J’ai dix ans (Chap.2)

2-Exil

Me voilà donc embarqué dans la 203 noire à double carburateur qui fonce vers la Normandie par la route de Quarante Sous. Papa est au volant. Il fume silencieusement et de manière continue. A côté de lui, Maman essaie de maintenir la bonne humeur dans la voiture. Enfoncé au plus profond de la banquette arrière, je ne réponds à ses tentatives de conversation que par des grognements. J’ai bien l’intention de ne pas descendre de cette voiture.

Cette promesse que je me suis faite,  je suis bien incapable de la tenir une fois arrivé. Accueillis de façon joyeuse un peu forcée par les Levallois, mes parents répondent sur le même ton en jetant des coups d’œil de mon côté pour voir si j’accroche à l’enthousiasme général. Au bout d’un temps assez bref, la gêne s’installe devant mon silence renfrogné et il est décidé de visiter la maison.
Les Levallois habitent la première maison de Touffreville sur la gauche, en surplomb de la route qui va de Lisors à Ménesqueville. Au ras de la chaussée, il y a un tout petit magasin dont la vitrine expose dans la poussière un lavabo, deux ou trois robinets, quelques tuyaux, raccords et colliers de serrage. Une enseigne émaillée Butagaz pend au-dessus de la porte. Comme il y a très peu d’espace entre la façade et la route, la fourgonnette  est toujours garée collée contre le magasin, de telle sorte qu’il est impossible d’en ouvrir la porte ou même d’apercevoir le contenu de la vitrine. Ça ne semble pas préoccuper Monsieur Levallois, car aucun client ne vient jamais au magasin. Un escalier raide, creusé à flanc de talus, conduit jusqu’à la partie haute du terrain. La maison est à gauche et le jardin qui fait face à la maison ne comporte qu’une seule platebande de géraniums. Le reste de la surface est occupé par un grand potager, dont le gravier de l’allée centrale est soigneusement ratissé, et un poulailler entouré et recouvert d’un grillage maillé. Contrairement au reste du jardin, le poulailler donne une impression de désordre et de saleté. Le sol de terre battue, de marron clair à marron foncé, est luisant comme s’il avait été verni, et les perchoirs sont de travers ou cassés et couverts de crottes de poule. Il n’y a pas de clapier pour lapins. Tout en haut du terrain, passe la voie ferrée étroite empruntée deux fois par jour par le petit train laitier.
La maison n’est pas grande. Un escalier d’une demie volée mène à une terrasse à peine plus large que notre balcon du boulevard de Port Royal. Elle court le long de la façade et se retourne sur l’un des côtés. On entre par un couloir éclairé grâce au verre cathédrale jaune de la porte. Il y a un porte-manteau à miroirs biseautés à gauche et un escalier ciré au fond. La grande cuisine est à droite, la salle à manger à gauche avec la chambre en enfilade. De ces trois pièces, seule la cuisine possède une porte-fenêtre donnant sur la terrasse. En dessous, en demi-sous-sol, la cave et un atelier. A l’étage,  deux chambres, dont la plus petite va être la mienne pour deux longues semaines.

Au cours de la visite, au milieu des exclamations de joie et d’admiration devant telle disposition si ingénieuse ou telle décoration à l’effet si ravissant, j’ai deviné la teneur de ces conciliabules à demi-mots par lesquels les adultes croient qu’ils abusent les enfants inquiets des manœuvres qu’ils voient se dessiner contre leur volonté. Soudain, mes parents réalisent  combien il est tard et combien il est urgent de partir sans plus attendre s’ils veulent pouvoir remplir cette obligation impérative mais imprécise qui leur est imposée.

Ils sont partis dans un seul mouvement, comme aspirés par la voiture. Il est quatre heures. La nuit est encore loin. La fin de l’après-midi va être  interminable, aucun de nous trois ne sachant comment se comporter avec l’autre. Monsieur Levallois choisit la fuite et va bricoler dans son atelier. On entend bientôt les longues plaintes suraigües de la meuleuse. Madeleine décide de me présenter aux poules et nous entrons dans le poulailler en poussant la porte grillagée qui se rabat et rebondit contre son cadre sous l’effet d’un ressort. Bien que je trouve  ces bestioles bruyantes, disgracieuses et stupides, je fais un effort pour les approcher. A les voir s’enfuir devant moi en  criant, on peut penser qu’elles en ont tout autant à mon service.

(à suivre)

Publication du Chapitre 3 : le 24 mai

Voir aussi « J’ai dix ans » texte intégral

2 réflexions sur « J’ai dix ans (Chap.2) »

  1. Quel rendu pour cette scène d’enfance, avec des relents de Maupassant dans la description du magasin. le paragraphe sur le départ des parents est tout à fait réussi.

    Et bravo aussi pour ce poème original, dont les vers courts donnent un rythme qui met en valeur les mots au style incisif. Je ne te savais pas poète!

  2. Il a dix ans! Cette recherche du temps perdu devrait être longue pour couvrir, si je ne m’abuse, plus de 60 années à suivre. Aussi, sans attendre, je dédie ce long poème au JDC qu’une insomnie pugnace m’a dicté l’autre nuit.

    Me croirez vous
    Je suis FOU
    Du Journal des Coutheillas
    Hélas!

    Non pas qu’il me chagrine
    Bien au contraire il me fascine
    Il me gratouille
    Il me chatouille.

    Devant l’addiction qui me gagne
    J’ai compulsé La Montagne
    Dans l’espoir qu’Alexandre Vialatte
    Me livre un traitement adéquat.

    Susan m’a dit sans ambages
    Dans le sien langage
    « You need a check-up
    From your neck up ».

    J’ai entendu son propos
    Oui, je travaille du chapeau
    Elle n’a pas tout à fait tort
    Mille sabords!

    J’ai consulté le Docteur Knock
    Qui a diagnostiqué un TOC
    En termes plus incisifs
    Un Trouble Obsessionnel Compulsif.

    Compulsif, je veux bien et pourquoi pas
    Le JDC est jouissif, je n’y résiste pas.
    Obsessionnel, ma foi c’est pas banal
    Tel quel je n’y vois rien d’anormal.

    Trouble? Ah non, je proteste
    Ce mot m’est indigeste
    J’y vois comme un reproche
    Moi qui suis clair comme de l’eau de roche.

    Suis allé voir en Armorique
    Un mage réputé druidique
    À la recherche d’une potion magique
    Mais sa réponse fut catégorique.

    « Je ne décèle aucun handicap mental
    Seulement une déviation de l’os pariétal
    Rien d’inquiétant dit-il
    Continuez, soyez tranquille »

    « Mais surtout donnez moi l’adresse
    Que je m’a bonne cela me presse
    J’y vois des vertus bien plus amènes
    Que mes champignons hallucinogènes ».

    Envoi: la morale de ce poême
    Car il en faut une quand même
    Regardez, lisez, buvez sans modération
    Sans aucun risque d’aliénation,
    Le Journal des Coutheillas
    De 7 à 77 ans il vous délasse.
    Il vous rendra rimeur
    A la bonne heure.

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