Le mécanisme d’Anticythère – Chapitre 5-2

 (…) Le cœur battant à tout rompre, persuadé de sa fin prochaine, ou tout au moins de son emprisonnement ou de son exil, Diodiros réunit ses serviteurs et leur donna des ordres pour gérer le négoce et tenir la maison en son absence qui, leur dit-il, pourrait être longue. Puis il se retira dans son antichambre pour tenter de se calmer un peu et de prier devant le petit autel qu’il y avait fait dresser en l’honneur d’Athéna, sa protectrice favorite. Lorsqu’une heure plus tard, la peur au ventre, il franchit sa porte, les quatre légionnaires virent apparaître un petit homme rond et rose, baigné de frais, habillé de propre, et tout de jovialité extérieure. 

Chapitre 5-2 – Caius Iulius César 
Automne 74

Arrivés à la Villa de César, les légionnaires confièrent le petit homme à un serviteur qui le mena jusqu’au tablinum où il le laissa sans dire un mot. La pièce, ouverte sur l’atrium, n’était meublée que d’une simple table et de deux banquettes en bois. La simplicité du mobilier tranchait avec la richesse des fresques qui recouvraient les trois murs et qui représentaient des scènes de chasse. Le silence n’était troublé que par le bruit de la petite fontaine qui rafraîchissait l’atrium. Diodiros n’osait pas s’assoir, ni même marcher. Il était là, immobile et angoissé depuis presque une heure, lorsqu’apparut un jeune homme pale à la haute stature. Il était vêtu d’une simple tunique et de sandales en cuir.

—Je te salue, Diodiros Pasparos, et je te remercie de t’être rendu si vite à mon invitation. Je suis Caius, de la famille des Julia. On m’appelle aussi César.

—Noble seigneur, c’est avec le plus grand empressement que je suis venu jusqu’ici sur ce que je croyais être un ordre, et je suis au comble de la joie d’apprendre de ta bouche qu’il s’agit d’une invitation.

Malgré la simplicité de ses origines, Diodiros ne manquait pas d’esprit. En prononçant ce qui n’était pas loin d’une insolence, il souhaitait montrer au Romain que sa conscience était tellement pure qu’il pouvait se permettre de plaisanter. César a parfaitement saisi l’intention du petit bonhomme. Il est plutôt amusé mais il n’en laisse rien voir. Il poursuit gravement :

—On m’a dit que tu es un homme important dans cette belle cité de Pergame. Je connais tes activités de négociant en grains et de négociant en bois. Je sais aussi que tu es un notable écouté à la fois des administrateurs de la ville et des différentes guildes professionnelles. J’en déduis que ton temps est précieux. Je vais donc aller droit au fait. Assieds-toi et écoute-moi.

Soulagé de pouvoir enfin s’asseoir après plus d’une heure de station debout immobile, Diodiros se pose légèrement sur la banquette que le Romain vient de lui désigner. Il sent aussitôt son dos se relâcher et il cherche une position à la fois détendue et respectueuse. Il n’est bien sûr pas question de croiser les bras et de donner ainsi l’impression d’une conversation d’égal à égal :  » Tu as demandé à me voir, je t’écoute ».  Pas question non plus de se prendre le menton dans une main comme pour dire :  » Voyons donc si ce que tu as à me dire m’intéresse. » Diodiros choisit donc d’adopter une pose modeste et attentive  en gardant son dos bien droit et en faisant reposer ses avant-bras sur ses cuisses et ses mains sur ses genoux. César ne perd rien des hésitations ni des intentions du petit grec. Il en sourit intérieurement, mais il continue avec emphase en déambulant devant lui.

—Depuis quelques temps, les relations entre Rome et la Province de Pergame ne sont plus aussi bonnes qu’autrefois. La population semble éprouver une sorte de ressentiment contre les Romains. Quelques petites révoltes isolées ont même éclaté à l’est de la ville. Tu sais avec quelle modération elles ont été réprimées. Néanmoins le Sénat regrette cette situation et m’a envoyé ici avec de très grands pouvoirs pour l’améliorer. J’attends de toi que tu me dises, sans crainte ni détour, ce qui selon toi est à l’origine de tout cela et ce qui pourrait être fait pour restaurer la confiance entre Pergame et la République.  A présent, parle, je t’écoute.

César s’est immobilisé devant son interlocuteur, puis il est venu s’asseoir à côté de lui. Il a croisé les jambes, puis les bras. A présent, de son regard d’oiseau de proie, il fixe intensément le petit bonhomme qui semble reprendre des couleurs. De fait, Diodiros n’en revient pas. Pendant le bref discours du jeune Romain, il a senti son ventre se dénouer, ses muscles se relâcher et sa tête se libérer de ces images obsédantes de supplice et d’exil. Il vient de se rendre compte que, non seulement César ne sait rien de ses activités répréhensibles, mais que l’ambassadeur plénipotentiaire de Rome, pour l’heure l’homme le plus puissant de la ville, le consulte sur les causes de la crise et sur les remèdes qu’on pourrait lui apporter. Du pauvre petit grec terrorisé qu’il était encore il y a un instant, il devient immédiatement l’habile commerçant qui cherche quel avantage il pourra tirer de cette nouvelle situation.

