Le Cujas (54)

Chapitre 9 – Mattias Engen
Première partie

Monsieur Stiller ? Bonsoir Monsieur Stiller. Je suis Mattias Engen. C’est moi qui vous ai téléphoné hier au sujet de Samuel Goldenberg. J’ai des choses importantes à vous dire. Vous voulez bien monter dans ma voiture, s’il vous plaît ? C’est celle-là.

Non, non ! Dans le bar de votre hôtel, on risquerait de nous entendre. On sera très bien dans ma voiture pour causer.

Écoutez, Stiller, on ne va pas rester là plantés sur le trottoir comme deux pingouins congelés. Il fait froid, la nuit va tomber et il va bientôt neiger, alors montez ou je rentre chez moi illico et vous ne saurez rien du Journal de Samuel.

Oui, le Journal de Samuel ! Quand il était à Treblinka, Samuel a écrit un journal. Ça devrait vous intéresser, non ? Allez, montez.

Voilà, c’est mieux. Installez-vous. Pas trop chaud ? Elle est chouette, hein, ma Chrysler ? Vous vous intéressez aux voitures, Monsieur Stiller ?  Non ? Vous devriez… Elle a été fabriquée chez vous, celle-là. Ah, pour le vrai luxe, avant la guerre, il n’y avait que les Anglais, et puis les Allemands aussi, un peu. Mais après les bombardements, il est pas resté grand-chose de leurs usines. Alors maintenant, il n’y a plus que les Américains. Il faut dire que, là-dessus, vous avez fait de sacrés progrès. Regardez-moi ces sièges, ce tableau de bord… et ce volant ! Il y a même un petit bar derrière, pareil que dans une Bentley. Tiens, Jožko, ça me fait penser : sers-nous donc un petit scotch on the rocks, ou plutôt non, un petit cognac, ça nous réchauffera.

Ah oui, j’ai oublié de vous présenter : le gars derrière vous, là, c’est Jožko, mon chauffeur. Comme j’aime bien conduire, la plupart du temps, Jožko, il est à côté de moi ou alors derrière, si j’ai un passager. Il a un boulot en or, Jožko : un chauffeur qui se fait conduire par son patron, c’est pas tous les jours. Pas vrai, Jožko, que t’as un boulot en or ?
Alors ? Pas de cognac ? Ah ben oui, pardon ! Un Bourbon, bien sûr. Non plus ? Ah bon…
Chrysler Imperial Crown modèle 47, que c’est. Je me la suis fait importer directement par un ami. Il est concessionnaire à Brooklyn. Parce que, pour se faire livrer une voiture en ce moment, c’est la croix et la bannière. Six mois, quelquefois un an pour une malheureuse Citroën ! Quinze jours pour la Chrysler, juste le temps la mettre sur le bateau et hop ! Le plus long, ça a été entre Le Havre et Paris. Mais ça, qu’est-ce que vous voulez, c’est la France !  Chez vous, c’est pas pareil, bien sûr. Enfin… huit cylindres en ligne, cinq litres de cylindrée, je vous jure que quand j’appuie sur le champignon, ça pousse fort. Et le silence ! Vous allez voir ce silence ! C’est simple, quand on roule, on n’entend rien. Pas vrai, Jožko, qu’on n’entend rien ? D’ailleurs je vais vous montrer, on va faire un tour. Ça ne vous ennuie pas, Monsieur Stiller, qu’on fasse un tour ? Allons-y.
Bon, maintenant, on peut commencer à causer. Alors voilà : comme je vous le disais tout à l’heure, quand il était prisonnier des Allemands, Samuel a écrit un journal. Et ce journal, c’est moi qui l’ai.

Je vais vous le dire, Monsieur Stiller, je vais vous le dire. Mon nom, c’est Engen, Mattias Engen. Ça ne vous parle pas ? Non ? Ça ne m’étonne pas. Mais est-ce que le « Suédois », ça vous dit quelque chose ? Ah ! Je vois que oui. Eh bien, le Suédois, c’est moi. Vous avez entendu parler de moi, je crois bien. Allez, ne me racontez pas d’histoires. Je sais parfaitement que vous avez rencontré Simone et Casquette, Achir Soltani si vous préférez. Vous savez, le patron du bar de la rue Delambre, c’est un ami, et l’avocat de Casquette est en compte avec moi. Du coup, vous pensez bien que je n’ai pas mis longtemps à savoir que vous étiez allé les voir. Alors j’aimerais que vous me donniez de leurs nouvelles. Mais on verra ça plus tard. Pour le moment, on parle de Sammy.

Eh ? Vous remarquez ce silence ?  Pas mal, hein ? Et la souplesse ? Incroyable, non ? Vous avez vu ça ? L’avenue de la Grande Armée, avalée sans qu’on s’en aperçoive, et maintenant, le Bois, tout en souplesse. Tiens, il commence à neiger. C’est beau la neige dans les phares blancs, vous ne trouvez pas ?

Bon, revenons au journal de Samuel. C’est moi qui l’ai. Il est chez moi, à Bougival, et si vous voulez, vous pourrez le lire tout à l’heure. Ça vous la coupe, Stiller, pas vrai ?

Eh ben, mais c’est Samuel qui me l’a donné, tout simplement.

Eh ben, non ! Il est pas mort, le Samuel ! Ça vous la recoupe, ça, Stiller, pas vrai ?

Il est à Cannes. Faut qu’il se refasse une santé, vous comprenez ? C’est qu’il est dans un sale état, Sammy. Alors, je l’ai installé aux Broussailles, c’est le nom de ma baraque à Cannes. Je lui ai envoyé une fille. Suzanne, elle s’appelle… une toute jeune, seize ou dix-sept ans, pas plus.  Normalement, elle travaille à la Marquise. Elle est gentille Suzanne, elle va surement lui faire du bien. De toute façon, elle a intérêt à le soigner, parce que sans ça, c’est Tanger, hein ? Bon, pour moi, c’est une perte sèche, elle rapporte rien là-bas, mais les hommes, c’est sacré. Quand ils sont dans la peine, faut faire ce qu’il faut, pas vrai ?

Non, ça servirait à rien ; il voudra pas vous rencontrer. Il est plutôt spécial, maintenant, vous comprenez ? Il est plus le même. On dirait que tout ça, ça a lui a bousillé les intérieurs, et quand je dis ça, je parle pas que des intestins. Il pense plus pareil, Sammy. Mais je l’aime bien quand même et je vais pas le laisser tomber. Je suis sûr que d’ici trois-quatre mois, il voudra se remettre au boulot. Il a montré ce qu’il savait faire. J’ai des projets pour lui.

À SUIVRE

Bientôt publié

Aujourd’hui, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : sondage
Demain, 07:47 Photos souvenirs – 1
22 Avr, 07:47 Rappelez-vous l’hiver
22 Avr, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : La montagne
23 Avr, 07:47 Le Cujas (55)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *