La première Daille

Alors ? Toujours pas partis faire du ski ? Faites vous donc une Daille ! Comme première piste du matin, c’est supercalifragilisticexpialidocious !
Pour ceux qui ne savent pas ce que daille veut dire, c’est une sorte de faux. Mais d’ailleurs, on s’en fout de la faux ! Ce qu’il faut, c’est la Daille ! 
Pour ceux qui voudraient  comprendre ce texte, qu’ils sachent  que cette Daille-là, c’est une piste de Val d’Isère. 

Il fait beau. Froid. Bleu profond.

A la gare des Tufs, la balancelle avance vite. Il faut protéger le dos des cuisses du choc du métal en interposant sa main.

Le siège s’élève, vibre au passage du premier pylône puis se balance doucement.

Regard vers le bas ; fourmis noires en procession.

Silence ; long silence ; rêverie.

Regard vers le haut ; dernier pylône avant l’arrivée, léger grincement du câble sur les galets; relever le garde-corps.

Remettre ses gants, raffermir sa prise sur les bâtons.

Poser les skis au sol, tendre les jambes, se redresser.

Se courber et, tout en glissant doucement sur le faux plat, refermer les crochets des chaussures, remonter jusqu’au col la glissière de l’anorak.

Léger chasse-neige et arrêt face à la pente.

Saisir et planter ses bâtons et, s’appuyant sur eux comme sur des béquilles, observer l’aval en faisant glisser ses skis d’avant en arrière.

Confiance en soi, sérénité, certitude absolue d’être à la hauteur de cette journée.

Se pousser imperceptiblement dans la traversée et laisser faire la pente.

Les deux spatules, légèrement décalées, s’entrechoquent doucement. Les chaussures sont serrées l’une contre l’autre, les genoux se touchent à travers le molleton de la combinaison.

Les trois premières bosses sont avalées sans que le corps ait vraiment bougé, par simple flexion des genoux.

Et puis, juste derrière la prochaine bosse, à la limite de la neige profonde, le premier virage. Léger appel, le corps se tourne vers la gauche, vers la vallée, le bras gauche en pivot et le droit arrondi qui accompagne la courbe. Les deux skis sont collés l’un à l’autre ; ils appuient fort sur la neige qui cède et s’efface.

Sensation de plénitude, de puissance, de perfection.

La vallée est maintenant sur la droite, et la vitesse à peine plus grande. La pente se raidit. Assez attendu, c’est maintenant !

Les genoux plient un peu plus, le corps s’abaisse, le bâton droit se plante à côté de la spatule, en même temps que les genoux se redressent un peu et que le bras gauche file en avant. Un instant, le corps est face au vide, puis la spatule droite passe devant la gauche, les chaussures s’entrechoquent et la pente est à gauche. Aussitôt, le corps s’abaisse à nouveau, un bras fait pivot, l’autre s’avance et la pente est à droite. Le rythme est pris, les virages s’enchaînent, six, sept, huit. Le plaisir monte.

Les cuisses chauffent, le souffle se raccourcit. Il suffit de se redresser un peu et de  prendre la piste en longue traversée pour que les muscles se calment et que le souffle revienne. Les bras sont maintenant ballants le long du corps, les jambes sont presque raides et n’amortissent plus les bosses. Les secousses sont agréables aux membres qui se détendent.

La neige profonde approche. Un long et calme virage permet de l’effleurer et de retrouver le centre de la piste.

Reprise du rythme. Cinq, six virages serrés, puis un arrêt brutal à la limite de la neige damée soulève un éventail de cristaux étincelants.

Regard vers le haut. Personne n’a suivi. C’est le matin.

Le Mont Blanc est là, brillant sous son parfait petit nuage en forme de lentille.

Regard vers le bas. La gare du télésiège des Tommeuses est juste en dessous, toute proche, au milieu d’un faux plat, entre deux « murs ».

C’est le meilleur endroit : petit saut pivoté et forte poussée sur les bâtons et c’est tout de suite la plus forte pente.

Quatre virages à peine marqués, le corps presque droit, la vitesse augmente. Le cinquième virage est une longue courbe à pleine vitesse à travers le faux plat ; les bras sont écartés, en croix, le corps incliné vers l’intérieur. C’est frimeur, facile, surjoué, mais le plaisir est intense.

Sur leur lancée, les skis décollent à la rupture de pente qui amorce le mur suivant. Ils volent au-dessus de la neige sur quelques mètres puis, l’un après l’autre, ils giflent le sol, flap, flap.

La vitesse augmente encore. Quatre grands virages plus bas, c’est l’arrêt majestueux au bord de l’ombre, à la limite de la forêt. La poussière blanche retombe doucement en arc en ciel.

Le souffle est court, les joues sont rouges et glacées, les yeux pleurent derrière les Ray-Ban.

Regard vers le haut. Au sommet du dernier mur, apparait un skieur solitaire. Il porte l’uniforme des pisteurs. Il dévale la pente. A toute vitesse. A coup de grands virages réguliers. Trois mètres derrière lui, un berger allemand le suit. Au grand galop. Le ventre au ras de la neige. On entend l’homme qui parle continuellement au chien : « Allez ! Allez ! Allez ! » . Lorsqu’ils passent à côté pour enfiler la longue traversée sous les sapins qui mène au tunnel, on dirait qu’ils sourient tous les deux.

Quand on entre dans le tube de tôle dans leur sillage, leur écho est encore présent. Il fait sombre et par endroits, des piques de glace brillent au plafond. Le sol est dur, gelé, difficile, bruyant. Tout au bout du tunnel, un rond de lumière grossit et, au retour à l’éblouissement de la neige, le corps qui s’était instinctivement courbé pour passer sous la voute se redresse au soleil.

Dernier arrêt ; d’ici, on peut voir la fin de la piste. Trois virages enchaînés au sommet de trois mamelons, un court passage en forêt et un long schuss verglacé pour arriver en bas de la Daille, essoufflé, jambes tremblantes et absolument heureux.

Une réflexion sur « La première Daille »

  1. Que de bons souvenirs! Sauf que c’est le dernier en ce qui me concerne. Ma carrière de skieur épisodique et peu expérimenté s’est terminée là, il y a quelques dix-huit ans, très exactement alors que j’en étais rendu au douzième paragraphe de la procédure décrite au-dessus. Mais voilà qu’un ski gauche (dans tous les sens du mot) est brusquement apparu entre les deux miens, celui d’un de ces skieurs, ces sombres brutes qui ne savent pas apprécier pleinement les fameuses douze étapes précédentes, ces gloutons invétérés qui ne savent pas apprécier une première gorgée de bière, et c’est ansi que sans comprendre ce qui m’arrivait je ne suis retrouvé à terre, pardon, recroquevillé sur la neige, mes deux skis bien parallèles comme il se doit, la spatule de celui de gauche tournée vers la pente et celle du ski de droite orientée vers l’amont. L’irresponsable brute responsable s’est vite dégagée pour satisfaire sa frénésie me laissant là avec deux ligaments du genou droit rompus. Heureusement, j’ai connu avant cet épisode fâcheux les étapes suivantes de ce qui n’était plus la procédure d’anticipation d’une belle descente, mais le déroulement de la belle descente elle-même, en heureuse compagnie, joyeuse et enrichissante, annonciatrice de toutes celles à venir. Hélas!

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