Le Cujas (58)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Cinquième partie

Pourquoi, vous n’êtes pas bien ici, Monsieur Stiller ? Bon, écoutez, voilà ce que je vous propose : je vous confie une copie du journal de Sammy, vous lisez ça tranquillement demain matin et on en parle quand je reviens. Ne vous en faites pas, je serai là pour l’apéritif. Ça marche ? Allez, ne faites pas cette tête ! Je vais vous montrer votre chambre. Sølvi a dû y mettre tout ce qu’il faut, rasoir, pyjama, dentifrice, tout ce qu’il faut. Vous voulez votre petit déjeuner à quelle heure ? Oh, et puis, vous n’aurez qu’à sonner.
Entrez ! Elle vous plait, la chambre ? Pas mal, hein ! Allez ! Bonne nuit, kamrat ! A demain.

*

Ah, bonjour, Stiller ! Bien dormi ? Alors, vous l’avez lu, ce journal ? Incroyable, non ?  Vous vous rendez compte d’à travers quoi il est passé, le petit Sam ? Il a survécu un an à Treblinka, il a traversé à pied la moitié de la Pologne occupée, il a vécu neuf mois planqué comme un rat dans une cave, il a failli se faire fusiller par les Russes, il s’est fait enrôler de force dans l’Armée Rouge, il s’est battu contre les Boches en Crimée, et puis les Russes l’ont refichu dans un camp et puis quasiment comme esclave dans une mine de charbon pendant deux ans !

Ça, il ne l’a pas écrit, mais je vous le raconterai plus tard. Pour le moment, j’aimerais qu’on parle de ce que vous ont dit Simone et Casquette. Ou plutôt, j’aimerais que vous me confiiez ce que vous avez écrit là-dessus. Le mieux, ça serait que vous m’en donniez une copie, non ?

….

Mais ça ne fait rien ! Même si ce ne sont que des notes, j’aimerais savoir ce qu’il y a dedans. Parce que, vous comprenez, ils vous ont surement parlé de moi. Alors, je ne voudrais pas qu’ils vous aient dit n’importe quoi et qu’un jour, ça soit publié quelque part. Ça pourrait nuire à ma réputation, si vous voyez ce que je veux dire. Alors, d’accord ? Vous me passez une copie ? Vous me devez bien ça, non ?  D’ailleurs, si vous êtes gentil, moi, je vous donnerai une copie du Journal de Sammy.

Ah ? Vous n’avez pas fait de copie ? Juste un original ! C’est pas bien prudent ça, dites-donc ! Enfin, c’est votre problème ! Pas vrai, kamrat ? Eh bien, vous n’aurez qu’à me confier l’original quand je vous raccompagnerai à votre hôtel. D’accord ?

C’est ça, réfléchissez. En attendant, je vais vous faire visiter la baraque. Après, on ira déjeuner. J’ai demandé à Sølvi de nous préparer un osso-buco, parce que quand même, y a pas que la cuisine norvégienne dans la vie !  Allez, zou !

Bon, la maison. D’abord, une vingtaine de pièces, je crois, sans compter la cave, huit cheminées, trente-six fenêtres. Elle a été construite en 1830 pour un bourgeois qui avait fait fortune en fabriquant des cordes et des câbles pour la Marine. Je l’ai achetée il y a deux ans à une vedette de music-hall. Elle était obligée de partir because elle avait frayé un peu trop avec les Allemands. Plutôt pressée de vendre, la vedette… Alors, le prix, forcément… je crois qu’elle est en Argentine maintenant. Elle n’avait pas touché au décor d’origine, ni à la plomberie, faut dire. Alors moi, j’ai dû faire de gros travaux. Ils ne sont pas encore finis d’ailleurs. Mais bon, elle commence à être logeable, la baraque.

