Au Lucernaire –  Chronique ordinaire d’un dimanche d’hiver

Le Lucernaire, vous connaissez ?

Il s’est installé il y a une quarantaine d’années Rue Notre-Dame des Champs dans les locaux d’une ancienne usine de chalumeaux. On y trouve aujourd’hui 3 salles de cinéma, 3 salles de théâtre (le Rouge, le Noir et le Paradis (!)), un bar, un restaurant et une librairie. Ce n’est pas très confortable — de quel théâtre peut-on dire qu’il est confortable ? — mais c’est sympathique. Et puis, ce n’est pas loin de chez moi. 

Il commence à faire froid.
On va y être beaucoup trop tôt, il n’est que trois heures et demi. On ne va quand même pas arriver au théâtre avec une demi-heure d’avance. On va marcher encore un peu, d’accord ? On pourrait prendre un peu plus loin à gauche, par la rue Saint-Beuve. Elle est courte cette rue, ça ne nous mettra pas en retard.

Tiens, à l’angle, la boutique du photographe a été remplacée par un magasin de photocopies. Il est tout beau tout propre. Ça change des officines du Quartier Latin : on a toujours l’impression qu’ils impriment des trucs dans la clandestinité, je ne sais pas moi, des pamphlets scandaleux, des tracts révolutionnaires. C’est fermé, on est dimanche, et les tarifs ne sont pas affichés. Dommage. Il faudra que je revienne. Je pourrais peut-être y faire imprimer les manuscrits que je veux envoyer aux éditeurs. Bon, il sera toujours temps de voir ça en Janvier. Ou en Février. Attends moi !

Ça faisait longtemps qu’on n’était pas passé rue Sainte-Beuve. D’ailleurs, qu’est-ce qu’on pourrait avoir comme raison pour passer rue Sainte-Beuve ?  Ah si ! quand même ! Quatre restaurants, en moins de soixante-quinze mètres, ça en fait des raisons, ça ! Mais La Table de Fez a disparue. Tu te souviens, ce marocain où le couscous était si bon. Et la patronne, une espagnole je crois, forte en taille et forte en gueule. On avait toujours l’impression qu’elle vous engueulait, mais c’était juste sa façon de parler. Et le mari en cuisine, qui venait boire un verre à la fin du diner. Ça fait combien de temps, maintenant ? Quinze ans ? Vingt ans ? Non, pas vingt quand même. Attends, la dernière fois qu’on y est allé, c’était avec Jean-Louis en rentrant du Cap-Ferret. C’était l’année d’Aoukalé, donc c’était en… Vingt-cinq ans ! Non, ce n’est pas possible…
Dis-donc, les restaurants qui restent, là, ils ne me disent pas grand-chose. Un Indien, tu sais bien que je ne supporte pas les Indiens, non, pas les Indiens, leur cuisine ! Arrête ! Celui-là est fermé pour travaux, et les deux autres, ils font un peu Zen, non ? Ça ne donne pas très envie. A moi, en tout cas. Et puis, je n’aime pas beaucoup les restaurants que je ne connais pas. Oui, je sais, ça limite.

Encore un magasin de lits ! Ce que ça peut être moche, un magasin de lits ! Au beau milieu du Boulevard Raspail, en plus ! Avant, c’était un magasin de meubles modernes. Ils étaient beaux, leurs meubles. J’y avais acheté mon premier bureau. Ça doit faire plus de trente ans. Tout noir, immense il était ! Une fois dans la pièce, il restait juste la place pour mon fauteuil et deux petites chaises visiteur.

Dis-moi, ce n’était pas un coiffeur qu’il y avait là avant ? Si, un coiffeur, j’en suis sûr. Un sacré emplacement. Il y avait des fauteuils du Corbusier dans le salon d’attente. On pouvait voir les clientes à travers les vitrines, c’était chouette. Maintenant, c’est un huissier de justice. Je ne savais pas que ça gagnait autant d’argent, un huissier de justice. En tout cas, pour la vitrine, ils ne se sont pas fatigués : du verre dépoli sur quinze mètres de long. Ah, ça égaye le trottoir, c’est sûr ! C’est fou ce que les quartiers changent. A propos, ça y est, c’est une boutique MAJE qui a remplacé DuBois, rue Soufflot, tu sais, le marchand d’articles de dessin. Moche, moche !

Heureusement, rue Vavin, ça ne bouge pas beaucoup. Il y a toujours ces douillettes petites boutiques qui vendent des vêtements pour enfants chics, des jeux de haute société et des accessoires pour animaux de bonne compagnie.

Regarde un peu, la terrasse du Vavin est pleine. C’est drôle quand même, avec ce froid. Tu as vu cette voiture ? Elle est là presque tous les jours, en plein stationnement interdit. Extraordinaire, non ? Oui, je sais que ça ne t’intéresse pas, mais quand même. Regarde cette ligne incroyable !
Ça va, j’ai compris, mais il faut essayer de voir ça comme une œuvre d’art. Non ? Tu n’es pas d’accord ? Tant pis. Bon, il est moins dix, on devrait pouvoir y aller.

Non, mais regarde cette queue ! Et les places qui ne sont pas numérotées ! La barbe ! On va encore être au fond et je ne vais rien entendre. Je te l’avais dit ! On aurait mieux fait d’aller au cinéma ! Au cinéma au moins… Oui, oui, j’ai les billets. Alors, allons-y. Faut bien, puisque c’est payé !

Trois femmes ? Ah, c’est par là ? On attend dans l’escalier ? Ah bon !
On se croirait dans la queue du Resto-U. Remarque, finalement, c’est sympa, ça rajeunit. Sauf que les étudiants qui attendent, là, ils doivent avoir leur carte vermeil depuis pas mal de temps. Ben oui, le dimanche après-midi…

Attention, ça avance. Encore un escalier. Il est en colimaçon celui-là, en bois, des planches à peine taillées et enfilées sur un axe en métal, c’est tout. Spectaculaire. Ça piétine devant. Normal, à leur âge ! Ah, voilà la salle ! Une centaine de places, on dirait, pas plus. Pas de sièges, mais des gradins, comme dans un vieil amphi. Décidément, on se sent jeune, tu ne trouves pas ? Heureusement, il y a des coussins. Il reste des places au premier rang. Ça te va ? Tu as vu les sorties de secours ? Incroyable ! Imagine un peu que… Non, vaut mieux pas. Tu as éteint ton téléphone ? Finalement, on n’est pas mal ici, non ? Chut, tais-toi, ça commence… Trois femmes.

(Demain, la Critique aisée de « Trois femmes »)

Une réflexion sur « Au Lucernaire –  Chronique ordinaire d’un dimanche d’hiver »

  1. Très sympathique, cette petite promenade aux interjections et commentaires donnés dans le corps du texte. C’est distrayant.

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