Le Cujas (21)

Mais, mon cher, croyez bien que nous sommes toutes comme ça, bonnes familles ou pas, toutes, à un moment ou à un autre… toutes, nous voulons ce regard dans vos yeux, nous désirons vos mains, vos lèvres, sur nous. Mais vous… vous… trop timides, vous n’êtes pas prêts, ou pas encore, ou pas au bon moment. Vous, vous pensez à vos jeux idiots de garçons, vous reprenez vos vantardises de gamins balourds. Alors, nous, nous réprimons nos désirs, nous reprenons nos jeux idiots de filles, nos bavardages de chipies… nous passons le temps, en attendant que vous… Ah ! Si seulement quelqu’un vous avait dit cela quand vous étiez adolescent ! C’est bien ce que vous pensez en ce moment, n’est-ce pas ?

Chapitre 6 — Antoine de Colmont

Quatrième partie

Donc, j’attendais Antoine, j’espérais Antoine, j’étais prête pour Antoine. J’avais quinze ans. Dès qu’il est arrivé à Vauvenargues, j’ai mis ma nouvelle robe d’été et j’ai couru le retrouver. Il était tout excité et moi, j’ai pensé que c’était de me revoir. Il m’a dit : « Allons tout de suite au Paradis, j’ai quelque chose à te dire ». Le Paradis, c’était sa cabane, au fond du parc, haut perchée dans un arbre, presque invisible, inaccessible aux adultes, magnifique. Il l’avait construite pratiquement tout seul. Sur le plancher, il y avait des coussins, des vieux tapis et une grande malle en fer — je me demande encore comment il avait pu la monter là-haut. Elle contenait des trésors, des habits, des vieux jouets et des livres, des dizaines de livres. Il lui avait donné ce nom, le Paradis, et nous l’avions adopté. L’escalade était difficile. Ce jour-là, quand je suis arrivée en haut, j’étais tout essoufflée, j’avais déchiré ma robe, je tremblais d’émotion. Il m’a fait asseoir et, debout devant moi, au comble de l’énervement, il m’a dit qu’il avait passé l’année à lire, Balzac, Flaubert, Zola et qu’il savait maintenant qu’il voulait devenir écrivain. Depuis Pâques, il avait entrepris l’écriture d’un grand roman historique. Ça se passait à Rome, après la mort de Jules César. Il voulait mon avis sur les trois premiers chapitres qu’il venait de terminer. Il comptait passer l’été à écrire les suivants, avec mon aide si je le voulais bien !… Avec mon aide ! L’imbécile ! Je suis redescendue de la cabane sans lui avoir dit un mot et je suis partie à pied sur la route d’Aix, toute seule, vexée, frustrée, en larmes, pleine de projets de vengeance. Heureusement, le chauffeur des Colmont m’a aperçue et ramenée en ville. Quelques jours plus tard, Antoine s’est présenté chez moi. Georges était arrivé et ils me proposaient une grande balade dans la montagne Sainte-Victoire. J’ai fini par accepter et c’est comme ça que notre petit groupe s’est reformé.
Georges avait changé, il avait encore grandi, il était bronzé. Il parlait de ski, de tennis et de voile. Il racontait son voyage en Amérique. Il était toujours très gentil avec Antoine et moi, mais je sentais qu’il avait changé d’âge et qu’il nous considérait comme des enfants. Il y avait une sorte de gêne entre nous. Cet été là ne fut pas aussi beau que les autres. Et pourtant…
Un jour que nous étions au lac de Bimont, Antoine était parti nager au loin et Georges m’a proposé d’aller nous promener en l’attendant. Nous nous sommes enfoncés un peu dans les buissons de la rive et j’ai suivi Georges jusqu’à une petite clairière bordée de chênes verts. Nous nous sommes assis. Nous ne parlions pas. Je crois que je savais ce qui allait se passer. Aujourd’hui encore, je ne sais pas si je le voulais ou non, mais je n’ai rien fait pour m’y opposer. Je me suis allongée sur le ventre, la tête posée sur mes avant-bras, et j’ai fermé les yeux. Georges était appuyé sur un coude et dégrafait les boutons du dos de ma blouse. Je sentais qu’il tremblait aussi. Il m’a caressée un moment, les épaules, le dos, le creux des reins. Je ne bougeais pas. J’étais tendue comme une corde de violon. Il a passé sa main autour de ma hanche. Il m’a retournée doucement et je n’ai pas résisté. Je gardais les yeux fermés. Lentement il m’a enlevé mon corsage et puis il a repris ses caresses, le ventre, les seins, le cou, les lèvres, et puis il s’est penché sur moi et m’a embrassée très légèrement, très longuement. C’était très doux, comme je l’avais rêvé. Je me suis détendue dans un long soupir d’aise et je me suis laissée faire.
On dit qu’on n’oublie jamais sa première fois. Vous l’avez oubliée, vous ? Moi, non. Ça n’avait pas été le grand frisson comme une fille du lycée me l’avait raconté, mais c’était tendre et gentil, presque amical. Je n’avais pas vraiment voulu ce qui venait de se passer, mais je l’avais accepté. J’avais l’impression que le sentiment d’amitié que j’avais pour Georges avait disparu. Mais je ne lui en voulais pas, j’étais contente. Quand j’y pense aujourd’hui, c’est avec plaisir, avec nostalgie. Malgré les airs virils que prenait Georges, malgré mes désirs d’adolescente, nous n’étions encore que des enfants, et c’était très bien comme ça. Si un jour j’ai une fille, j’espère qu’elle découvrira l’amour charnel comme cela…
Et vous ? Ça s’est passé comment ?