Ça, c’est le petit salon, vous connaissez déjà et là, c’est la salle à manger, vous connaissez aussi. Mais ce que vous n’avez pas vu, c’est mon chef d’œuvre. Regardez-moi ça : le grand salon. Avant, il y avait deux pièces : une bibliothèque et une sorte de petit théâtre, un salon de musique, quelque chose comme ça. Mais moi, les bouquins, la musique, c’est pas vraiment mon truc. Alors, j’ai fait abattre la cloison. Ça fait une pièce de sept mètres sur huit. Pas mal, hein ? J’y ai mis deux tables de billard : un français et un anglais, comme ça, je suis paré. Avant, je ne savais pas jouer, mais j’avais toujours eu envie d’un billard. Alors deux, vous pensez ! Je sais toujours pas jouer, d’ailleurs. Faut que je me trouve un prof. Vous ne jouez pas au billard, par hasard, Stiller ? Tant pis.

Au plafond, là, c’est un squelette de baleine. Marrant, non ? Je l’ai acheté au musée d’Histoire Naturelle pendant l’Occupation. Ah ben, à cette époque, il y avait des occasions à saisir… Du coup, j’ai acheté en même temps toute cette collection d’ossements et de fossiles, là à côté du bar. Finalement, je regrette un peu. Je trouve que ça fait triste, non ? Je crois que je vais les balancer. De toute façon, ça m’a pas couté grand-chose.

Non, ce que j’aime vraiment, moi maintenant, c’est les tableaux. Ça m’a pris un jour comme ça. En 43, il y a un type qui vient me voir et qui me dit qu’il a besoin d’argent pour quitter la France avec sa famille. Il avait intérêt, il était juif. Moi, j’ai jamais rien eu contre les juifs. Alors, je lui dis : « Pourquoi pas ? Vous avez des trucs à me vendre, de l’or, des bijoux, de l’argenterie, quelque chose … ? » « Non, qu’il me dit, mais j’ai des tableaux. » « Oh, des tableaux, moi, vous savez… Enfin… pour vous aider, je pourrais peut-être vous en acheter un ou deux. Faudrait voir… » Le lendemain il est revenu avec un gros paquet sous le bras, bien emballé. Il a défait les ficelles et les papiers journaux : c’était une demi-douzaine de toiles. Il avait enlevé les cadres pour que ça soit plus facile à transporter. Il les a posées par terre, appuyées contre un mur de mon bureau, et sans les quitter des yeux il m’a dit : « Choisissez ». Eh bien là, Stiller, croyez-moi si vous vous voulez, j’ai ressenti un truc bizarre, un truc que je n’avais jamais connu, une émotion, je ne sais pas. Sur les toiles, il y avait des visages, des corps, des formes, des couleurs et ça me bouleversait, j’en aurais pleuré. Oui, kamrat, j’en aurais pleuré. Rien que d’en parler, ça me refout le frisson. Je les ai tous pris, les tableaux. Je ne lui ai pas payé tout ce qu’il demandait, forcément, mais presque. Et depuis, la peinture, c’est devenu ma passion. Regardez ce portrait de femme : c’est un Modigliani. Vous vous y connaissez un peu en peinture ? Non ? Eh bien, regardez : vous voyez cette tête un peu penchée, ces contours de la bouche, du cou, bien nets… ces yeux un peu tristes… c’est complètement plat… on dirait le dessin d’un enfant… mais moi, ça me bouleverse. Et puis, cet enfant de chœur ? Non, ça c’est Soutine, un Russe. Et ça ! Non mais, regardez-moi ces deux portraits de Schiele…incroyables ces regards, non ? Un Autrichien… et là, ces trois petits dessins de Picasso, et là, un grand Duffy… Vous savez, c’est un peu pour ça que j’ai pris cette maison bien trop grande pour moi… juste pour avoir assez de murs pour les accrocher… En ce moment, je suis en train d’essayer d’acheter des impressionnistes. C’est plus cher, mais faut que j’étende ma collection. Alors je vais essayer les impressionnistes. On verra bien. Et puis, j’ai encore pas mal de murs à remplir, pas vrai, kamrat ? Bon, c’est pas tout, mais vous devez avoir faim, non ? On fera pas le tour du parc, alors ! De toute façon, avec cette neige… Tenez, en passant, jetez quand même un œil sur le jardin de derrière : c’est joli, cette pelouse couverte de neige, vous ne trouvez pas ?  Là, c’est le trou que je fais faire pour la piscine, et derrière là-bas, ce sera le tennis. Tout ça devrait être fini avant le printemps, mais avec les ouvriers, vous savez, on n’est jamais sûr… Bon, allez, à table.

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