Le Cujas (57)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Quatrième partie

Vous savez, Stiller, depuis, j’ai pas mal réussi, j’ai gagné beaucoup d’argent, je peux avoir tout ce que je veux, des maisons, des voitures, des tas de femmes plus belles que Maja, mais je vais vous dire, kamrat, je crois bien qu’Oslo, ça a été la plus belle période de ma vie…
Qu’est-ce que vous diriez d’un bon vieux scotch maintenant ? Ça fera passer la langouste, vous verrez…

 

Après ? Eh ben après, les choses ont commencé à mal tourner…

Un soir, Maja m’a dit tout d’un trait qu’elle avait rencontré un homme et qu’il l’emmenait au Danemark, qu’il était veuf et qu’il avait quarante ans. Il avait un hôtel à Copenhague et il lui demandait de faire sa vie avec lui. Elle avait vécu trois belles années avec moi, mais il était temps qu’elle pense à son avenir parce que je n’étais quand même qu’un gosse. Moi, je tombais des nues, je pleurais que c’était pas possible, je criais que c’était une salope, je hurlais que j’allais les tuer tous les deux. Et puis je me suis mis à la cogner, fort, de plus en plus fort. Je savais plus ce que je faisais. J’étais fou. Heureusement, y a des voisins qu’ont déboulé. Ils se sont mis à trois ou quatre pour me plaquer au sol. Après ils m’ont tapé dessus, longtemps, et puis ils ont dû se fatiguer parce qu’il y en a un qui s’est mis à me parler. Je me suis calmé. On avait emmené Maja chez des voisins pour la soigner en attendant l’ambulance. J’ai voulu la voir. Ils m’y ont amené. Elle était dans les pommes, et quand j’ai vu ce que je lui avais fait, j’ai eu peur et j’ai fichu le camp avant que les flics arrivent. Et à partir de là, tout a été de mal en pis.

Oh ! Classique, vous savez ! La dégringolade… La route, sans argent, des petits boulots de temps en temps, des bagarres presque tous les jours, la fauche dans les magasins, un mois de prison, encore de la fauche, des petits cambriolages chez des bourgeois, dans des entrepôts, et puis une nuit, les flics qui m’attrapent à la sortie d’une usine. J’ai pas le temps de me débarrasser de la caisse. En plus, pas de chance, au bout de deux jours, ils font le rapprochement avec Maja. « Elle est restée infirme, qu’ils me disent, elle parle plus ». Je prends huit ans à Bastøy, c’était la prison d’Oslo. Mes vingt ans, je les ai fêtés en taule, kamrat. Comme c’est sur une ile, Bastøy, la surveillance était pas terrible. Ils étaient persuadés qu’on pouvait pas s’évader.  Mais moi, au bout de deux ans, deux mois et quatre jours, j’arrive à faire le mur. Quatre kilomètres à la nage, la nuit, dans l’eau glacée, avec tous les bateaux qui vous passent au ras des fesses. Mais j’y arrive… Bon après, je monte sur un ferry en douce et je passe au Danemark. J’arrive tant bien que mal à Copenhague. Et là, la chance tourne. Dans un bar du port, je rencontre une fille, Hanneke. Elle travaille là, un peu serveuse, un peu entraîneuse, et de temps en temps, elle monte avec un client. Elle est pas très jolie, Hanneke, mais elle est faite au moule. Un corps superbe. Elle a dix-neuf ans, j’en ai vingt-deux. Je lui plais tout de suite, et moi, je fais pas le difficile, forcément. Elle a une chambre au-dessus du bar et, pendant une semaine, j’en sors pratiquement pas. Elle prend plus de clients, elle m’apporte à manger, elle m’achète des vêtements. Moi, je me laisse faire, je me refais une santé. Un matin, il y a deux gars qui débarquent dans la chambre. Hanneke et moi, on est encore au lit. Le plus petit des deux sort un couteau. Il commence à me dire qu’Hanneke, c’est sa femme à lui ou tout comme, qu’il serait en droit de me planter, à cause de son honneur et tout ça. Il prend un air méchant, mais ça me fait pas peur parce que moi, en prison, j’en ai fréquenté pas mal, des voyous. J’ai appris comment ça marche, ce genre de truc : tout ce que veut le petit mec au couteau, c’est de l’argent ; un peu ou beaucoup, ça dépend : un peu pour sauver son honneur et à condition que je parte sans faire d’histoire, ou beaucoup si je veux garder la fille et alors c’est lui qui s’en ira. Mais je n’aime pas qu’on me bouscule, surtout le matin, et puis de toute façon, je n’ai pas un sou. Alors, je lui rentre dedans. Je suis tout seul, je suis tout nu, ils sont deux et il y en a un qui a un couteau, mais ça m’est égal. À Bastøy, j’en avais vu d’autres. Bref, en trois secondes, je lui ai planté son propre couteau dans la cuisse au petit méchant, et l’autre a fichu le camp. Le gars se roule par terre en pissant le sang. En lui tapant un peu dessus, je lui fais comprendre que je suis bien plus dangereux que lui et que je garde et la fille et le couteau et je le flanque dans l’escalier. Bon débarras…

Le lendemain, il y a un type bien poli qui vient me voir. Il me dit qu’il est le bras droit de Thorben Jahnsen, le caïd qui tient les quartiers nord de Copenhague. Monsieur Jahnsen aimerait bien me parler et il parait que ça se fait pas de refuser ses invitations, surtout qu’il attend en bas dans la voiture. Bon, je vous la fais brève. Jahnsen me dit que le gars que j’ai planté, c’est un minable, que si je veux, je le remplace tout de suite. Il faudra juste que quand j’aurais gagné un peu d’argent, j’indemnise raisonnablement le minable pour le coup de couteau et pour la fille. Tu penses si j’ai dit oui, kamrat ! Et voilà, c’est comme ça que je suis entré dans la bande la plus puissante du Danemark. J’y ai fait mes classes. Sans rentrer dans les détails, je deviens vite indispensable et à vingt-quatre ans, je remplace le bras droit de Jahnsen qui vient de se faire descendre. C’est à ce moment que la guerre éclate en France… Août 14…

Dites, Stiller, il se fait drôlement tard. Si on allait se coucher, maintenant. C’est que j’ai plus vingt ans, moi. En plus, demain matin, faut que je me lève de bonne heure parce que j’ai un truc à faire à Paris.

Pourquoi ? Vous n’êtes pas bien ici, Monsieur Stiller ? Bon, écoutez, voilà ce que je vous propose : je vous confie une copie du journal de Sammy, vous lisez ça tranquillement demain matin et on en parle quand je reviens. Ne vous en faites pas, je serai là pour l’apéritif. Ça marche ? Allez, ne faites pas cette tête ! Je vais vous montrer votre chambre. Sølvi a dû y mettre tout ce qu’il faut, rasoir, pyjama, dentifrice, tout ce qu’il faut. Vous voulez votre petit déjeuner à quelle heure ? Oh, et puis, vous n’aurez qu’à sonner.

Entrez ! Elle vous plait, la chambre ? Pas mal, hein ! Allez ! Bonne nuit, kamrat ! A demain.

*

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