Retour chez Lipp

 Couleur café n°33

Retour chez Lipp

Aujourd’hui, nous sommes lundi et il est presque 13 heures à Saint Germain des Prés. Je suis seul et j’ai faim. Une seule solution : le restaurant. Mais lequel ?

Autrefois, je pouvais aller déjeuner et même diner seul dans n’importe quel restaurant. Il me suffisait d’un livre ou d’un magazine, ou même d’un simple journal pour que je m’y sente parfaitement à l’aise qu’il s’agisse d’un boui-boui de bord de route ou d’un établissement classé des beaux quartiers. A présent, rien n’est plus pareil. Il n’y a plus d’après à Saint Germain des Prés. Il n’y en a plus guère parce qu’il n’y a plus de journal sous mon bras, plus de livre dans ma poche. Tout ce que je peux lire est à l’intérieur de la machine à la pomme grignotée qui ne me quitte plus. Poser ça sur une table de restaurant étroite et souvent branlante n’est ni convenable ni même possible. Alors, quand j’y vais déjeuner seul, ne pouvant, faute de papier imprimé, me concentrer sur la politique étrangère du Guatemala ou sur la raideur des serviettes du Grand Hôtel de Balbec, il faut bien pour m’occuper que je m’intéresse à la vue sur le boulevard, au décor de la salle ou à la gueule des clients. C’est pour cela que le choix de mes établissements de promeneur solitaire n’est plus aussi aisé.

Il est donc 13 heures, je suis seul et j’ai faim. Chez Lipp est juste là, à trente mètres. Je n’y aurai pas de vue sur le boulevard, mais le décor est un peu là et la gueule des clients m’y a parfois réservé des surprises. D’ailleurs, j’ai déjà écrit sur Lipp et ses clients, un truc avec un paradoxe spatio-temporel. Vous vous souvenez ? A présent que j’ai surmonté ma crainte des discontinuités dans l’espace-temps, j’y retourne de temps en temps, chez Lipp.

—Un couvert ?
—S’il vous plait.
—Par ici, je vous prie.
—Près des toilettes ? J’aimerais mieux pas…
—Alors, ici ?

La place qu’on me propose n’est pas la meilleure : trop près de l’entrée du restaurant, juste devant l’endroit où les nouveaux arrivants doivent attendre le maitre d’hôtel pour être placés. Dès qu’il y a un peu de monde, il arrive que des gens restent, en manteau, debout devant votre table pendant plusieurs minutes. Même les plus polis d’entre eux ne peuvent s’empêcher de regarder dans votre assiette. C’est assez dérangeant. Bien heureux quand ils ne font pas de commentaires : « Tu aimes ça, toi, le cervelas rémoulade ? »

Mais aujourd’hui, je ne suis pas querelleur. De plus, je suis seul et inconnu du personnel ; je ne peux quand même pas exiger la meilleure table. C’est déjà une bonne chose qu’on ne m’ait pas proposé le premier étage.

—C’est très bien, merci.

De derrière l’aimable maitre d’hôtel au visage gentiment porcin surgit le garçon. Il s’est fait une tête de serveur de brasserie fin XIXème. Il est très serviable, ce serveur, il m’aide à me débarrasser de mon manteau, il va l’accrocher aux patères qui sont sous l’escalier, il tire habilement ma table pour me permettre de m’insérer sur la banquette entre deux autres déjeûneurs solitaires.

—Je prendrais volontiers un demi tout de suite, s’il vous plait, lui dis-je avant de m’asseoir.

L’homme que j’aurai à ma droite est du type courant : une toute petite quarantaine, une moustache usuelle, le visage de tout le monde, la calvitie de n’importe qui. A priori, aucun intérêt. Il me fait penser à l’homme de la gare de La Flèche. Il en est au plat de résistance, du haddock — le lundi, c’est haddock poché au beurre blanc. Je n’ai pas fait attention à ce qu’il buvait ; de l’eau minérale sans doute. « Pardon, lui dis- je en heurtant légèrement sa table. » Pas de réponse.

A ma gauche, l’homme est moins banal : moins de quarante ans, court et costaud, chauve-rasé, un peu gras, pas loin du gros lard mais pas encore tout à fait. Somme toute, assez courant aussi. Mais ce n’est pas cela qui est remarquable chez lui. En fait, il est à la limite, ou plutôt non, il l’a dépassée, la limite, il est caricatural : T-shirt noir manches courtes, AirPod et boucle d’acier à l’oreille, au poignet gauche une Rolex partiellement recouverte par trois gourmettes d’argent et plusieurs fins cordons noirs retenant toute une bimbeloterie mystique ou superstitieuse, un poignet de force à trois lanières de cuir serré au poignet droit et, sur l’avant-bras gauche, un tatouage, sorte d’idéogramme ou de signe astral dont, plus tard, je chercherai vainement la signification. Encore plus intéressant : au majeur, à l’annulaire et au petit doigt de chaque main, il porte une bague à tête de mort dont la taille décroit avec celle du doigt. Je ne peux quitter du regard sa main droite dont les crânes rutilants s’agitent sous mes yeux tandis qu’il coupe son filet de hareng pommes à l’huile. Du fond de leurs sombres orbites, des petits yeux d’émeraude m’envoient de méchants éclairs tandis que les gueules noires me crient de silencieuses menaces. C’est sans doute l’effet recherché.

Nous sommes pratiquement épaule contre épaule et regarder sa main, cela revient à regarder dans son assiette : je fais tout pour éviter la fascination dont je commence à sentir toute l’impolitesse. On ne tient pas à indisposer un voisin comme celui-là. Se concentrer sur le demi pression que le garçon vient d’apporter…

Mais on ne peut pas regarder indéfiniment une goutte de condensation descendre le long d’un verre de bière. Involontairement, mon regard se tourne à nouveau vers les têtes de mort. Elles ont cessé de s’agiter car le dur de dur vient d’engloutir sa dernière pomme à l’huile. Comme je reprends un peu de conscience, je fais un effort pour quitter des yeux les bagues scintillantes et je vise un peu plus haut sur sa table. A côté d’une demi bouteille de bourgogne Pinot Noir, deux livres sont posés l’un sur l’autre, face contre nappe. La quatrième de couverture de celui du dessus est à l’envers ; je n’arrive pas à lire ses trop petits caractères, pas plus que ceux de la tranche du bouquin. Je brûle pourtant de découvrir ce que cette brute assumée peut lire : un traité de customisation de Harley Davidson, un ouvrage sur le tir de précision en milieu naturel ou les mémoires annotées de Johnny Halliday ?

Ma pièce de bœuf au poivre arrive. Elle va me permettre de lâcher un peu Yvan le Terrible. Sur ma droite, l’insignifiant, qui a fini son plat, demande au garçon si le menu comprend un dessert. « Parfaitement Monsieur, je vous apporte la carte. »

Le vulgaire a repoussé son assiette vide vers le bord de la table. Il a saisi le livre du dessus. Du coin de l’œil, je ne perds pas une miette de ses mouvements. Il l’a ouvert devant lui sans que je puisse en déchiffrer la couverture, mais celle de l’autre livre est maintenant visible à souhait. Il est tout neuf. C’est un livre de poche : Léon l’Africain, le premier livre d’Amin Maalouf que j’ai lu, merveilleuse autobiographie imaginaire d’un musulman ayant véritablement vécu au XVIème siècle entre l’Andalousie, le Maghreb et Constantinople pour finir conseiller du Pape à Rome. J’aperçois maintenant la quatrième de couverture de l’autre livre : c’est Le Naufrage des Civilisations, le dernier bouquin de Maalouf. Celui-là, je ne l’ai pas lu. Très pessimiste, il parait. D’ailleurs, le titre…

Le costaud tatoué a reposé le Naufrage sur Léon car son plat vient d’arriver. Je reconnais le fameux jarret de porc aux lentilles. Maintenant, l’homme se tortille sur la banquette pour extraire de sa poche un iPhone dont l’étui a la forme d’un jerrycan camouflé, puis il photographie le jarret, puis la bouteille de bourgogne, puis la carte.

Et c’est là que vous me voyez venir. Parce que ça fait un bout de temps maintenant que vous lisez mes petites histoires de cafés, pas vrai ? Et vous commencez à connaitre mes trucs : « Ouais… Il choisit quelqu’un dans un bistrot, il en fait une description en détails, tout ça, et, nourris que nous sommes de clichés et de stéréotypes, nous, bonnes pommes, on imagine aussitôt ce qu’est le personnage : un vieillard fauché promeneur de chiens, une jeune femme éplorée qui vient de rompre… Mais pas du tout ! Pirouette ! Surprise ! Ce n’est pas ça du tout ! Le vieillard est en fait un aristocrate romain collectionneur d’art et la jeune femme vient de décider d’emménager chez son amant. Donc là, il va nous refaire le même coup et nous dire que le grossier est en fait un éditeur connu ou un professeur au Collège de France, à moins qu’il ne soit Amin Maalouf lui-même. »

Eh bien, non ! J’ai eu beau chercher, je suis resté sans idée sur ce que pourrait être l’élégant aux six têtes de mort. A vous d’imaginer.

Bien sûr, et pour rester dans mes habitudes et jouer le contre-pied, j’aimerais pouvoir terminer ce récit trop banal en vous racontant que mon voisin l’insignifiant a profité d’un instant d’inattention du personnel pour s’extraire du restaurant sans payer la note, mais ce serait mentir.

 

Une réflexion sur « Retour chez Lipp »

  1. Je pense au départ que c’est un fan de Johnny, un costaud au cœur tendre, qui s’intéresse à cet auteur car un passionné des pays du Maghreb, il a fait des raids à moto là-bas et est tombé amoureux de ces magnifiques déserts, il est de passage à Paris pour une formation professionnelle et pour immortaliser son repas au Lipp, qui est une institution parisienne, il a pris des photos de ses plats pour les montrer à sa copine !
    Mon plaisir à moi quand je vais en ville c’est d’aller au café la Brûlerie Richelme, 1 place Richelme à Aix, après plusieurs dégustation de café mon choix c’est porté sur le Costa Rica, toujours au comptoir car il y peu de tables dehors et c’est toujours bondé, mais c’est très agréable, on lit le journal, on observe les gens et j’arrive souvent à parler un petit mot avec une dame, un sourire et le personnel est très agréable. J’ai été très déçu c’est derniers jours car ils ont pris quelques jours de vacances, je n’ai pas bu boire mon Costa Rica et je ne vais nulle part ailleurs, aucun café ne sera aussi bon que celui-là, c’est vraiment mon plaisir.

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