L’interminable et lamentable histoire des disparus de la rue de Rennes (2)

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Résumé : Roger Ratinet, employé à la Mairie de Paris, vient de constater la disparition d’une bonne quarantaine de numéros d’immeubles dans la Rue de Rennes. On lui a demandé d’établir en toute hâte un rapport sur cette disparition pour le moins étrange.

2-La charge de la preuve

Où l’on découvrira que prouver un manque n’est pas chose facile et qu’éprouver un manque, non plus.

C’est donc le 17 février vers 10 heures 30 que notre préposé à la vérification des plaques de rue se rendit en toute hâte sur les lieux, muni de son appareil nippon tout neuf et de son certificat tout frais d’aptitude à la prise de vue numérique.

En arrivant en vue de l’église Saint-Germain des Prés, vint à l’esprit curieux de Ratinet la question suivante : « Comment fait-on pour photographier une rue qui a disparu ?« . Son esprit cartésien résista un temps à passer du particulier au général, mais il fallait bien qu’il cédât. Il céda et passa à « Comment fait-on pour photographier quelque chose qui n’est pas là ?« , puis, plus général encore, à « Comment prouve-t-on l’absence d’une chose ? » et enfin à son inévitable universalisation : « Comment prouve-t-on qu’une chose n’existe pas ?« . La tête commençait à lui tourner un peu et la pluie à tomber beaucoup. Trempé, il rentra chez lui et prit le reste de sa journée pour sécher et réfléchir à l’abime philosophique qui s’était dressé devant lui, car quand un abîme se dresse devant vous, ça fait peur.

Avec le bon sens dont nous avons été témoin plus haut, son épouse lui donna ce double conseil :

— Enlève tes chaussures, sans ça tu vas me saloper toute la moquette, et retourne là-bas prendre une photo qui montre que la rue ne commence pas au numéro 1 mais au numéro 20, ou 30, ou 292 !

Et elle termina sa recommandation sur cette question rhétorique :

—Est-ce que je sais, moi, non mais sans blague ?  

A peine une semaine plus tard, muni de l’avis d’Yvonne et de son parapluie, Ratinet se rendit à nouveau sur place, autrement dit, Place Saint-Germain des Prés. Il traversa le boulevard et se retrouva bientôt devant la vitrine de chez Emporio Armani. L’immeuble faisait l’angle du Boulevard Saint-Germain et de la rue de Rennes. Il portait le numéro 48. Il le photographia. De l’autre côté de la rue de Rennes se trouvait la vitrine de la bijouterie Cartier. Elle portait le numéro 41. Il la photographia.

—Bon, d’accord, se dit-il. Mais comment prouver par la photographie qu’il n’y a ni numéro 46, ni 39, ni…, oh la la ! ?

Il retraversa la place en vérifiant les numéros des immeubles : le 6, c’était les Deux Magots, le 4, Louis Vuitton, le 2, le restaurant La Société. De l’autre côté, l’église ne portait pas de numéro, mais Ratinet savait qu’elle était là depuis… longtemps.

Au bout de la place, c’était la rue Bonaparte. Elle filait vers la Seine en remontant ses numéros : 33, 31, 29… Aucune place pour le moindre 39. Par acquit de conscience, Ratinet descendit jusque dans la station de métro. Il n’y trouva aucun vestige des immeubles manquants.

Il fallait bien qu’il se rende à l’évidence, et même à deux évidences : petit a, sans compter les éventuels numéros bis, il manquait à la Rue de Rennes vingt numéros impairs et vingt-quatre numéros pairs — le déséquilibre entre les deux côtés de la rue n’étant pas le moins inquiétant — et petit b, compte tenu de la disposition des lieux, il était impossible de faire figurer sur une seule photographie le 41 de la rue de Rennes et le 33 de la rue Bonaparte qui le précédait in situ, seule manière d’établir la preuve irréfutable de la disparition d’une partie non négligeable de la rue de Rennes.

Puisque les évidences l’exigeaient, Ratinet s’y rendit : il rédigea son rapport qu’il illustra de trente-huit photographies des portes cochères des rues du quartier ; il le conforta des témoignages d’un habitué des Deux Magots, d’une vendeuse de chez Armani, du vigile de chez Cartier et du sacristain de Saint-Germain des Prés ; conformément au Manuel de rédaction des rapports techniques municipaux, il en établit un résumé en moins de 455 mots, puis un résumé du résumé en 55 mots de moins de trois syllabes. C’est en douze exemplaires qu’il déposa enfin le produit de son labeur dans la corbeille du courrier interne de l’Hôtel de Ville. Comme on était  à l’avant-veille de la Fête du Travail, le rapport fut visé par Bernard Cottard dès la mi-mai. Et puis, les choses suivirent leur cours et c’est le 12 juin que le rapport Cottard, comme on l’appelait désormais, parvint sur le bureau du Chef de Cabinet de la Maire. Celui-ci ne tarda pas, deux semaines plus tard, à le transmettre à Madame Hidalgo. Ses réactions furent dans l’ordre, levage de sourcil, incrédulité, stupéfaction, indignation et enfin, colère.

—Comment ? disait la Maire en furie. Comment ? Près de trois cents mètres de rue disparaissent en plein milieu de l’un des plus beaux quartiers de Paris…

—Faut…faut rien exagérer, dit le Chef de Cabinet. Le Marais, c’est qu…quand même beau… beau…beaucoup plus branché.

—Fermez-là, Hubert ! … de l’un des plus beaux quartiers de Paris, quarante-quatre immeubles demeurent introuvables, et personne n’est capable de me dire où ils sont passés !

—C’est bien pour ça que le ra…rapport dit qu’ils sont int… introuvables…

—Faites attention, Hubert. Faites très attention… de me dire où ils sont passés, et je l’apprends par un stupide rapport bourré de fautes de syntaxe et de mauvaises photos !

—Et pour…pour.. pourtant, on m’avait assuré que l’auteur avait fait un st… un stage…

—C’en est trop, Hubert ! Sortez ! Sortez immédiatement ! …de mauvaises photos et… Allons bon ! Voilà qu’il pleure, maintenant ! Ne pleurez pas, Hubert, vous êtes ridicule. C’est bon, restez ! Si, si, restez, et dites-moi plutôt quand exactement ce con de Cottard a constaté la disparition.

—Ah ! Vous co… connaissez Cottard ?

—Oui, et pendant longtemps j’ai cru que Ceconde, c’était son prénom. Alors, quand exactement ?

—Ben…, ce n’est p… pas dans le rapport ?

—Non, ce n’est pas dans le rapport. Si c’était dans le rapport, je ne vous le demanderais pas. Vous aggravez votre cas, mon petit Hubert.

—Je me renseigne tout… tout de suite… Allo ? Passez-moi ce con de … Passez-moi Cottard… Allo, Cottard ? Ici Hubert Lubherlu, le Chef de Cabinet de Madame la Maire. Dites-moi, Cottard, quand est-ce que vous avez constaté le truc, rue de Rennes ?

—… ?

—Mais parce que Notre-Dra (5) … parce que Madame la Maire veut le savoir, pardi !

—…

—Comment-ça vous ne savez pas ?

—…

—Comment-ça, ce n’est pas vous qui… Mais vous l’avez signé, non ?

—…

—Mais ce n’est pas vous qui…

—…

—Quoi ? Cet abruti de Ratinet ?

—… ?

—Oui, oui, je le connais un peu, c’est pour ça que …

—…

—C’est ça, Cottard, renseignez-vous !  Et que ça saute ! (6) … Il se ren… renseigne…

A SUIVRE (après demain)

Notes du chapitre 2

(5) Notre-Drame de Paris : Surnom familier secrètement donné par ses administrés à la Maire de Paris.

(6) Le bégaiement dont Hubert Lubherlu est affligé disparait étrangement dès qu’il parle dans un téléphone.

 

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3 réflexions sur « L’interminable et lamentable histoire des disparus de la rue de Rennes (2) »

  1. Comme je ne peux pas reprendre mon commentaire, je fais double post :

    Philippe, tu vas faire un tabac dont ma tabatière se souviendra !!!!

  2. Confondant! Je l’ai déjà dit. Abracadabrantesque! cette fois je parle du fonctionnement de la Mairie sous l’egide de la Reine Maire en me rendant compte que cette lamentable histoire n’est pas une fiction mais bien une réalité.

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