Le Cujas (16)

(…) Ma première, on l’a draguée ensemble. Elle s’appelait Mauricette. On l’a bien travaillée à deux, et au moment de conclure, il s’est écarté. Un vrai gentleman, Sammy. Mauricette, je l’ai gardée un an et puis, dette de jeu, dette d’honneur, je l’ai refilée à Max, le gorille du Suédois. Elle doit être à Tanger à l’heure qu’il est, ou ailleurs, va savoir.

 Chapitre 5 — Achir Soltani

Troisième partie

Max, c’était le gorille du Suédois. Cent vingt-cinq kilos de muscle, pas deux grammes de cervelle. En fait, il s’appelait pas Max. Je crois que son nom c’était Bernard, mais on l’appelait Max à cause de son poids, vous comprenez, Max pour Maximum. Ils l’ont fusillé à la Libération. Ils ont dit que c’était un collabo. Je suis sûr qu’il a pas compris ce qui lui arrivait.

Dans la bande, y avait aussi Tony. Tony, c’était le second du Suédois, son conseiller. On l’appelait Le Bavard parce son père était avocat et qu’il avait passé un an à la Fac de droit. Sa spécialité, c’était le cambriolage en douceur et le contact avec les fourgues. Il a failli se faire fusiller avec Max, mais il a réussi à ficher le camp en Corse, dans sa famille. Il a ouvert un bistrot à l’Ile Rousse.

Il y avait Marcel, Momo, un as de la mécanique. Sa spécialité c’était chauffeur. C’est aussi lui qui volait les tires quand on en avait besoin.

Ensuite, y avait Joseph. Tout le monde l’appelait Pirate. Vous savez pourquoi ? Vous allez vous marrer : son blaze, c’était Ponce, Joseph Ponce. C’est Tony qui lui avait trouvé son premier surnom : Pilate, à cause de Ponce Pilate, vous comprenez, et puis pour rigoler, c’est devenu Ponce Pirate, et puis Pirate tout court. Sa spécialité à Pirate, c’était pickpocket ; et aussi faussaire, un peu.

Et puis y avait Sammy et moi. Sammy s’occupait surtout de racket et du recrutement des filles, et moi, du racket aussi, avec Sammy, et de corriger les filles quand il le fallait, même les marquer un peu au couteau si c’était vraiment grave, et puis aussi en cas de besoin de suriner un quidam qu’aurait trop marché sur les plates-bandes au Suédois. Mais ça, y a jamais eu besoin.

Max et Sammy sont morts, maintenant ; Tony est parti et moi j’ai pris mes distances, mais le Suédois est toujours là et il nous a remplacé par des types que je connais à peine. Sa bande s’est bien renforcée pendant l’Occupation ; elle est encore plus forte qu’avant. C’est pour ça que je vous en dirai pas plus sur lui. C’est qu’il a des oreilles et des gros bras partout, le Suédois, et même ici.

De toute façon, je vous ai dit, si vous racontez ça à quelqu’un, je dirai que j’ai tout inventé, que c’était de la blague, juste des trucs pour que vous m’aidiez à cantiner. Et puis, quand vous sortirez votre bouquin, si jamais il y a des vrais noms et des vraies adresses, je vous assure que moi ou mes copains, on saura vous retrouver.

Non, je me fâche pas, mais je vous préviens, c’est tout. C’est que je suis en tôle, moi, que mon procès est pas fini, et que ça serait pas le moment d’en rajouter pour fournir des billes à cette saleté de procureur. Surtout que j’ai toutes les chances de m’en sortir avec deux ou trois ans de cabane. Mon bavard m’a dit qu’on allait changer de cheval : on va laisser tomber la thèse de l’accident, on va plaider la légitime défense. On va sortir des témoins de partout. Et ça, c’est imparable. Donc en attendant, motus sur ma carrière. Compris ?

