Le Cujas (64)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Onzième partie

C’est incroyable, ça, quand même ! Vous passez votre temps à faire parler les gens, vous noircissez des pages et des pages avec ce qu’ils vous racontent et quand on vous pose la moindre question personnelle, toc, ça y est, vous vous refermez comme une huître et il n’y a pas moyen de vous tirer quoi que ce soit. Ça commence à être agaçant, vous savez ? Dis-moi, kamrat, est-ce que tu serais timide ? Ou alors, est-ce que par hasard tu n’aurais pas des choses à cacher ? Non ? Alors, qu’est-ce qui t’empêche comme ça de raconter quoi que ce soit sur toi-même ? Et d’abord, tu veux faire quoi, avec toutes ces interviews ?

 

Un roman. Bon, d’accord, disons un roman… peut-être… mais toi, d’où est-ce que tu viens, toi ? C’est quoi ton histoire ?

Mais si, ça a un intérêt. Et d’abord, moi, ça m’intéresse. Alors ?

Vraiment ? Tu ne veux rien dire ? Écoute, Stiller, ne me force pas à te faire revisiter la machine de Marly. Il y a plein de neige, il fait froid et la nuit va tomber ! Alors, j’ai pas envie de retourner là-bas, t’as pas envie de retourner là-bas, personne a envie de retourner là-bas, mais fais gaffe quand même !
Allons bon ! Voilà que je m’énerve encore une fois. C’est de ta faute, aussi ! Oh, et puis, fais donc comme tu veux…
Bon, faut que je me calme. Je crois que vous aimez mieux quand je vous dis vous, pas vrai ? De toute façon, qu’est-ce que j’en ai à faire, moi ? Je sais déjà tout ce qu’il y a à savoir.

Eh bien sûr, que j’ai fait une enquête ! Qu’est-ce que vous croyez, Stiller ? Que je vais recevoir quelqu’un chez moi, que je vais lui raconter la moitié de ma vie sans savoir d’où il sort ? Donc, je sais déjà à peu près tout ce que j’avais besoin de savoir. Seulement, j’aurais aimé que vous me le racontiez vous-même !  Ça aurait renforcé la confiance mutuelle…

Par exemple ? Eh bien, par exemple, je sais que vous êtes né en 1916 à New York et que vous y avez toujours habité, et dans les beaux quartiers, même ! Je sais que votre grand-père et votre père ont fait fortune dans la machine-outil. Je sais que pendant la guerre de 14, ils ont été les fournisseurs des chantiers navals et que pendant celle de 40, ils se sont lancés dans la fabrication de trains d’atterrissage pour les bombardiers. Je sais que pour les Stiller, les affaires ont pas mal marché. Je sais aussi que Papa Stiller s’est fait bouler comme sénateur de Pennsylvanie, mais qu’il compte bien retenter sa chance dans pas longtemps. Je me trompe ?

….

Ben oui, bien sûr que c’est exact. Regardez, tout est écrit là-dedans, noir sur blanc.

Ça ? C’est le rapport que j’ai reçu d’un ami à moi dans le New Jersey. Rien que pour vous prouver que c’est du solide, je continue : vous avez fait vos études dans la meilleure université de New-York. Droit et économie. C’était sans doute pour reprendre un jour les affaires de papa. Mais ça ne vous plaisait pas vraiment. Il parait que vous préfériez nettement le théâtre et la photo. C’est pour ça que vous avez lâché l’université pendant six mois pour faire un tour d’Europe. Londres, Berlin, Rome, Vienne, Paris… Vous vouliez faire de la photo, de la photo d’art, même. Votre spécialité, c’était les portraits, les personnages, les scènes de rue. Les paysages, les monuments, ça ne vous intéressait pas.
À votre retour à New York en 36, vos parents vous louent une galerie d’art.  Ils organisent une exposition de vos photos mais les critiques sont mauvaises et l’expo ne marche pas. Ça vous décourage et vous retournez à l’Université. Vous en sortez en 39, juste au moment où la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne. Vous vous faites embaucher sous un faux nom comme ouvrier dans la première des usines Stiller, celle de Pittsburgh. Vous y passez trois ans sans broncher et puis vous rentrez à New York à la Direction financière. Fin 41, c’est Pearl Harbour et l’Amérique entre en guerre. Vous vous engagez l’infanterie parachutée en 42 et vous partez à l’entrainement en Géorgie puis en Angleterre. Vous participez à la bataille de Normandie, puis à celle des Ardennes. Après ça vous entrez en Allemagne et en Mai 45, vous prenez le Nid d’Aigle presque à vous tout seul ! Vous êtes décoré deux fois, la Bronze Star et la Silver Star. Dès la capitulation de l’Allemagne, vous êtes rapatrié comme instructeur dans un camp d’entrainement en Géorgie, puis démobilisé en décembre 45 et vous rentrez à New York où vous passez Noël en famille.  Vous voyez, c’est précis comme rapport, pas vrai ?
Mais il y a toujours une chose qui me chiffonne, Dashiell. C’est que mes amis n’ont pas été fichus de savoir ce que vous faites depuis la fin de la guerre. Vous n’êtes pas retourné à la Stiller Company, vous n’habitez plus Manhattan. Alors qu’est-ce que vous foutez, sacré bonsoir ?

