Un couple inachevé (14)

6 minutes

Son souffle était court, il sentait la transpiration lui couler sur les tempes, dans les yeux, le long du nez, sur les joues, entre les omoplates. En trois secondes, il fut trempé de sueur. Il se mit à frissonner et un bourdonnement sourd naquit dans ses oreilles. Il se renversa en arrière jusqu’à toucher des épaules le mur glacial et tenta de respirer à fond, mais son souffle se bloqua. Incapable d’expirer, il s’évanouit.

14 – L’organigramme

Quand il se réveilla, la lumière lui fit mal aux yeux. Sa femme était penchée sur lui et lui donnait des gifles. Dans son affolement, elle ne voyait pas que son mari avait rouvert les yeux et qu’il tentait de lever un bras devant son visage, tant pour se protéger de la lumière que des coups qu’elle lui portait. Il réussit à articuler :

— Arrête… ça va… arrête, bon sang…

— Jean-François ! Tu m’entends maintenant ? Tu m’entends ?

­— Ça va, oui. Ça va aller.

— Mais qu’est-ce que tu m’as fait, là. Tu avais

trop bu à la réception ?

— Mais non, mais non ! J’ai dû faire un petit malaise, mais maintenant, ça va. Ça va aller, je t’assure. Laisse-moi me lever. Je vais…

— Pas question. Je t’apporte un oreiller et des couvertures et tu restes là. J’appelle Cambremer. Il est à la retraite, mais il est quand même cardiologue. Il nous dira ce qu’il faut faire.

Jean-François ne sentait pas la force de discuter et il resta allongé sur le carrelage jusqu’à l’arrivée de Cambremer. Après cinq minutes d’examen, le vieux médecin les rassura :

— Votre cœur va très bien, mon vieux. Vous nous avez fait un malaise vagal. Ce n’est pas bien grave, mais vous pouvez quand remercier le ciel que Christine ait été là.

« Malaise vagal, tu parles », pensait Jean-François. Tout seul dans leur chambre, tandis que sa femme s’entretenait avec Cambremer dans le salon, il avait eu le temps de réfléchir : c’était bel et bien une crise d’angoisse qu’il fait faite. Jusque-là diffuse, la montagne de responsabilités qui se dressait désormais devant lui s’était matérialisée d’un coup et s’était assise sur sa poitrine jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Sous l’effet du calmant que lui avait donné Cambremer, il finit par s’endormir.

Quand il sortit du sommeil, un grand soleil brillait derrière les voilages. Il était neuf heures passées. Il était seul dans la chambre. Il se sentait reposé, mais l’angoisse de l’avenir ne l’avait pas quitté. Il voulait se rendormir, ou rester couché, là, sous les couvertures, sans rien faire, sans même écouter la radio… ne rien faire, laisser le monde tourner sans lui, et surtout ne pas penser à Combes & Fils, voilà ce qu’il voulait. Ce n’est que vers midi qu’il se décida à se lever. La maison était silencieuse. Il descendit dans la cuisine. Il y trouva un mot de sa femme lui expliquant qu’elle avait préféré le laisser dormir et qu’elle était partie déjeuner chez les Chevalier avec sa mère et les enfants. Qu’il lui téléphone quand il serait réveillé.

Il ne téléphona pas. Il voulait rester seul pour réfléchir. Il se prépara du café et des toasts, prit du beurre et de la confiture, posa le tout sur un plateau qu’il emporta sur la terrasse ensoleillée. Quand il eut réalisé qu’il faisait froid, il rentra dans la maison pour enfiler sa grosse canadienne, un bonnet de laine et ses Moon boots. Il retourna s’asseoir devant son café. Il but une demi tasse, se releva, revint dans le salon pour y prendre son ordinateur, le bloc de papier et le pot de crayons et de stylos-billes qui se trouvaient près du téléphone. Revenu sur la terrasse, il posa le tout à côté du plateau de son petit-déjeuner. Il but un peu de café, mangea la moitié d’un toast, écarta le plateau et plaça son ordinateur devant lui. Pendant que la machine émettait les petits craquements caractéristiques de son démarrage, il regarda apparaitre les uns après les autres les icones des logiciels et des documents. Il se dit qu’il faudrait organiser un peu mieux cet écran et supprimer un tas de trucs inutiles. Il en profita pour déplacer quelques icones et mettre à la poubelle le dossier qu’il avait créé pour son projet de piscine. Il chercha le dernier bilan et réussit sans trop de peine à le faire apparaitre sur l’écran. Il le contempla quelques instants, l’esprit vide. Il ouvrit le compte d’exploitation et tenta de s’intéresser aux chiffres. Puis, il ouvrit sa boite email : vingt et un messages de condoléances, huit publicités et un message relatif à sa tournée en Bretagne.

— Tiens, se dit-il, un mot d’Anthoine ! Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus ? Huit ans ? Dix ? Gentil, son message…

Il fit passer les publicités à la poubelle et la vida.

— Bon, prononça-t-il tout haut, maintenant, au boulot ! Il me faut l’organigramme. Où est ce foutu organigramme ? Je ne peux pas travailler sans l’organigramme.

Jean-François ne savait pas par où commencer.  À vrai dire, il n’était même pas certain de savoir ce qu’il convenait de faire. Il sentait vaguement qu’il aurait fallu qu’il réfléchisse aux actions urgentes à mener, par exemple, dès lundi, faire passer un message rassurant aux principaux clients, aux fournisseurs, aux banques…. et au personnel aussi, il ne fallait pas oublier le personnel… Les clients, ça, il pourrait le faire facilement, c’était son domaine « …malgré le deuil qui vient de frapper l’entreprise, Combes & Fils continuera de servir ses clients dans la tradition de qualité et de ponctualité qui est la sienne depuis… ». Les fournisseurs, ça ne devrait pas être trop difficile non plus. Après tout c’était eux qui dépendaient de l’entreprise… un message du genre « Combes & Fils continue, les commandes passées sont maintenues, les traites seront bien entendu honorées… », ça devrait leur suffire. Mais les banques… et le personnel… Il n’avait pratiquement jamais eu affaire aux banques… et pourtant, selon son père, les bonnes relations avec les banques, c’était primordial ! Et le personnel… jamais il ne s’était adressé au personnel dans son ensemble… un mot de temps en temps au chef d’atelier sur un problème de qualité soulevé par un client, et c’était à peu près tout…
Et puis, il faudrait rapidement se réorganiser, au moins temporairement, pour pallier l’absence de Bernard Combes ; et puis, bientôt, il faudrait penser à l’avenir de l’entreprise, à son évolution, aux orientations à lui donner, aux investissements à réaliser ; et puis… et puis…

Il aurait voulu pouvoir étaler tout cela devant lui, là, sur la table, tous les éléments de la société, les examiner avec calme et méthode, prendre des notes, dessiner des cercles avec des clients, des rectangles avec des moyens, des ellipses avec des objectifs, relier le tout par des flèches rouges et vertes et bleues et tirer de tout ça des orientations, des conclusions, une organisation, des actions…
Mais il lui manquait l’organigramme. Il ne pouvait pas travailler sérieusement sans ce foutu organigramme !
Il rabattit violemment l’écran de son PC et, abandonnant ordinateur et petit-déjeuner sur la table, il rentra dans la maison et retourna se coucher.

A SUIVRE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *