C’est comme cela que nous nous sommes réconciliés.
Nous avons repris très vite nos habitudes, nos balades dans Paris, nos discussions sans fin dans les cafés. Mais, à vrai dire, nous n’étions plus des lycéens. À cette époque, je préparais le concours d’entrée à l’École Polytechnique et lui l’École Normale Supérieure. Ces noms ne vous disent probablement rien, mais…
Chapitre 8 – Georges Cambremer
Quatrième partie
…
Ah ? Vous connaissez ! Vous vous doutez donc que nous étions plutôt chargés en travail. Mais nous arrivions quand même à nous réserver du temps pour nous.
Nous avions fait le serment de nous consacrer toutes les soirées du vendredi et tous les après-midi du dimanche. Quoi qu’il arrive, le vendredi, nous nous retrouvions vers 9 heures du soir, la plupart du temps au Harry’s Bar ou à la Closerie et la soirée commençait. Les restaurants, les revues, les bars, les clubs de jazz… Nos nuits n’en finissaient pas. Je réalise aujourd’hui que, pour des étudiants, nous dépensions vraiment beaucoup. Antoine, lui, c’était sans compter. L’argent n’avait pas d’importance ; il invitait les amis, les inconnus ; il distribuait les pourboires, il faisait des cadeaux ; il jouait aux courses et dans les cercles ; il empruntait aussi, mais ce n’était jamais un problème car son père était toujours là pour couvrir ses dettes. Je crois que ça lui faisait plaisir de voir son fils mener cette vie de bâton de chaise, probablement la même que celle qu’il avait lui-même vécue. Moi, j’étais plus raisonnable mais, depuis la mort de mon père, je touchais une rente confortable de son assurance sur la vie. Sans atteindre aux folies d’Antoine, j’en dépensais la plus grande partie avec lui.
Nous étions riches, nous étions étudiants, nous allions entrer dans les meilleures écoles de France, nous habitions la plus belle ville du monde, nous avions vingt ans. Nous étions les rois de Paris.
…
Les femmes ? Ah oui, les femmes… Je ne sais pas si je dois vous dire… Isabelle, vous comprenez…Oh et puis après tout, je suis certain qu’Antoine ne lui avait rien caché de sa jeunesse. Voilà…
Dans ces fameux vendredis, nous étions souvent entourés d’une bande d’amis, des noceurs, des intellectuels, des pique-assiettes, des gens du monde, des voyous, des sportifs, toutes sortes de gens. Et bien sûr, il y avait des filles, des étudiantes, des chanteuses, des modèles, des femmes mariées, des filles sérieuses et des demi-mondaines comme disait Antoine. Nous nous déplacions en bande à travers Paris et il n’était pas rare que des couples se fassent et se défassent au cours de la nuit. Souvent, il y avait des filles qui s’intéressaient à Antoine. Il n’était pas…comment dire ?… Antoine n’était pas beau, vous savez, pas très grand, un peu trapu, le visage trop carré des Colmont… Et puis aussi, cette façon un peu particulière de s’habiller ! Datée, décalée… son côté Vieille France sans doute. Bref, il n’était pas à la mode. De plus, Antoine était incapable de badiner. Badiner… vous voyez ce que je veux dire ? Mais si… rire de tout et de rien, dire gravement des choses légères et légèrement des choses graves, flatter, s’exclamer sur le chic d’un petit chapeau, sur l’élégance d’un sac à main, la beauté d’un collier de pacotille… et surtout parler, parler sans s’arrêter, parler pour être drôle… ne jamais être sérieux… Or, la plupart du temps, Antoine était solennel comme un archevêque, pratiquement dénué de sens de l’humour, tout entier dans ce qu’il disait. S’il lui arrivait de déclarer à une fille qu’elle était jolie, cela ne sonnait pas comme un compliment, mais comme une constatation objective, irréfutable. Antoine ne faisait donc rien de ce qu’il fallait pour plaire aux femmes… et pourtant, il leur plaisait. À certaines tout au moins. Celles-là devaient aimer sa différence, sa franchise, sa culture… Et puis, disons-le, je crois que ce qui les piquait au vif, c’était qu’il ne leur prêtait aucune attention, je veux dire en tant que femme.
Donc, malgré toutes ses occasions, qu’il ne percevait d’ailleurs pas, je n’avais jamais vu Antoine tenter de séduire une des filles habituelles ou de passage dans notre petite bande.
Un soir que nous sortions du Café de la Paix, Antoine me déclara brusquement qu’il n’avait jamais connu de femme. « Connu… tu comprends ce que je veux dire ? » avait-il ajouté en me regardant par en dessous.
Cela faisait des années que nous n’avions plus abordé le sujet. La dernière fois, nous devions avoir douze ou treize ans. Ce jour-là, Isabelle n’était pas venue au château et, bien installés au Paradis, nous en avions profité pour parler de filles, de femmes et de sexe. Mais cette fois-là, nous l’avions fait en toute franchise, avec sérieux, sans vantardise, sans que l’un essaye de faire croire à l’autre qu’il en savait plus long que lui. Et nous avions très sérieusement conclu que, finalement, tout cela était bien mystérieux, pas très engageant et que ça constituait plutôt une perte de temps qu’autre chose. Par la suite, le sujet était devenu tabou. Nous n’en parlions jamais, et quand la question se profilait dans une conversation, nous nous en tirions avec une plaisanterie ou un air entendu.
Ce qu’Antoine venait de m’avouer, je le savais depuis longtemps, en fait depuis que moi-même, à seize ans, j’avais connu les faveurs d’une amie de ma mère pendant un voyage en Amérique. Après cette aventure qui n’avait duré que quelques jours, j’avais ressenti en moi un changement profond, une sorte de calme. J’avais l’impression de peser plus lourdement sur la terre : j’avais fait l’amour à une femme, j’étais devenu un initié, je savais… À mon retour à Paris, quand j’avais revu Antoine, j’avais bien senti que, lui, il ne savait pas.
Quand il me fit cet aveu, je jouai la surprise, mais pour ne pas le vexer, pas plus que s’il venait de me dire qu’il n’avait jamais mangé d’orange.
« Ça peut s’arranger, tu sais ! Tout de suite, même, si tu veux. Nous sommes à deux pas du Chabanais. Je t’y accompagne… en frère… d’accord ? »
Je crois que c’est exactement ce qu’il attendait de moi car tout de suite, presque soulagé, il a dit « D’accord ! »
A SUIVRE
Bientôt publié
7 Mar, 07:47 Tours – 4
7 Mar, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : encore heureux que la Marie-Joseph soit un bon bateau
8 Mar, 07:47 En direct du Luxembourg