’un mur, la nuque appuyée contre son sac. Là, il se mit à boire au goulot, lentement, régulièrement. Le whisky l’écœurait un peu, mais le sel du pop-corn lui redonnait le goût de boire. Au moment où on les appelait pour remonter dans l’appareil, il n’avait bu qu’un tiers de la bouteille. Il n’était que légèrement ivre, de sorte qu’il put rejoindre l’avion et traverser la cabine jusqu’à sa place sans trop se faire remarquer.

Le Constellation décolla dans la nuit et Dashiell s’endormit dès que la baisse de régime des quatre moteurs annonça que l’on avait atteint l’altitude de croisière.

Il était nu dans un amphithéâtre de son université en train d’assister, angoissé, à un cours de philosophie auquel il ne comprenait strictement rien quand il tomba de son banc en poussant un petit cri.

— Tout va bien, Lieutenant, c’est juste une petite turbulence. Mais nous allons traverser un orage… il vaudrait mieux vous rasseoir et attacher votre ceinture.

— Euh… comment ? Oui, oui… d’accord, d’accord, excusez-moi, je m’assieds.

Dashiell se redressa sur son siège, cligna trois fois des paupières et regarda la femme qui se penchait sur lui. Elle était jeune et blonde. Ses cheveux courts et raides encadraient un joli visage qui lui souriait, l’air amusé. Elle portait l’uniforme de l’Air Force. Sur son épaule, on pouvait voir son grade de Sergent Technique et, sur sa pochette de poitrine, son nom, Powers. Il avait mal à la tête, mal au cœur ; il se sentait misérable.

— Qu’est-ce que vous voulez, Powers ?

 À SUIVRE

Bientôt publié

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