Aux écrevisses

Lucien Claveirole. 1938

Nous ne pêchions pas. Nous cueillions de l’écrevisse au fond des « gours » de l’Arcueil.
La bande gravissait à bicyclette, en fin de journée, les quatre cents mètres de dénivellation des vingt kilomètres de côte de la route de Massiac à Saint-Flour; une petite route de terre nous conduisait au hameau d’Espezolle, commune de Saint-Mary Le Plain, qu’il fallait, par peur du gendarme, traverser sans trop attirer l’attention sur nos agissements.
Nous admirions furtivement le coucher de soleil sur le petit lac où s’abreuvaient les troupeaux. A pieds, poussant les vélos, nous descendions le chemin pierreux vers l’Arcueil, vers sa gorge encaissée. Arrivés au moulin, il fallait montrer aux aboiements du chien, « patte blanche amicale », pour obtenir la faveur du Père Nicolas, de s’installer pour dormir dans la grange.
Les bicyclettes mises à l’abri, les provisions déchargées,nous préparions le cantonnement tant qu’il faisait encore jour; un casse-croute réparait les forces et initiait à l’effort.
La nuit tombait sur la rivière dans le chuchotement de l’eau qui heurtait la roue du vieux moulin. Le tic-tac s’est tu. Les vaches sont rentrées pour la traite. Les chars de farine ou de grain des paysans sont répartis sur les plateaux. L’espace assombri est calme: l’heure de l’action pour les jeunes braconniers approchait.
Un gros pull en laine sur le torse, un vieux pantalon retroussé, tel était notre tenue pour fréquenter la rivière où l’on ne rencontrait point âme qui vive dans ce paradis des renards. Nous remplissons d’eau les lampes à carbure nauséabondes; la flamme blanche d’acétylène nous éclaire. Par équipe de deux, nous partons, un sac de jute en bandoulière sur l’épaule, dans le lit de la rivière où règne une odeur de menthe sauvage et de bois humide. On aperçoit le fond de graviers à travers la pureté de l’eau froide qui glace nos membres. Il faut éviter les trous trop profonds; pourtant quelquefois sautillant sur une pierre, le pêcheur glisse dans un « gour »; heureusement la lampe allumée reste au sec dans la main du compagnon, sinon le retour à la grange au seul clair de lune, poserait un délicat problème. Malgré l’été il ne fait pas chaud dans les habits trempés.
L’écrevisse qui habite ces eaux tourmentées, froides et limpides, sous les pierres, dans le chevelu des racines des arbres et arbustes, au fond des trous, ne sort guère que le soir pour chercher sa nourriture. Elle mange des mollusques, des petits poissons; des larves d’insectes; elle est carnassière par prédilection: elle aime les sangsues, les gammares,les têtards, voir les grenouilles, les loches et même les torts d’eau; elle sait pourtant être herbivore, se nourrissant des litières automnales et de cresson; tout cela est dit pour rappeler qu’elle n’est pas amoureuse de la seule tête de mouton plus ou moins avariée, que les pêcheurs à la balance ont coutume de lui offrir la croyant par trop détrivore et nécrophage.
Sous le faisceau de la lampe, nous les voyons vivre au fond de l’eau; quelques unes sont seules, d’autres en groupe autour d’une proie ; nous les observons rapidement; les grosses ont nos faveurs; elles ont paraît-il dix ans; elles ont perdu une pince, brisée ou coupée et le membre a repoussé, ce qui nous surprend toujours. D’autres viennent de muer et la nouvelle peau n’est pas encore aussi dure que l’ancienne sous le ventre maternel, aux filets mobiles de la queue, parfois apparaissent des grappes d’œuf attardés.
Nous admirons, comme Vernemouze, au fond de l’eau transparente, ces guerriers de bronze.