Oh, pourquoi ? Cela vous gêne ? Je vous l’ai dit, moi aussi, j’écris et j’aimerais bien connaître quelques détails sur la première aventure d’un jeune américain, savoir ce qu’il a ressenti. Ça pourrait me servir. Non, vraiment ? Ce n’est pas chic ! Vous n’êtes pas très fair-play, vous savez ? Moi, je vous dis tout et vous, en retour … Bien. Peut-être plus tard dans la journée, ou alors un autre jour, qui sait ?

Dites, vous ne perdez pas le fil, vous au moins. Donc nous en étions au moment où Georges et moi, nous sortions du petit bois pour rejoindre Antoine. Quand nous sommes arrivés sur la berge, Antoine faisait semblant de dormir au soleil sur sa serviette de bain. Et d’un coup, il était debout, face à nous. Il nous lançait des regards fous, il trépignait, il nous criait des insultes et puis il s’éloignait, et puis il faisait volte-face pour revenir vers nous, des larmes plein les yeux et il nous insultait à nouveau. « Je vous ai vus, là-bas, dans le petit bois, tous les deux ! criait-il. C’était dégoutant ! Vous étiez dégoutants, tous les deux ! Sales, dégoutants ! De toute façon, Cambremer, j’ai toujours su que tu n’étais qu’un sale petit bourgeois ! Cambremer ! Petit bourgeois ! Au château, on vous appelle les Camemberts ! Tu ne savais pas, ça, hein ? Pauvre type, salaud ! Je ne veux plus vous voir, jamais ! Ni l’un, ni l’autre ! Fichez le camp, ne venez plus au château. C’est fini Vauvenargues, c’est fini ! Jamais… » et il est remonté sur le chemin. Je ne l’ai pas revu de tout l’été, ni de toute l’année, ni de l’été suivant. Après, je suis partie avec mes parents vivre pendant quatre ans à Beyrouth. J’ai passé la fin de cet été à Aix et, Georges et moi, nous avons encore fait l’amour, trois ou quatre fois, dans un grand appartement vide dont il avait la clé je ne sais comment. Et puis, il est parti en Italie avec ses parents. Ça ne m’a pas fait grand-chose. Je n’ai revu Georges que des années plus tard… quand j’ai retrouvé Antoine.

….