Bon, la guerre maintenant. Le début de l’année 39 est pas mauvais du tout : j’ai une fille qui marche bien et une autre, Joselyne, qu’est sur le feu. Et puis vlan ! La mobilisation ! En plein mois d’août, juste au moment où les caves sont seuls à Paris, sans bobonne, et où les touristes veulent gouter à la vie parisienne ! Juste au moment où il faut surveiller les filles de près. Et me voilà parti à Compiègne pour la conscription et le conseil de révision. Compiègne ! Tu parles d’un bled. Enfin bon… Sans que je demande rien, il y une des filles de la bande qui vient me voir de Paris — je suis sa sœur, qu’elle dit — et qui me refile trois ou quatre pilules miracle. « De la part du Suédois », elle me dit. « T’en prends une seule une heure ou deux avant de voir le toubib et tu laisses venir. T’inquiètes pas, ça secoue un peu, mais ça dure pas, pas plus d’un jour ou deux. » C’est ça d’être de la bande du Suédois. On vous laisse pas tomber. On s’occupe de vous. On se sent pas tout seul. Ça secoue un peu, qu’elle avait dit ! Ça dure pas ! Tu parles, Charles ! Cinq jours, cinq jours et cinq nuits je suis resté à l’infirmerie. J’avais chaud, j’avais froid, j’avais mal au crâne, mal au cœur, mal au ventre, mal aux cheveux, mal aux ongles même, je savais plus où j’habitais, je voulais mordre tout le monde, je disais n’importe quoi, je pleurais, je ricanai… Attention, je faisais pas exprès. Ça me venait tellement tout seul que je pouvais pas m’en empêcher. Au bout de six jours, j’étais calmé, mais j’étais encore tout patraque. Ils m’ont dit : « Rentrez chez vous. Allez voir un médecin civil, nous on veut plus vous voir. Allez, bon vent ! » Ils m’ont donné des tas de papiers signés, tamponnés, comme quoi j’étais inapte à la guerre. Quand je suis arrivé à l’Auberge Landaise, j’ai retrouvé presque tout le monde. Y avait Sammy et Tony qu’avaient eu les mêmes pilules. Tous inaptes ! On a fait une de ces javas ! Après, on a repris notre train-train un peu au ralenti ; forcément, dans Paris, y avait moins d’hommes en âge de consommer… jusqu’à ce que les Schleus débarquent. Les verts de gris dans la capitale, ça nous a d’abord foutu un sacré coup, vous comprenez. C’est notre côté patriote, ça nous mettait le moral à zéro. On a beau être voyou, on est français, quand même. Mais on a vite compris l’occasion, Sammy surtout. Un soir, il me dit comme ça :  » Tu te rends compte un peu ? Tous ces soldats, tous ces officiers ! Ils sont jeunes, en pleine forme, ils ont gagné la guerre, ils ont tous les droits et ils arrivent dans la ville qui les fait rêver depuis tout petit. Paris ! Ach, Parisse ! les monuments, les petites mademazelles, le champagne et tout ça ! Il faut leur en donner tant qu’ils en veulent ! Enfin, je veux dire, leur en vendre ! Casquette, c’est notre chance.  » Et il me raconte ce qu’il a en tête :

« On monte un bordel, mais de luxe, hein ! On fait rentrer le Suédois pour dix pour cent pour qu’il nous laisse tranquille et on se met tous les deux, toi pour quarante et moi pour cinquante pour cent parce que j’ai eu l’idée. J’ai repéré une chouette baraque du côté de la barrière de la Muette. On devrait l’avoir pour pas cher, le proprio a fichu le camp en Amérique. On charge Simone de recruter le cheptel, tu surveilles les travaux, et moi je prends contact avec les huiles, la Préfecture, la Kommandantur et tout ça. Dans un mois, on ouvre et on verra ce qu’on verra. J’ai déjà le nom : Le Marquis. La classe, non ? Tu marches ? » Vous pensez si j’ai marché ! Quarante pour cent d’un claque de luxe à mon âge, et sans apport, je pouvais pas rêver mieux. C’est vrai que le Suédois, il a pas marché pour dix pour cent mais pour vingt. C’est vrai aussi que du même coup Sammy a fait passer ma part de quarante à trente pour cent. Mais qu’est-ce que je pouvais faire à ça ? Sammy aurait très bien pu monter le truc sans moi, tandis que moi, je pouvais rien faire sans lui. Donc, j’ai dit d’accord. Et c’est parti comme en 14 ! Mais là, y a pas eu de bataille de la Marne, y a pas eu de Verdun, ça a marché tout de suite, et du feu de Dieu, mon neveu ! En trois ou quatre semaines, le Marquis devient le claque de la Wehrmacht et de la haute. Au bout d’un mois, on n’accepte plus les soldats ni les sous-offs, encore une idée de Sammy. On monte les prix, on aménage le sous-sol en boite de nuit, avec un petit orchestre et un spectacle, s’il vous plait ! La grosse affaire. Simone drive les filles, elle organise les permanences et elle règle les petites histoires, Sammy accueille les huiles et gère les finances.

A SUIVRE

 

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