Le Cujas (61)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Huitième partie

Monsieur Stiller, je voulais vous dire : faut pas m’en vouloir pour tout à l’heure. Quelquefois, c’est ma façon de parler, vous savez, ma façon d’avant. J’ai du mal à m’en débarrasser et de temps en temps, ça remonte à la surface. Il y a même des fois où ça m’a fait du tort dans mes affaires. Bon, parfois, je suis un peu brusque, mais au fond, je suis un bon type. Je ne demande qu’à m’entendre avec vous. Vous savez ? Même que je pourrais mettre un peu d’argent dans votre bouquin ! Pourquoi pas ? Je veux dire, si c’est bien un bouquin que vous écrivez. Ça pourrait même être une bonne affaire, l’édition, on ne sait jamais. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Oui, pourquoi pas ? Et puis de toute façon, vous aurez besoin d’aide pour l’édition française. J’ai de très bons amis dans ce monde-là, vous savez. Je pourrais vous donner un sérieux coup de pouce. Pensez-y quand vous en serez là. Je suis sûr que votre roman, là, il fera un tabac. En tout cas, moi, ça me plairait bien de lire un roman avec des gens que je connais dedans.

Mais bien sûr que je vais vous les rendre vos notes, sans ça, comment vous pourriez l’écrire, votre bouquin. A propos, dites, c’est pas vraiment des notes, vos feuilles, là. En tout cas, à moi, ça me parait complètement rédigé. Il ne reste plus qu’à ajouter vos questions… vous savez, les trois petits points où on sait pas ce que vous dites.

Ah bon ? C’est drôle, je ne voyais pas ça comme ça. Enfin, c’est vous l’écrivain, pas vrai ? Seulement, moi, j’ai une remarque à faire.

Ben, c’est qu’ils vous ont un peu enjolivé les choses, l’artisan et la bistrote. Ils ne se sont pas gênés. C’est pas les seuls, d’ailleurs ! Le garçon de café et l’aristo, je peux rien dire, je ne les ai jamais rencontrés. Mais pour ce qui est de Casquette et de Cambremer, ceux-là, je les connais bien, et il faut quand même dire qu’ils vous ont raconté pas mal de bobards. Et vous, vous avez tout gobé, bien sûr. Moi, c’est sûr que je voudrais pas que vous vous étendiez trop sur moi — en plus, je suis même pas sur la photo — mais j’aimerais pas non plus que vous racontiez des boniments. Ça ne ferait pas sérieux, pas vrai ?

Des exemples ? Ah, mais je peux vous en donner, des exemples ! Tenez, la tenancière du Cujas, pour commencer, la Gazagnes. Eh bien, vous avez sûrement remarqué qu’elle ne vous a pratiquement rien dit de l’Occupation. Et pour cause : c’est que, pendant ces quatre années, elle s’est goinfrée, l’Antoinette. Je me rappelle, c’est Sammy qui m’a amené au Cujas pour la première fois un soir en 41. À propos, vous vous rappelez qu’elle vous a dit qu’elle ne connaissait pas Sammy ? Pourtant, s’il y avait un habitué de son restaurant clandestin, c’était bien lui. Elle voulait sans doute pas que vous sachiez qu’elle avait des connaissances dans le milieu. Sammy disait partout que c’était le meilleur bistrot de la rive gauche. Tout venait du marché noir, bien sûr, parce que faut pas croire qu’à cette époque, à Paris, on mangeait ce qu’on voulait. C’était plutôt topinambour et salsifis que côte de bœuf et choucroute garnie ! On avait droit à la viande — de la semelle — un seul jour par semaine, et encore pas toutes les semaines… à moins de connaitre les bons coins et d’être prêt à payer le prix fort. Les spécialités du Cujas, c’était la charcuterie, le bœuf de Salers et le cantal. Et puis l’aligot, bien sûr. Vous ne connaissez pas, ça, l’aligot, vous. C’est à base de purée et de fromage, je vous ferai goûter un jour. Antoinette faisait venir en douce ses produits de Mandailles — c’est un bled perdu dans la montagne quelque part en Auvergne — et elle vous cuisinait tout ça bien gentiment. Pour que ça reste clandestin, elle avait installé deux petites salles à manger dans l’appartement qu’elle avait au-dessus du café. Eh bien, vous voyez, Dashiell — ça ne vous ennuie pas que je vous appelle Dashiell ? — depuis la Libération, je n’ai jamais retrouvé une viande aussi bonne. Je suis sûr qu’elle s’est fait une petite fortune, l’Auvergnate ! Je suis devenu un client régulier. Et puis un soir où je finissais de diner avec une fille, elle m’a annoncé que l’addition, c’était pour elle… elle avait des ennuis avec un gars du quartier et Sammy lui avait conseillé de m’en parler. Voilà : quand elle était devenue veuve, en 16, elle avait commencé à prendre des amants. C’est qu’elle était plutôt belle femme, l’Antoinette. Et puis, elle avait bien le droit, pas vrai ? Parmi les heureux élus, il y avait l’ébéniste du quartier, celui qui est sur la photo, là… ah ! j’ai oublié son nom…

C’est ça, Marteau, Marcel Marteau. Eh bien Marteau et elle, ils se fréquentaient de temps en temps, plutôt à la sauvette parce que leurs horaires ne correspondaient pas vraiment, mais bon…, ils se voyaient. Et puis voilà qu’Antoinette s’est mise à embaucher des serveurs qui lui plaisaient bien… ils faisaient des heures supplémentaires non payées, si vous voyez ce que je veux dire. C’est qu’elle avait des besoins, la bistrote. Et puis surtout, il y a eu le petit Robert, pour qui elle avait du sentiment et qu’elle a installé chez elle. Et ça, ça n’a pas plu à Marteau qui se croyait des droits. Ils se sont engueulés ferme et elle l’a fichu dehors. Mais le petit Robert est parti en Indochine et on n’a plus entendu parler de lui. Un peu après, Marcel a voulu reprendre sa place dans le lit d’Antoinette, mais elle a rien voulu savoir et elle l’a refichu dehors. Alors, régulièrement, il venait faire du scandale au café. Un jour, il est même monté à l’appartement et il a menacé Antoinette de dénoncer son trafic à la police, tout ça devant les clients en train de diner. Ça ne lui a pas plu du tout à l’Auvergnate. Ça pouvait nuire à son commerce et en plus elle risquait gros s’il la dénonçait vraiment. Elle voulait savoir si je pouvais faire quelque chose ? Ben, évidemment que je pouvais faire quelque chose ! J’ai juste envoyé Sammy demander gentiment à l’artisan d’arrêter ses conneries. Et Sammy, quand il demandait gentiment, c’était ça qui fichait la frousse aux gens. A partir de là, Marteau est resté tranquille dans son atelier, bien content qu’on n’y fiche pas le feu.

Alors, ça vous change la couleur du tableau, pas vrai ?

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