—Noble César, on t’aura mal renseigné, commence-t-il. Je ne suis qu’un très modeste marchand de la ville qui ne mérite pas autant d’attention de la part d’un puissant seigneur comme toi. Mais, quels qu’ils soient, je remercie tes informateurs qui, tout en se trompant sur l’importance des services que je pourrais rendre à Rome, me permettent ainsi d’approcher de si près le rejeton de la très noble famille des Julia, de parler au héros de Mytilène, et peut-être même de conseiller l’ambassadeur des maîtres du monde. Si faibles soient les connaissances que je peux avoir du fonctionnement du royaume de Pergame, je suis prêt à les mettre à ton service, pour la plus grande gloire de Rome et de son envoyé, sans rechercher pour moi, modeste rouage de la ville, honneur ou avantage.

Diodiros fait une pause et poursuit :

— Tu m’as demandé de te dire les causes des scandaleuses révoltes qui ces dernières années ont perturbé le commerce avec Rome. Eh bien, sache qu’elles ont été fomentées par les agents de Tigrane, le roi d’Arménie. Tigrane envoie de l’argent tous les jours à des paysans meneurs et des notables traîtres à leur patrie pour qu’ils créent une agitation telle que les Romains soient contraints de la réprimer dans le sang. Ils espèrent ainsi qu’un soulèvement général, appuyé par une invasion des troupes de Tigrane venues de l’Est, finira par chasser les Romains. Voilà, à ma modeste connaissance, ce qu’il en est de ces révoltes. Il suffirait donc de pourchasser et d’éliminer les agents arméniens pour que tout rentre dans l’ordre et que Rome puisse à nouveau recevoir son juste tribut. Si ton excellence le permettait, je pourrais même lui soumettre bien modestement quelques améliorations à apporter à la collecte de cet impôt qui en améliorerait le rendement et te rendrait, si cela était possible, encore plus populaire auprès des sénateurs de Rome et, pourquoi pas, plus riche.

Diodiros se tait et regarde César en souriant avec innocence.

—Tu ne m’as pas bien entendu, Diodiros, dit César d’une voix douce. Je t’ai dit de parler sans détour, et voilà que tu te lances dans des subtilités levantines et que tu m’accables de flatteries orientales dont je n’ai que faire quand elles viennent d’un petit marchand grec d’une province romaine éloignée. Tu es arrivé ici en tremblant et rempli de crainte, et voilà que tu t’apprêtes à tenter de tirer de notre conversation des avantages pour toi et ton commerce. Tu manifestes dans tes paroles le plus grand respect pour ma personne et pour ce qu’elle représente, et voilà que tu envisages de me proposer de l’argent pour que j’accepte tes arrangements de boutiquier.

Le ton de César a changé. Il est maintenant froid et menaçant.

­—Tu es bien imprudent, Diodiros. Imprudent, car je sais tout de toi, depuis ta collusion avec le gouverneur pour détourner une partie de l’impôt, jusqu’à ta participation dans l’ombre aux révoltes paysannes. Imprudent, car je vois le fond de ton âme comme je verrais le fond d’un bassin rempli d’eau calme et limpide. Imprudent, car sur un seul signe de ce doigt, tu pourrais passer le reste de ta misérable vie sur la galère qui me ramènera bientôt à Rome. Réfléchis bien, Diodiros. Réfléchis bien et dis-moi les véritables causes des troubles, les noms des responsables et la façon de mettre fin à cette situation regrettable. Dis-moi cela, et peut-être pourras-tu dormir chez toi ce soir.

Diodiros n’a pas réfléchi longtemps. Il a parlé pendant une heure. Il a tout dit. Il a dit comment le gouverneur Licinius l’avait fait venir un soir, un peu comme César venait de le faire ; comment il lui avait demandé de truquer ses comptes pour qu’une partie du blé du tribut ne parte pas vers Rome, mais soit immédiatement revendu à leur bénéfice à tous deux. Il a dit comment il avait tenté de refuser, et comment le gouverneur l’avait menacé des galères, un peu comme César venait de le faire. Il a dit comment Rome, voyant moins de grain venir de Pergame, avait encore augmenté ses exigences, et comment Licinius avait encore augmenté les siennes. Il a raconté la misère grandissante des paysans dont la part se réduisait de plus en plus et ne leur permettait plus de vivre. Il a dit aussi comment, le jour où Licinius avait décidé de se passer de ses services, Diodiros avait commencé à fomenter de l’agitation, espérant ainsi faire tomber Licinius en disgrâce. Il a dit tout cela, et puis il s’est arrêté, terrifié, attendant la colère de César. Mais César, d’une voix douce et encourageante lui dit :

—Bien, bien, Diodiros. Je vois que tu as compris. Ce que tu viens de me dire, à part quelques détails de peu d’importance, je le savais déjà. Tu m’apportes ce que je cherchais, une confirmation. Et maintenant, parlons ce qui pourrait être fait pour restaurer l’amitié entre le peuple romain et celui du royaume de Pergame.

A SUIVRE

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