Autrement dit, pas grand-chose ! Si je comprends bien, après avoir essayé d’être photographe, vous essayez maintenant d’être écrivain ? Et si je calcule bien, ça fait trois ans que vous n’êtes plus dans l’armée… en trois ans, vous avez écrit quelque chose ? Non ? Hé ben, dites-donc ! Heureusement que papa a de l’argent, pas vrai ?

Ne m’en veuillez pas, Dash. Je m’en fiche complètement que vous viviez sans travailler. Vous savez, la morale des bourgeois, moi…
J’essaye seulement de vous faire réagir, mais visiblement … Tiens ! On arrive, voilà votre hôtel. Bon, c’est dommage mais on n’a pas eu le temps de parler de notre ami Cambremer. Ça sera pour une autre fois, un de ces jours, peut-être…

Ben oui, mais écoutez, il commence à se faire tard et il neige toujours. C’est que je voudrais pas avoir à coucher à Paris, moi. J’ai des ouvriers qui arrivent demain matin à Bougival pour l’agrandissement du garage.

Bon, d’accord, mais pas plus d’une demie heure… et c’est bien parce que c’est vous, allez. C’est ça, votre hôtel ? Jožko, gare-toi là. J’en ai pas pour longtemps.

*

Dans votre chambre ? Si vous voulez. C’est vrai que le bar, c’est pas le Ritz, pas vrai ? Vous avez raison, dans votre chambre, on sera plus à l’aise. Il y a moyen de se faire monter à boire ? Non ? Tant pis, allons-y.

Ben dis-donc, fait pas chaud chez vous ! Ça a pas l’air d’être le grand luxe, non plus ! Mais bon sang, Dashiell, ça fait combien de temps que vous vivez là-dedans ?

Tant que ça ? Écoutez, un fils de famille comme vous ne peut pas rester dans un truc aussi minable. Si vous voulez, j’ai un ami qu’a un hôtel rue Troyon ; c’est près de l’Etoile. C’est pas vraiment un palace, mais c’est tout comme. Et puis, il y a un bar tout ce qu’il y a de classe. Si je lui demande, il pourrait vous faire un bon prix, vous savez ?

D’accord, d’accord. Moi, c’était juste pour rendre service… Bon, je comprends bien que votre boui-boui, c’est rue Cujas, tout près du café de la mère Gazagnes, mais quand même ! Tiens, vous avez un petit balcon. Et même deux grandes fenêtres… c’est vrai que c’est joli, ces toits de la Sorbonne sous la neige. Mais vraiment, le Quartier Latin ! C’est pas celui que je préfère. Vous m’auriez dit Montparnasse ou Saint-Germain, à la rigueur… Moi, si j’avais pas Bougival, je serais plutôt Champs Élysées, vous voyez…

Bon, Cambremer… Ah ! D’abord, tenez ! Je vous rends vos notes.

Il n’y a pas de quoi, c’est bien normal. De toute façon, j’en garde une copie : j’ai tout fait taper ce matin à Bougival. C’est du rapide, hein ! Elles s’y sont mises à plusieurs, faut dire.

Bon ! Cambremer ! Allons-y !

À SUIVRE 

Bientôt publié

21 Mai, 07:47 Les journées de Monsieur Lambert
22 Mai, 07:47 Pleine Lune
23 Mai, 07:47 Le Cujas (65)

Une réflexion sur « Le Cujas (64) »

  1. Ha ha! Un dénouement se précise, enfin, je crois. J’espère que Stiller à pu enregistrer ses conversations avec Engen si les moyens de l’époque le permettait, et à l’insu du plein grès d’Engen bien sûr. On verra!

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