Mais notre souci n’est pas de faire de la zoologie; d’une main leste pour ne pas subir le pincement du crustacé, avec le pouce et l’index, d’arrière en avant, nous cueillons d’un geste rapide l’écrevisse. Si l’opération est mal conduite, elle a vite fait de partir à la nage à reculons, à grands coups de queue pour aller se cacher hors de notre portée. Nous la déposons au fond du sac de jute au milieu de quelques orties qui évite que le buisson d’écrevisses s’autodétruire.
Nous connaissons chaque trou, chaque pierre, chaque souche, qui nous rappellent un souvenir d’une partie de pêche passée.
Nous auscultons quelques bons recoins d’une main experte, pour essayer d’en retirer une truite; quelques truitelles aveuglées ne résistent pas à un coup de « fouine » et elles vont rejoindre nos poches avec quelques loches dormeuses abondantes dans cette eau pure.
Le sac d’écrevisses se remplit; nos membres dans l’humidité et l’eau vagabonde, sous la fraîcheur de la nuit, nus à l’épreuve des courants, des cascatelles, des rochers, dans cet étroit goulet au chaos souvent indescriptible où l’Arcueil se fraye un passage, ont perdu de leur souplesse.
L’heure à tourné; il faut remonter le courant en retrouvant les autres équipes en amont, qui ont pêché dans les gorges de Noubieu, aux « Marmites de géants » dangereuses et peureuses. Nous regagnons sans faire de bruit la grange pour ne pas éveiller les chiens.
Note sac de jute empli de feuilles de fougères lié solidement avant d’être posé contre la porte, nous nous changeons; nous nous réchauffons dehors par quelques mouvements et gagnons le tas de foin où nous nous roulons dans une couverture. Les brindilles nous piquent sous les pieds; dans l’écurie, les vaches tirent sur leurs chaînes; de temps à autre. Un jeune veau appelle sa mère, ou le sabot d’un cheval sonne sur la dalle. Mais le sommeil ne tarde pas à régner jusqu’à l’heure matinale des coqs qui gouvernent dans la cour et des corbeaux qui coassent dans la prairie.
C’est l’heure de la traite; il faut se lever car l’ouvrier meunier vient passer le foin dans les crèches par les trappes de la grange.
Nous allons chercher le lait « bourru » pour un petit déjeuner copieux au saucisson. On trie les écrevisses; on rejette celles qui sont mortes ou petites.
Les bagages sont arrimés sur les bicyclettes; un porteur se charge de la pêche, camouflée sous quelques vêtements.
La montée vers Espezolle en poussant les vélos est pénible; mais l’air est frais; nous gagnons la nationale et le peloton descend vers Massiac à « tombeau ouvert ».
Dans la cave voûtée de la vieille maison de la Halle a lieu le partage des trois cents écrevisses et l’attribution par famille amie. La part est mise à jeûner dans une grande lessiveuse bruissante, à la disposition de la cuisinière qui les débarrassera sauvagement du « boyau noir ».
Un litre de vin blanc, un verre de vinaigre avec trois oignons en rouelles, une carotte émincée, un bouquet garni, une gousse d’ail, une pincée de poivre, recevront les pauvres écrevisses vivantes dans la casserole bouillante. La cuisson change la couleur brune verdâtre de son corps en une belle couleur rouge. Elles seront épicées, dressées en buisson, pour la gourmandise religieuse insatiable des jeunes braconniers et de leurs complices d’âge mur, plus écologistes.
 » Certes, j’aimerais pêcher comme naguère…mais voilà, il paraît que c’est défendu…et puis l’eau est bien trop froide pour nos membres vieillissants…et la main du juge bien trop lourde », disait un chroniqueur de la « Montagne ». Mais y a-t-il encore des écrevisses dans l’Arcueil et des moulins qui ne soient pas muets?
Je persiste et signe, rhumatisant, dans mes souvenirs passés de braconnier, sans rougir comme une écrevisse…le temps efface les fautes.

