Le Cujas (22)

J’ai peut-être bu un tout petit peu trop de champagne, mais vous, alors, vous, vous êtes complètement coincé, mon pauvre petit.
Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous demander… Qu’est-ce que vous faites, Dashiel ? Qu’est-ce qu’il vous prend ? En plein milieu de l’après-midi ! Vous êtes fou, Dash, j’attends quelqu’un…

Vous vous en foutez ? Eh bien ! Vous cachez bien votre jeu, vous… Attendez, attendez… Laissez-moi au moins le temps de …

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

Cinquième partie

Dash !… Dash… ! Réveillez-vous, monsieur le journaliste. Il est presque 8 heures du soir. C’est l’heure de nous habiller et d’aller marcher un peu. Je propose que nous allions prendre un verre au Flore. On y trouvera surement des amis à moi. Après, nous irons diner chez Lipp ou à la Chèvre d’Or. Vous aimez le jazz ? Suis-je bête, bien sûr, vous aimez le jazz ! Nous pourrions aller au Tabou ou à la Rose Rouge… Nous sommes à l’aube d’une grande soirée, mon cher. Vous allez découvrir le Paris que vous avez libéré. Allez, debout !

Pas question ! Et puis d’abord, je ne vous ai pas autorisé à me tutoyer.

Ça se fait peut-être en France, mais pas avec moi. C’est une question de principe. Allez, debout ! Je vous ai fait couler un bain. Moi, je suis déjà prête. Vous savez, ici, pour une femme, c’est pantalon noir, pull noir et un collier ou un bracelet, un point, c’est tout. Alors, c’est vite fait. Pendant que vous prenez votre bain, je vous raconterai mon retour à Paris après le Liban. A propos de raconter, pour quelqu’un de pas bavard, vous m’en avez dit des choses sur votre vie, tout à l’heure. Vous êtes plus compliqué que vous n’en avez l’air, vous savez ? Vous vous rappelez un peu ce que vous m’avez dit ? Oui ? J’aime mieux ça, sinon j’aurais eu l’impression d’avoir abusé d’un homme ivre. Parce que vous étiez un peu ivre, mon cher !… Très touchante, votre cicatrice dans le dos… Et ce petit tatouage sur l’épaule… adorable ! Vous savez que vous avez une peau de bébé ?
Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes déçu ? Pourquoi ? C’était bien, non ? Ça ne vous a pas plus ? Si ? Alors quoi ?

Ah ! Oui, bien sûr ! Vous trouvez que je prends ça un peu légèrement. Vous aimeriez que je sois plus romantique. C’est cela, n’est-ce pas ? Je vous avais prévenu : nous ne sommes pas à Boston, Massachussetts, ici. Ici, c’est Paris, c’est Saint Germain des Prés. Les Allemands sont repartis chez eux ! Nous les avons eus quatre années sur le dos, quatre années d’occupation, de privations, de vexations, de frustration. Maintenant, c’est fini, alors, permettez qu’on explose un peu. Ici, on parle de tout, on discute de tout, on goute à tout, on remet tout en question, on fait l’amour avec qui l’on a envie de le faire. Alors, qu’est-ce que vous voulez maintenant ? Que nous nous jurions fidélité en faisant des projets d’avenir, tout ça parce que nous avons fait l’amour l’après-midi ? Comprenez-moi, Dash, tout à l’heure, c’était joyeux, c’était agréable, c’était doux, entre amis… Nous le ferons peut-être encore, entre amis… peut-être cette nuit, peut-être un autre jour, peut-être plus jamais. Ne faites pas cette tête ! Quoi ? Vous êtes amoureux ? Allons-donc ! Vous en êtes encore à croire qu’on couche parce qu’on est amoureux ou qu’on est amoureux parce qu’on a couché. Vous croyez être amoureux ? Vous êtes juste romantique, mon ami, c’est tout. Mais je vous comprends, vous savez : Paris, la belle saison, un petit appartement sous les toits, Saint Germain des Prés, une femme, encore belle, française et, qui plus est, aristocrate… une sacrée aubaine pour un ancien G.I. américain, non ?
Pardonnez-moi, je suis méchante, je ne voulais pas dire ça.
Écoutez-moi : si vous acceptez de bien prendre les choses, je veux dire avec un peu plus de légèreté, je vous promets quelques heures ou peut-être même quelques jours à Paris dont vous vous souviendrez. Parce que c’est ici que tout se passe en ce moment : la littérature, la philosophie, la peinture, le cinéma, même le jazz, tout, vous verrez. Vous êtes un artiste, vous aussi, Dashiel ! Alors, ne ratez pas ça. Le nouveau monde, c’est ici.
Allez, ne me faites pas ces yeux de labrador. Sortez de cette baignoire et venez ! Nous allons essayer de vous faire vivre un peu.

***

Oui, c’est joli ici. J’aime bien y venir pour le petit-déjeuner. C’est calme… Vous avez vu les deux petites statues chinoises qui trônent là-haut ? Ce sont des magots. C’est à cause d’eux que le café s’appelle comme ça. Aujourd’hui, c’est peut-être le café le plus connu au monde. S’il n’était pas si tôt, nous pourrions rencontrer Sartre, ou André Breton, ou même Picasso. Et Hemingway aussi, bien sûr. Hemingway, je l’ai vu ici le mois dernier. Je lui ai remis une de mes nouvelles pour avoir son avis. Trois petites pages… Il m’a dit que le sujet était intéressant mais qu’il fallait que je simplifie mon style. Vous vous rendez compte ? Hemingway ! Alors depuis, j’essaie… mais écrire simple, écrire bref, c’est ce qu’il y a de plus difficile, surtout pour nous, les français ! Vous comprenez… Madame de Lafayette, Balzac, Flaubert, Proust… quand on a été élevé avec ça… Enfin…
Bon, je vous avais promis la suite de mes aventures…
Donc, nous sommes rentrés de Beyrouth à la fin de 1935. J’avais 21 ans. Mon père était nommé au Quai d’Orsay. Il a obtenu un logement de fonction près du Trocadéro. J’ai tout de suite détesté le quartier. Il faut dire qu’à côté de la Résidence des Pins et des plages privées de Beyrouth, l’Avenue Paul Doumer, la piscine Molitor, ça manquait un peu de vie et de soleil. Depuis le Liban, je m’étais inscrite à la Sorbonne et j’avais dit à mes parents que je préparerais la Rue d’Ulm, mais tout ça restait très vague. Disons que mes études au Liban ne m’avaient pas vraiment mise en condition pour entrer à Normale Sup ! Et puis aussi, j’avais découvert la Rive Gauche, Saint-Germain et le Quartier Latin. Je passais le plus clair de mon temps avec Charles au cinéma, dans les musées, à discuter dans les cafés ou à me promener au Luxembourg ou sur les quais. Charles, c’était mon amant, à l’époque. C’est drôle ce mot d’amant pour Charles, ça ne lui allait pas du tout. Charles, c’était un gentil garçon, content de vivre, heureux d’être à Paris, de mener cette vie d’étudiant et de m’avoir comme petite amie. Il faisait médecine et il habitait une chambre de bonne rue Toullier, près du Panthéon. Il avait toute une bande de copains et il était ravi de me montrer à tout le monde. Passer le temps avec lui était un vrai plaisir. L’après-midi, il séchait souvent les cours et nous restions tous les deux dans sa chambre. Vers cinq heures, nous nous rhabillions et nous allions prendre un verre au Maheux ou à Saint-Germain. Ensuite, je rentrais Avenue Paul Doumer pour diner avec mes parents et je leur racontais des histoires de cours interminables ou de prof passionnants. Ils étaient contents.
Et puis un jour, j’ai rencontré Antoine. C’était une de ces après-midis que Charles et moi avions passée au lit rue Toullier et nous descendions la rue Soufflot vers le Luxembourg. Tout à coup, j’ai entendu qu’on m’appelait : « Isabelle ! Isabelle ! » C’était Antoine. Il était assis à la terrasse du Capoulade avec une fille. Il l’a plantée là pour se précipiter à ma suite sur le trottoir. Il m’a attrapée par les épaules et il m’a embrassée, comme autrefois, comme un frère. Élégamment, le gentil Charles s’était éloigné de deux pas et nous regardait. Antoine me prenait les mains, s’écartait un peu pour me regarder, il me faisait tourner sur moi-même, m’embrassait à nouveau. « Comme tu es belle ! Comme tu es belle ! Mais tu es splendide, Isabelle ! » et se tournant vers Charles : « Veuillez m’excuser, cher Monsieur, Isabelle et moi sommes des amis d’enfance. Ne craignez rien, je vous la rends dans un instant… Isabelle ! Cela doit bien faire cinq ans… Cinq ans ! Mais où étais-tu passée ? Ah oui, c’est vrai, le Liban ! Mon Dieu, le Liban ! Quelle idée ! Et maintenant ? Tu es à Paris ? Et qu’est-ce que tu fais, à Paris ? Tu es mariée ? Avec ce cher Monsieur que voilà, peut-être ? Non ? Allons tant mieux ! Je veux dire… Ah ! Je ne sais plus ce que je dis… »

A SUIVRE

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *