¿ TAVUSSA ? (86) : Les tours Duo

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Ce n’est pas moi qui ai pris cette photo. (Arriver à si bien cadrer ce monstre bancal ne pouvait être que le fait d’un photographe professionnel.) Je l’ai scannée à partir d’une page de Télérama.

Comme le reportage que ce magazine consacrait à la dernière création parisienne de Jean Nouvel s’annonçait plutôt critique, il m’intéressait. Je l’ai lu attentivement. C’est une chose que je ne fais que rarement d’un article de Télérama, tant j’ai de préjugés à son encontre, sans atteindre le niveau des préjugés de Télérama à l’encontre de tout ce que j’aime.

C’est vrai que l’article sur cet ensemble de deux tours construites au bord du boulevard périphérique de Paris, côté intérieur, était très critique. En bon magazine écolo-socio-économico-responsable, Télérama déplorait le nonsense écologique que représente ces deux immenses tours de verre remplies de bureaux aux fenêtres condamnées et aux ascenseurs hyper express. Le magazine s’interrogeait aussi sur l’opportunité d’une telle quantité de mètres carrés de bureaux supplémentaires à Paris au moment où les surfaces vacantes n’ont jamais été aussi importantes et à l’heure de l’avènement du télétravail. Il mettait aussi sérieusement en doute le succès commercial de l’hôtel 5 étoiles et des restaurants de luxe logés dans ces tours enserrées entre le charmant Boulevard Périphérique, l’élégant Boulevard des Maréchaux, les majestueuses voies ferrées de la gare d’Austerlitz et un échangeur routier haussmannien ; un quartier, disons-le carrément, carrément moche.

Sur ces critiques, je suis a priori (a priori : avant étude), d’accord. D’ailleurs, comment ne pas l’être ? Cela saute au yeux. Mais, en tant que magazine d’art, moderne, consensuel et branché, Télérama se gardait de se prononcer sur l’esthétique de ces deux énormes piquets plantés de travers dans le sol parisien. Télérama ne se prononçait pas parce que Jean Nouvel bénéficie, encore pour quelque temps, d’une sorte d’obligation d’admiration et de respect pour l’audace exacerbée des projets qu’il arrive malheureusement à imposer à quelques édiles décideurs, affolés de ne pas être dans le coup. Jean Nouvel, ça ne se discute pas.

Mais moi, je ne suis pas d’accord. J’ai dit souvent ce que je pensais des œuvres les plus récentes de cet architecte : moches, prétentieuses, parfois même monstrueuses. Le bâtiment Imagine du Boulevard Montparnasse est moche, la Philharmonie de Paris est monstrueuse, les tours Duo sont moches, prétentieuses et monstrueuses.

C’est le moment ou jamais de rappeler cette phrase extraite d’Anéantir que Michel Houellebecq a écrite à propos du TGI de Paris :
« (…) le but poursuivi par les concepteurs n’était pas la beauté, ni même vraiment l’agrément, mais plutôt l’étalage d’un certain savoir-faire technique – comme s’il s’agissait, avant tout, d’en mettre plein la vue à d’éventuels extraterrestres. »
En mettre plein la vue à d’éventuels extra-terrestres, cela semble bien le but évident de nos Tours Duo.

J’ai toujours trouvé risible l’architecture expressionniste. C’est comme cela que j’appelle l’architecture qui conçoit le bâtiment non à partir de la fonction qu’il devra remplir — abriter des logements, des bureaux, une usine, un musée…— mais à partir de sa forme, celle qui sera perçue de l’extérieur (ou de l’espace, voir Houellebecq ci-dessus), ou même, comble du ridicule, de l’image que donnera son plan-masse. (À ce propos, dans un petit opuscule très touffu sur le siècle de Shakespeare, je viens de lire qu’à l’époque de la reine Elisabeth 1ère, quelques aristocrates anglais avaient fait construire leur château selon un plan en forme de E pour lui rendre hommage !)
Deux exemples parisiens de ce type d’architecture sont la Grande Arche de la Défense et la Bibliothèque François Mitterrand, deux constructions que nous devons au Président Éponyme, fonctionnellement stupides et symboliquement signifiantes.

