Le Cujas (42)

Après cette aventure qui n’avait duré que quelques jours, j’avais ressenti en moi un changement profond, une sorte de calme. J’avais l’impression de peser plus lourdement sur la terre : j’avais fait l’amour à une femme, j’étais devenu un initié, je savais… À mon retour à Paris, quand j’avais revu Antoine, j’avais bien senti que, lui, il ne savait pas.
Quand il me fit cet aveu, je jouai la surprise, mais pour ne pas le vexer, pas plus que s’il venait de me dire qu’il n’avait jamais mangé d’orange.
« Ça peut s’arranger, tu sais ! Tout de suite, même, si tu veux. Nous sommes à deux pas du Chabanais. Je t’y accompagne… en frère… d’accord ? »
Je crois que c’est exactement ce qu’il attendait de moi car tout de suite, presque soulagé, il a dit « D’accord ! »

Chapitre 8 – Georges Cambremer

Cinquième partie

Le Chabanais c’était la maison close la plus célèbre et la plus luxueuse de Paris. Je n’y étais jamais allé, pas plus que dans aucune autre maison d’ailleurs, mais tenter l’expérience avec comme prétexte le dépucelage de mon meilleur ami, ça me plaisait bien.
N’entrait pas qui voulait au Chabanais, loin de là. Il fallait montrer patte blanche. Il fallait être ministre, artiste célèbre ou très riche, ou même prince régnant et nous n’étions que deux gamins de bonne famille. Mais mon oncle Charles, le frère de mon père, était un habitué. Il m’avait assuré que, si un jour la chose me tentait, il me suffirait de donner son pseudonyme à l’entrée pour que les portes me soient grand ouvertes et que tous les frais soient portés sur sa note. Ce pseudonyme, c’était « Charles Martell, avec deux L » en référence à son cognac habituel. J’ai de bonnes raisons de m’en souvenir, vous verrez.
Cette soirée fut mémorable, pour bien des raisons d’ailleurs. Nous sommes arrivés au Chabanais vers dix heures et demi. C’était encore très tôt pour un établissement de cette classe et l’endroit était désert. Il m’a suffi de dire que nous venions de la part de « Charles Martell avec deux L » et le portier en habit qui nous avait ouvert s’est incliné et nous a introduits dans le vestibule. « Il est encore un peu tôt, nous a-t-il dit, mais Madame Kelly ne va pas tarder à venir vous accueillir. Veuillez-vous asseoir, s’il vous plait. » C’est drôle, je revois encore certains détails comme si c’était hier. Antoine et moi, nous affections une décontraction mêlée d’un léger ennui que nous n’éprouvions pas du tout. À vrai dire, nous étions sérieusement intimidés. Le vestibule où nous nous trouvions était impressionnant. La pièce était ronde, surmontée par une haute coupole sur laquelle étaient peintes des scènes galantes. On y voyait des bergers embrassant des marquises à l’abri d’un fourré et des marquis lutinant des servantes dans des chambres mansardées. Du sommet de la coupole pendait un immense lustre en verre de Venise multicolore qu’un mécanisme invisible faisait lentement tourner sur lui-même. En plus de la petite porte d’entrée que nous venions de franchir, le vestibule donnait sur trois larges portes ouvragées. Nous imaginions qu’elles devaient ouvrir sur des lieux de plaisir inouïs que nous allions bientôt découvrir, mais pour l’instant elles demeuraient fermées. Entre les portes, chaque panneau en arc de cercle était constitué de plusieurs miroirs à l’ancienne, biseautés et parsemés de petites taches dorées là où le tain s’était décollé. Leur disposition donnait à la pièce une allure d’immensité qui faisait tituber quand on la parcourait. Le sol du vestibule, une rosace compliquée de carrelages noirs et blancs, accentuait encore cette impression de déséquilibre qui nous avait saisis dès l’entrée. À mi-hauteur, au-dessus de nos têtes, courait une galerie circulaire soutenue par des colonnes torsadées et décorées de guirlandes de fleurs artificielles. À travers sa balustrade, on pouvait voir les portes de ce que nous imaginâmes aussitôt être d’autres lieux de plaisir subtils et ineffables qui nous étaient promis. Au centre du vestibule, une fontaine de pierre était entourée d’une banquette circulaire couverte en cuir rouge clouté sur laquelle nous nous assîmes. Quelques minutes plus tard, une porte dissimulée dans l’un des miroirs s’ouvrit