9 réflexions sur « Aux écrevisses »

  1. Le 6 février à 10h48,
    je reviens sur internet au boulot vite fait et je me relis encore une fois et que vois-je? Encore une faute !!! au lieu de lire « on l’image » il faut bien sûr lire « on l’imagine » évidemment vous l’aurez compris !

  2. Merci, Martine, de te lancer dans des commentaires sur mon petit JdC.
    Ça fait toujours plaisir d’avoir des réactions et j’attendrai les tiennes avec impatience.

  3. le 6 février à 7h58
    comme on nous le disait à l’école il faut toujours relire son texte pour être sûr de n’avoir pas fait de fautes alors au lieu de lire « des passage » lire « des passages » c’est évident mais comme je me suis dépêchée d’écrire, je sais que je fais pleins de fautes de toutes sortes surtout la grammaire, j’étais nulle à l’école, en lisant on peut améliorer le vocabulaire mais la grammaire et pleins d’autres choses, dur, dur,la langue française est très, très compliquée. Je suis en retard dans la lecture de beaucoup de tes textes qui vont me plaire mais notre ordinateur a rendu l’âme et nous allons nous dépêcher d’aller en acheter un autre ce w-e, c’est pour cela que j écris vite fait du boulot.
    Bisous à vous 3

  4. A propos d’ Ecrevisses : de Mamette (Renée Payn mère de Chantal)

    En 1942 , alors que les divisions blindées d’Hitler battaient retraite
    devant Stalingrad sous les charges furieuses de l’Armée Rouge,
    Felut avec la complicité de son ami Jean Rochon lui aussi Résistant et
    secrétaire de La Montagne, avait trompé la censure allemande par une
    formule ironique dont avait ri tout Clermont.
    En première page de La Montagne une énorme manchette annonçait :
    « Stalingrad en avant dit l’écrevisse »
    Les auvergnats ,eux, savaient que les écrevisses avancent à reculon ,
    les censeurs allemands l’ignoraient et n’avaient pas réagi .

  5. Comme Sophie l’auteur nous avait conté ,lorsque nous étions enfants, ses parties de braconnage dans l’Acueil, insistant sur le fait qu’ils n’arrivaient pas à se réchauffer
    suite à la nuit dans l’eau.
    Je me souvient du grand sourire de mon Père lorsque l’aîné de ses petits enfants, Olivier,
    lui raconta une partie de pèche aux écrevisses, un demi siècle plus tard, avec l’oncle Félix
    et son cousin Cyril, dans le ruisseau de Peyrusse non loin de l’Arcueil sur l’autre rive de l’Alagnon. Celle ci avait été interrompu par l’arrivée du garde pèche, les obligeant à glisser
    leur dernières prises dans leur bottes !
    La passion des écrevisses passe les générations.
    Les arrières petits fils (jumeaux) de Lucien viennent de lâcher, deux écrevisses, dans le bassin aux poisons rouges de Ventaben (13122). La Grand Mère est inquiète pour ses protégés.

  6. A la lecture de ce texte, je me demandais si Maman était au courant des pratiques de son grand cousin ! ce qu’il y a de sûr c’est que les jeunes de Massiac ne font plus Massiac Saint Flour aussi facilement !!!…..
    Merci Philippe pour ce partage des écrits d’Oncle Lucien…..

  7. C’est un peu notre enfance heureuse qui défile sous nos yeux. Cette lecture m’a rappelé quelques bons souvenirs de pêches dans les anées fin 40 début 50 en compagnie des gamins de Chahaignes, eux aussi déjà de vrais braconniers, non pas nocturnes car j’étais encore trop jeune, non pas dans L’Arcueil mais dans La Veuve passant au village tout proche de Lhomme (grosse rigolade à chaque fois) ou dans le Loir. Belle facon de commencer un Dimanche matin!

  8. Bonjour Philippe, enfin je laisse un commentaire !
    J’adore lire tes textes où tu racontes des passage de ta vie car je te connais peu, et les textes de mon beau-père qui parle du temps d’avant, de sa vie, on l’image et on pense toujours que c’était mieux avant !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
    Gilles dort (il est 8h23 ), et a son réveil je vais lui lire le texte de son père et te donnerais ses commentaires
    Bisous à toi et à Sophie et à Sébastien

  9. Bien que connaissant l’histoire par cœur , je suis très émue à sa nouvelle lecture …
    Merci à Philippe de nous refaire vivre les écrits de Lucien Claveirole .

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