Il arrive que l’urbanisme tombe lui aussi dans l’expressionisme, mais à ma connaissance, c’est plus rare. Tout le monde connait pourtant cette ile artificielle et ridicule en forme de palmier à Dubaï. Quant à moi, je me souviens de Niemeyer expliquant qu’il avait voulu le plan de Brasilia en forme d’avion, avec le symbolisme lourdingue des deux assemblées nationales dans le cockpit, des ministères dans la carlingue et du peuple dans les ailes.

Pour ce qui est des Tours DUO, on cherche vainement la symbolique recherchée, mais on sent bien que c’est principalement la forme extérieure qui a guidé le projet. On a cherché l’audacieux, l’étrange, le bizarre, l’incompréhensible ; on a voulu sculpter l’espace, le marquer à jamais. Et, de ce côté, on peut dire que c’est réussi : il est définitivement marqué, l’espace !   Quand le matin sur l’autoroute A4, les millions de rurbains qui arrivent à Paris pour travailler voient se dessiner à travers leur pare-brise et derrière les fumées blanches de l’usine d’incinération d’Ivry sur Seine ces deux gros machins fichés de guingois, on peut être sûr que cette douce image de la plus belle ville du monde leur réchauffe le cœur.

Bon, d’accord, les tours sont inclinées, mais les planchers sont horizontaux. Alors, de quoi se plaint-on ? On n’est quand même pas dans la Maison en folie de la foire du Trône ! Murs inclinés, planchers horizontaux, où est le problème ? Ça tient debout !
Ça tient debout ? Et alors ? Qu’y a-t-il d’admirable là-dedans, sinon la compétence et la complaisance des ingénieurs à réaliser les caprices de Jean Nouvel ? À part vouloir interpeller l’ignorant (Comment que ça tient debout, Roger ?), choquer l’honnête homme (Mon Dieu,  que c’est laid !) et faire se pâmer le contemporain progressiste (Quel audacieux défi à la verticalité bourgeoise !), cette bizarrerie a-t-elle une raison d’être quelque peu fonctionnelle ? Aucune bien entendu !
Peut-être que ça coute un peu plus cher à construire, mais au moins ça se remarque !

Pas de raison fonctionnelle ? Mais si ! En lisant attentivement la présentation des tours par leur concepteur, et à travers le jargon, on finit par la découvrir. Voyez vous-mêmes :
L’implantation de la tour suggérée par le document d’urbanisme ne lui confère pas un statut de point de repère directement lié à la perspective de l’avenue de France. Ainsi, depuis le trottoir de la Bibliothèque nationale de France, elle n’est pas visible. Une légère inclinaison serait de nature à la faire apparaître… Ce déhanchement permettrait un jeu de reflets du paysage ferroviaire dans la façade sud, jeu très lisible depuis le boulevard périphérique et depuis le boulevard du Général Jean-Simon. Dans cette hypothèse, la tour devient plus présente dans la perspective de l’avenue de France si elle est en bordure du périphérique. Son expressivité est affirmée quand elle est en stricte limite du boulevard périphérique, son inclinaison lui donne une dynamique particulièrement lisible depuis le flux de ce boulevard. La conséquence est que le second immeuble est alors situé le long du boulevard du Général Jean-Simon. Il en devient plus urbain, plus humain.

Donc, si on a fait pencher l’une des tours c’est pour qu’on puisse la voir depuis la Grande Bibliothèque et si on a fait pencher l’autre, c’est pour la rendre plus humaine.
Ah ! Ben comme ça, d’accord ! On comprend mieux !

Mais il n’y a pas que leur inclinaison que l’on peut reprocher à ces tours.
Pour la plus grande des deux, on remarquera que, si elle penche d’un côté, elle se ravise dans les derniers étages et se met à pencher de l’autre. Nouvel nous dira peut-être un jour que c’est pour donner à cette construction un aspect déconstruction très en vogue par ces temps difficiles. Moi je dis modestement que c’est peut-être pour tenter de faire rentrer la projection verticale du centre de gravité à l’intérieur du polygone de sustentation (autrement dit pour éviter que la tour ne se casse la gueule). On remarquera aussi que le bardage qui couvre ces derniers étages est réalisé dans un matériau aux couleurs incertaines qui, sympathique clin d’œil de l’architecte au monde industriel, rappelle subtilement les installations rouillées des vieilles usines de produits chimiques.
Quant à l’autre, la plus petite des deux tours, autre clin d’œil mais au monde paysan cette fois, elle couvre sa terrasse d’une sorte de hangar agricole du plus bel effet.

 Ces deux immeubles essayent d’amplifier le plaisir d’être là.

Sur cette modeste phrase extraite de la profession de foi déjà citée, je dirai ceci :

 Ah ben ça, alors ! 

On lira aussi avec avantage ce qui suit :
« Les immeubles de grande hauteur environnants des décennies précédentes sont étêtés, leurs toitures terrasses ne sont pas accessibles. Nous construisons un sommet et même deux sommets. Un sommet a une tête, un profil qui l’identifie. C’est pour cela que les deux têtes de nos deux protagonistes sont expressives, vivantes, que ce duo dialogue et qu’il parle aussi à ses sympathiques voisins… »
Après ce superbe anthropomorphisme, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle, en se tenant au pinceau, si possible.

Les tours Duo ?
Moches, prétentieuses, monstrueuses…
et ridicules aussi.

P.S. : ci-dessous, le texte intégral de J.Nouvel. Mais vous n’êtes pas obligé de le lire.

Image de l’Est

L’Est est un devenir… Une aube… Une promesse… L’est de Paris petit à petit se précise, se fabrique et apparaît. Il complète et modifie une situation inachevée. Il s’agit ici d’y construire son sommet, son point culminant pour ce début de siècle. D’y affirmer un caractère et une singularité en relation avec la réalité du site, avec cet objectif : révéler sa particulière beauté, s’appuyer sur elle pour inventer et renforcer l’attractivité du lieu.

Parmi d’autres, trois caractéristiques doivent être prises en compte pour orienter le projet :
– Le fond de perspective de l’avenue de France.
– Sa situation en limite d’un des fleuves ferroviaires qui vont au cœur de la capitale.
– Sa position en bordure du périphérique dont il doit devenir un événement identitaire.

 L’implantation de la tour suggérée par le document d’urbanisme ne lui confère pas un statut de point de repère directement lié à la perspective de l’avenue de France. Ainsi, depuis le trottoir de la Bibliothèque nationale de France, elle n’est pas visible. Une légère inclinaison serait de nature à la faire apparaître… Ce déhanchement permettrait un jeu de reflets du paysage ferroviaire dans la façade sud, jeu très lisible depuis le boulevard périphérique et depuis le boulevard du Général Jean-Simon. Dans cette hypothèse, la tour devient plus présente dans la perspective de l’avenue de France si elle est en bordure du périphérique. Son expressivité est affirmée quand elle est en stricte limite du boulevard périphérique, son inclinaison lui donne une dynamique particulièrement lisible depuis le flux de ce boulevard. La conséquence est que le second immeuble est alors situé le long du boulevard du Général Jean-Simon. Il en devient plus urbain, plus humain. Il peut ainsi accueillir des commerces à son pied, créer des terrasses accessibles, avoir des fenêtres ouvrables éloignées de la pollution sonore et poussiéreuse du boulevard périphérique.

 Le principe essentiel de la proposition urbaine du programme – la fracture médiane et la place centrale entre les deux immeubles pour éclairer l’hôtel industriel Berliet – est conservé et accentué par la double inclinaison des bâtiments qui exhibent leur connivence et ainsi ouvrent un V de soleil.

Les deux immeubles sont urbains, au niveau du sol le balcon public sur les voies regarde Ivry, il est bordé par une grande brasserie et sa terrasse. Il est l’accès à l’hôtel et à la tour et accueille des commerces sous forme de grands kiosques qui pourraient aussi ponctuer le large espace du carrefour avenue de France et boulevard du Général Jean-Simon…

 Ces deux immeubles essayent d’amplifier le plaisir d’être là. Ils vont chercher les vues, accueillent des arbres et des arbustes sur leurs terrasses et leurs sommets sont des destinations accessibles à tous. Pour l’immeuble hôtel une grande terrasse orientée vers la Seine et le Paris historique, couverte et protégée du vent, constitue le toit du restaurant panoramique. Pour la tour, son sommet devient un panorama-espace de rencontres dans le cadre de ce grand programme tertiaire.