et une femme entra. Elle traversa la pièce à grands pas en nous tendant sa main à serrer. « Je suis madame Kelly, déclara-t-elle. » J’avais déjà entendu parler d’une Madame Kelly, fondatrice du Chabanais une cinquantaine d’années plus tôt. Ce ne pouvait évidemment pas être la même : celle-ci n’avait que quarante ans tout au plus. Taille moyenne, joli visage, silhouette élancée, cheveux bruns et courts, un petit chapeau cloche assorti à une sévère tenue de chasse en tweed à chevrons, et fines bottes de cuir. Tout cela donnait l’image d’une femme moderne, énergique et sportive très éloignée de l’image vaporeuse et alanguie que je m’étais faite d’une patronne de maison, aussi sophistiquée soit-elle. Je me lançai : « Mes hommages, Madame. Je suis le neveu de Charles Martell. Mon nom est … » Elle m’interrompit aussitôt : « Je vous en prie, jeune homme, pas de nom. Ici, nous ne nous connaissons que sous des pseudonymes. Vous choisirez les vôtres tout à l’heure.  Pour votre oncle, je suis au courant, je viens de lui téléphoner. Vous êtes ses invités. Je vous propose que nous passions au salon de musique ; il n’y a encore personne. Nous discuterons de vos désirs devant une coupe de champagne, voulez-vous ? » Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés avec Madame Kelly autour d’une bouteille de Dom Pérignon dans un salon au décor irréel, mélange oppressant de style Louis XV et de Second Empire. Je n’aurais pas été plus surpris que ça d’y rencontrer Sarah Bernhardt et le Prince de Galles en train de sabrer le champagne.
J’exposai à la maitresse des lieux la situation de mon ami Antoine et mon souhait de lui faire abandonner sa virginité dans les meilleures conditions possibles. En ce qui me concernait, et pour ce soir-là, je ne souhaitais consommer rien d’autre qu’une ou deux coupes de champagne.
Pendant que nous parlions, des portes s’étaient ouvertes les unes après les autres, et quelques jeunes femmes silencieuses aux tenues froufroutantes étaient venues s’installer nonchalamment sur des fauteuils, au bar ou même au piano. Comme Antoine ne disait pas un mot et qu’il restait les yeux fixés sur le bout de sa canne, Madame Kelly et moi nous nous sommes mis d’accord sur l’une de ses pensionnaires. Son nom était Louise. Sa petite taille, ses cheveux roux, courts et frisés, ses multiples taches de rousseur et sa tenue modeste donnaient une impression de fragilité propre à mettre Antoine en confiance. Madame Kelly se leva pour aller lui dire quelques mots, puis elle quitta la pièce. Louise se leva à son tour, s’approcha de notre table, prit Antoine par la main pour le conduire jusqu’à une porte derrière laquelle ils disparurent. Je restai seul au salon de musique avec quatre jeunes femmes à faire damner tous les étudiants de Paris.
Après le départ d’Antoine, le salon s’est peuplé de messieurs de la bonne société. Certains entraient seuls et me saluaient discrètement d’un hochement de tête avant de s’installer au bar. D’autres faisaient irruption par deux ou trois dans la pièce en riant et ne me prêtaient aucune attention. Ils s’asseyaient autour d’une table basse et buvaient du champagne ou du cognac en discutant galamment avec les pensionnaires dont le va et vient était incessant. De temps en temps, un homme se levait pour suivre l’une des filles et disparaitre derrière une porte dans la fumée de son cigare. J’avais fini par m’installer au bar pour discuter avec le barman, un grand et beau métis de la Martinique. Je me souviens qu’il portait une veste de smoking blanche avec un œillet rouge à la boutonnière. Il me parlait respectueusement de la pluie et du beau temps avec distinction et sans aucun accent de son pays. De temps en temps, une fille venait nous rejoindre, sans doute pour tenter sa chance auprès de moi, mais avec une grande discrétion et sans jamais insister. Drôle de soirée…

A SUIVRE

Bientôt publié

Demain, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : La nausée
10 Mar, 07:47 Tours – 5
12 Mar, 07:47 Le Cujas (43)

 

Une réflexion sur « Le Cujas (42) »

  1. On s’y croirait! Le Cujas abandonnerait-il la narration fictionelle pour le récit transcriptif?

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