Pourquoi le Liban ? J’ai oublié de vous dire. L’usine de mon père ne marchait plus du tout. La savonnerie a été mise en faillite et nous avons dû tout vendre, y compris la rue Mazarine. Un oncle de mon père était au quai d’Orsay. Il lui a trouvé un poste de secrétaire d’ambassade à Beyrouth.
La vie était douce, au Liban. Nous habitions la Résidence des Pins, j’allais au Collège Protestant Français. Je partageais mon temps entre le collège, la plage, le tennis, les réceptions, les balades en montagne, Baalbek, Damas, Alep, le Krak des Chevaliers… La vie était facile. Beaucoup de jeunes libanais me faisaient la cour, tous des chrétiens de bonnes familles. Il y avait aussi un jeune attaché d’ambassade qui était tombé amoureux de moi. Il était marié, mais sa femme était rentrée à Bordeaux pour y finir une grossesse difficile. Elle avait fini par accoucher, mais elle ne se décidait pas à revenir à Beyrouth. Tout le monde, y compris mes parents, ignorait l’aventure que j’avais eue avec Georges et je jouais les jeunes vierges sportives, sans gêne, copines avec les garçons. Ça m’amusait de les séduire comme ça, l’air de rien, au tennis ou à la plage. Je les frôlais par inadvertance, je les défiais à la course ; parfois, comme subjuguée, je les écoutais me raconter leurs lectures, ou l’histoire de leur famille, ou comment ils concevaient l’avenir, toutes ces choses qu’ils ne disaient jamais à leurs amis, mais dont ils sont persuadés que les filles raffolent. J’avais des silences qui en disaient long, et puis d’un coup, j’éclatais de rire, je leur ébouriffais les cheveux et je partais en courant. Ça les rendait fous.
Je me plaisais bien au Liban, mais quand mon père nous apprit que nous rentrions en France, je n’éprouvai pas le moindre regret. J’avais passé à Beyrouth quatre années très agréables, j’avais obtenu mon baccalauréat, je pouvais dire quelques phrases en arabe et je parlais bien l’anglais. J’avais aussi fait beaucoup de progrès au tennis et je savais à présent comment me comporter avec la plupart des hommes. Mais si j’avais accordé quelques privautés à certains de mes amis libanais, et même un peu plus au jeune attaché, Georges n’avait pas eu de successeur. Pas vraiment…
Encore un peu de champagne, s’il vous plait…
Dites-moi, Dashiel, vous avez la trentaine, vous aussi ? Vous m’avez bien dit que vous n’étiez pas marié, n’est-ce pas ?

Divorcé ? Déjà ? C’est donc vrai que c’est si fréquent, les divorces, en Amérique ? Que s’est-il passé ? Ça ne marchait pas, je veux dire sexuellement ?

Ne faites pas l’enfant, Dashiel. Ce sont des choses dont on peut parler, vous savez. Vous êtes à Paris, mon vieux ! Dans deux ans, on en sera à la moitié de ce siècle ! Vous vous rendez compte ? Vous êtes jeune, vous êtes plutôt joli garçon et vous avez gagné la guerre ! Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Parlez un peu, mon vieux, racontez-vous ! Laissez-vous aller, nom de Dieu ! D’ailleurs, si vous ne me parlez pas de vous dès maintenant, je ne vous dirai plus rien. Vous ne saurez pas comment j’ai retrouvé Antoine, ni combien d’hommes j’ai eu, ni qui, ni comment. Non ? J’ai peut-être bu un tout petit peu trop de champagne, mais vous, alors, vous, vous êtes complètement coincé, mon pauvre petit.
Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous demander… Qu’est-ce que vous faites, Dashiel ? Qu’est-ce qu’il vous prend ? En plein milieu de l’après-midi ! Vous êtes fou, Dash, j’attends quelqu’un…

Vous vous en foutez ? Eh bien ! Vous cachez bien votre jeu, vous… Attendez, attendez… Laissez-moi au moins le temps de …

A SUIVRE

4 réflexions sur « Le Cujas (21) »

  1. (21) Où il apparaît que Philippe n’a pas seulement des accointances avec le milieu mais également avec la bonne société. Remarquable en effet!

  2. Je ne recevais plus rien depuis une semaine. Je viens de tout rattraper. C’est donc sans surprise que je partage l’avis de Bruno. C’est vraiment remarquable.

  3. A l’heure où elle raconte, Isabelle, petite-fille d’un marquis, est devenue une femme libérée, assumée. C’est une intellectuelle, elle fréquente de Beauvoir et Sartre, et peut-être même Henri Salvador. Alors elle peut bien dire « Nom de Dieu ! « même s’il est vrai que ce n’est pas vraiment féminin. Elle aurait pu choisir de dire le nom d’une autre chose mais, si chez elle la grossièreté est acceptable, la vulgarité, non. Noblesse oblige.
    Si tu savais où je t’emmène, carcasse, tu tremblerais bien plus encore. Ce ne sera pas dans ce chapitre, mais dans le suivant, consacré à Samuel.

  4. Mais ça se corse !!!
    Le deflorage, ( du vécu?), exercice littéraire casse gueule : écrit par un homme de plus….
    Doux et réaliste.
    Le Liban… impossible de penser que cette scène à ete réécrite …après l explosion…
    Mais surtout ce happening insoutenable: allons nous assister à une relation non consentie selon la terminologie actuelle….
    Ah ah Philippe tu m inquiètes!!!
    Bon seule critique  » Nom de Dieu » ç est pas un juron féminin….
    Mais où donc nous emmènes tu?

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