 Les immeubles de grande hauteur environnants des décennies précédentes sont étêtés, leurs toitures terrasses ne sont pas accessibles. Nous construisons un sommet et même deux sommets. Un sommet a une tête, un profil qui l’identifie. C’est pour cela que les deux têtes de nos deux protagonistes sont expressives, vivantes, que ce duo dialogue et qu’il parle aussi à ses sympathiques voisins…

 

7 réflexions sur « ¿ TAVUSSA ? (86) : Les tours Duo »

  1. Erreur grossière de ma part que d’avoir attribué la plan de Brasilia à Niemeyer. Rendons à Costa ce qui lui appartient.
    (Mais rendons aussi à Piano le TGI de Paris)

  2. Brasilia, c’est Lucio Costa qui en fut le concepteur.
    En plan, c’est un avion avec l’axe monumental des Ministères sur la carlingue et des ailes en grand arc incurvé (avenue dite W3) avec des immeubles fadasses dans les avenues perpendiculaires
    Oubli criminel du Tramway, car c’était tout pour la bagnole et autobus à l’époque.
    O.Niemeyer était l’architecte de certains bâtiments emblématiques comme la cathédrale en couronne d’épines ou bien le palais présidentiel de l’Alvorada ou encore la place des « Très poderes ».
    La Gare ferroviaire était son oeuvre aussi, transformée depuis en gare routière.
    A cette occasion, je l’avais rencontré à Brasilia. Un homme simple et de bon sens.
    La conception du bâtiment était logique: les voies ferrées (liaison Brasilia-Goias) et les quais en bas. La salle des Pas perdus et les guichets en hauteur, dans un méga-pont, au-dessus. Classique…
    Oui, Oscar Niemeyer aurait du rencontrer Jean Nouvel, pour qui je n’éprouve non plus aucune admiration particulière.
    Son Tribunal Administratif de Paris est plutôt austère mais à la mesure du service demandé.
    Mieux que ses autres élucubrations inutiles et dispendieuses.

  3. Le bâtiment et la fonction. Tu as raison, bien sûr, le bâtiment doit d’abord répondre à sa fonction, mais est-ce le seul but poursuivi par les égyptiens ou incas avec leurs pyramides et nécropoles, les grecs avec leurs temples et les romains…ah, oui, les romains ont fait le Colisée, et on n’a pas fait plus fonctionnel depuis.
    Dans l’architecture contemporaine, je vois deux bâtiments si parfaitement fonctionnels qu’ils sont aussi beau de l’intérieur que de l’extérieur, constituant un cadres cohérent aux œuvres qu’ils doivent abriter et qu’ils mettent en valeur : j’évoque les Guggenheim de New York et de Bilbao. Malheureusement, LVMH n’a pas dû donner à Guetty les moyens qui lui étaient nécessaires, et la nef du bois de Boulogne est ratée à l’extérieur (surtout affublée des dalles de Burein), incohérente et sans signification, comme à l’intérieur, manquant de fonctionnalité et de paris esthétiques. L’art n’est pas que de la fonctionnalité, mais il est exact que celle-ci ne doit être sacrifiée ni à l’ego de l’auteur, ni à des « gestes » nombrilistes. Pour en revenir à Nouvel, que je n’aime pas, voyons les tours de l’intérieur : sont elles-ou non fonctionnelles, ergonomiques, inventives et créatives pour ceux qui les occuperont ? C’est tout de même important, non ?

  4. Inutile d’attendre si longtemps. 

    Au XIXème siècle, il y avait déjà quelques honnêtes gens pour critiquer l’art pompier.

  5. On peut dire que ton indulgence pour certains metteurs en scène est inversement proportionnelle à celle que tu as pour certains architectes. Il est vrai que Nouvelle Vague et Nouvel Jean, c’est pas la même famille.

    Je n’ai aucune affection pour monsieur Jean Nouvel et je n’aime pas plus que toi la plupart de ses œuvres mais je suis convaincu que l’architecture est un art ce dont je ne suis pas certain pour le cinéma et la photo. Peu importe.

    L’art est une création à partir de rien du tout. L’architecture en fait donc bien partie. Or, c’est une évidence depuis la nuit des temps, un artiste doit créer, faire, composer, quelque chose de nouveau. Sinon, ce n’est pas un artiste, c’est un ingénieur. Pardonne moi cette facilité, mais je trouve la formule efficace et signifiante, comme disait ton ami Roland Barthes. Seul le temps, et non les critiques ni les états d’âme de ses contemporains, sanctionnera son œuvre : réussie ou nulle à chier. Malheureusement, nous, nous ne le saurons jamais.

  6. Excellent article. Le problème de Jean Nouvel c’est qu’il n’a pas encore découvert les vertus du fil à plomb, ni de l’équerre d’ailleurs. Hum! Pourquoi? Serait-ce pour faire la nique aux francs-maçons?

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