Il y a cent ans, le caporal Coutheillas…(10)

MarcelinJournal de Marcelin Coutheillas 2-6novembre 1914
8 novembre Je viens de passer cinq jours inoubliables. Mon sang froid m’étonne, mais j’ai eu terriblement peur de ne pas pouvoir tenir ma place. Pourtant, je ne sais pas si je pourrai retrouver cette sérénité, ce sang froid maintenant que j’ai vu. Est-ce que dans d’autres pareilles circonstances, des visions terribles ne viendront pas faire assaut à ma raison et me faire faillir ?
Quand j’écris ces notes, le dimanche 8 novembre, j’ai eu une nuit de repos, j’ai bien déjeuné et j’ai l’esprit en repos. Je ne suis presque plus sous l’impression déprimante d’hier qui m’a abattu et où la seule idée de retourner aux tranchées me faisait frémir. Aujourd’hui, je l’envisage avec plus de fermeté, cependant sans désir d’y retourner.
Le 2 novembre, nous sommes partis pour les tranchées La route est extrêmement pénible, car, comme nous devons traverser un plateau complètement découvert, il faut ramper sous une grêle de balles. C’est seulement le début. Nous arrivons aux étroits boyaux qui desservent les tranchées. La marche est difficile. Je suis couvert de sueur. On me place en soutien de mitrailleuse à cent mètres des boches.
La nuit est calme.
Au petit jour, nous apercevons les Allemands qui creusent une tranchée. Toute la journée, ce sera une fusillade ininterrompue sur toute la ligne. Quand une balle frappe les tôles des guetteurs ou un camarade, comme au stand de tir, les autres indiquent. Les Allemands en font autant. Cette façon très crâne nous donne confiance et petit à petit, cela nous empoigne : j’ai vu des gens d’ordinaire très peureux se placer gaillardement dans un créneau et faire le coup de feu.
La nuit, il fait un clair de lune merveilleux et on distingue très bien les tranchées allemandes. Silence sur les lignes.
Aujourd’hui, 3 novembre, j’ai 36 ans. Ce matin, il fait du brouillard et je pars avec un sergent et quatre zouaves pour planter des piquets et tendre des fils de fer devant les tranchées. Le courage est comme tout, communicatif, et c’est sans hésitation que je suis mes camarades.
Nous restons sortis près de trois quarts d’heure, et ce n’est que vers la fin que les Boches nous devinent et tiraillent de notre côté. Mais ils tirent trop haut et nous rentrons indemnes.
A 8 heures, le soleil chasse la brume et à 10 heures, un Taube nous survole. A midi, l’artillerie allemande commence ses tirs de réglage. Ils sont à peu près bons.
A 3 heures, c’est le bal complet : éclatements, lueurs, chocs, sifflements. C’est fou, ahurissant, sinistre ; la terre tremble, des souffles nous couchent dans les tranchées. Les Allemands envoient sur nous des grenades et des fusées lumineuses.
Nous sommes debout, baïonnette au canon, prêts à l’attaque que nous attendons d’un moment à l’autre, car les tranchées allemandes sont silencieuses. C’est de mauvais augure. Les officiers passent dans les tranchées en nous recommandant de nous tenir sur nos gardes. Un caporal et quatre zouaves se portent à vingt mètres en avant pour servir de petit poste. Une méprise se produit et l’un des zouaves tue un des nôtres qui rampait en avant vers le petit poste.
10 heures, coliques
11 heures, le petit poste se replie sous le feu et nous annonce l’arrivée des Allemands. Ils sont en colonne par quatre. C’est absolument déconcertant et effrayant.
Les Zouaves, qui ont déjà assisté à de pareils assauts, sont calmes et nous donnent des conseils. Nous commençons à tirer.
Malgré cet ouragan de feu, les colonnes avancent toujours. Nos obus de 75 tombent dans leurs lignes et y produisent des effets effroyables. La mitrailleuse marche, mais ils avancent toujours. Avec une acuité étrange, je sens tout le danger de notre situation, je sens qu’il faut résister à tout prix, et tous sont comme moi : nous tirons avec rage.
Ils sont sur nous. Nous sommes obligés d’évacuer les tranchées. Mais à peine étions nous en arrière qu’un officier s’élance en tête et commande : « A la baïonnette ! »
Alors, c’est la ruée générale, c’est une lutte effroyable. Nous reprenons nos positions et, emportés par l’élan, nous nous portons sur les positions allemandes et nous les enlevons. Les tranchées sont si étroites que nous nous battons à coups de crosse, à coups de poings, à coups de tête.
Le jour s’est levé pendant l’attaque et nous ne pouvons plus nous replier vers nos anciennes tranchées, car le terrain que nous venons de franchir est balayé par l’artillerie et par le feu de l’infanterie allemande qui s’est retranchée sur la crête. De la tranchée où nous sommes, nous sortons les corps de cinquante-neuf Allemands, que nous plaçons en avant. Derrière nous, il reste environ deux cents corps allemands et une vingtaine des nôtres. Certains sont blessés, mais il nous est impossible de leur porter secours.
A la nuit, nous repoussons une contre-attaque. Pendant toute la journée et toute la nuit, nous travaillons au creusement d’un boyau pour rejoindre nos anciennes tranchées.
Clair de lune. Nous relevons cinq blessés français et quelques Allemands.
Journée de bombardement. Vers 5 heures, nous rejoignons nos camarades. Sentiment de délivrance.

A suivre
Prochaine édition le 8 novembre

Une réflexion sur « Il y a cent ans, le caporal Coutheillas…(10) »

  1. Lecture en quatre temps ou en quatre marches d’un esprit d’escalier.

    1) Stupéfaction, ébahissement devant tant d’horreur et de terreur qu’un seul homme a à subir et à infliger en si peu de temps.

    2) Admiration devant un courage d’autant plus grand qu’il est modeste et partagé avec des Zouaves, camarades de combats, experts de la résistance et de la contre attaque mais pouvant aussi commettre de fatales erreurs.

    3) Admiration devant le soldat-écrivain dont le style, phrases courtes bien ciblées, aurait dû amener le célèbre télégraphiste américain, Hemingway à lui céder sa place chez Lipp. L’économie du langage est époustouflante. Bref, le Caporal Marecelin Coutheillas, jusqu’ici inconnu au bataillon pourrait avoir une table réservé non seulement chez Lipp mais aussi un lit de repos mérité au Panthéon des grands auteurs patriotes du Pays, (grâce à Philippe qui le fait connaître).

    4) Ce splendide témoignage, combiné à d’autres documents tels que le roman puis le film, ‘À l’Ouest, rien de nouveau,’ ou les bandes d’actualités coloriées de la guerre de 14/18 qui passent en boucle depuis près d’un an sur ‘Antenne 2,’ la seule chaîne de télé française qui nous parvienne au Canada, me rappelle les propos d’un conférencier, tenus lors d’un congrès de psychologues/conseillers politiques, auquel j’ai participé (par curiosité) à Vancouver au début des années 90. Ce conférencier, renommé parmi ses pairs, soutenait que le piétinement, l’enlisement des troupes sur le front Ouest, où ‘rien de nouveau’ s’est prolongé pendant quatre années infernales, était délibérément voulu et organisé par les généraux acoquinés aux élites dirigeantes des nations belligérantes qui redoutaient, plus que tout, le triomphe du cosmopolitisme socialiste (à la Jaurès ou Lénine) et lui préféraient la renaissance à tout prix des nationalismes que ce conflit d’une violence inouïe si bien orchestrée ne pouvait qu’exacerber. Elle s’exasperera d’ailleurs plus tard dans le nazisme teuton.
    Évidemment, il s’agit là encore d’une autre théorie du complot!
    Curieusement, de telles théories sont considérées comme débiles, stupides, dont les auteurs devraient être lobotomisés quand elles impliquent les élites du monde occidental ou de ses alliés périphériques mais, par contre, beaucoup les trouvent clairvoyantes, lumineuses, voire géniales lorsqu’elles expliquent les comportements du Hamas, de l’E.I. ou de Putin.
    Modestement, constatant l’importance de ‘l’outsourcing,’ des paradis fiscaux, des délocalisations des entreprises vers les puissances émergentes au ‘coût du travail hyper compétitif,’ etc. qui permettent de faire régner en maître la crainte du chômage en Occident, je regrette les différences économiques et fiscales que permet la diversité des nations issues des deux guerres mondiales et de la colonisation/ décolonisation et qu’aurait pu éviter, dès 1914, l’instauration d’un cosmopolitisme politique à partir duquel le pilotage du vaisseau spatial, ‘terre’ aurait pu être beaucoup mieux orchestré que ce qu’autorise aujourd’hui encore, l’exacerbation des rivalités nationales.
    Putaing de Guerre! (« que le capitalisme porte en lui comme les nuées, l’orage » disait le démodé Lénine qui a quand même échappé à la lobotomie!)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *