Journal de Campagne (18)

Journal de Campagne (18)
Jeudi 2 avril 2020

Dans mon 14ème Journal de Campagne, celui de Dimanche dernier, je vous avais parlé de la mémoire et des souvenirs. J’avais annoncé que, sitôt qu’il ne se passerait plus rien ici qui soit digne d’être raconté, je me lancerai à la recherche des souvenirs de Champ de Faye.

Ce temps est arrivé et, entre un essai de reprise de mon Cujas , la tentative avortée de réparation d’un banc de jardin et le visionnage de la nouvelle saison de la série Ozark, j’ai essayé. Croyez-moi, j’ai essayé de les retrouver, ces souvenirs, honnêtement, laborieusement. Et ils sont revenus, certains d’entre eux tout au moins : le premier jour seul dans cette maison glacée, les enfants glissant et tombant dans la gadoue, les tas de bois, les cabanes, les arcs fabriqués avec de la ficelle et du noisetier, les feux dans la cheminée, les mois de juin aux tisons, les parties de football avec le chien, les balades en forêt , les jeux de sociétés, les jeux de piste, les œufs en chocolat dans l’herbe mouillée, les weekends entre amis, l’herbe qui pousse et qu’il faut tondre, les rapports d’expertise sur la table de la cuisine, la neige sur les champs, le givre sur les arbres, les taupes, les chevreuils, les tracteurs qui passent, les vaches qui paissent et les veaux qui grandissent, les retours du dimanche soir…

J’aurais peut-être pu en faire un je me souviens. Je l’avais déjà fait avec mon enfance et mon adolescence, mais pour Champ de Faye, il est encore trop tôt. Trente ans, ce n’est pas assez de recul pour un « je me souviens ».

Alors, à défaut d’un facile je me souviens, de temps en temps, je saisissais le fil de l’un de ces souvenirs et je tirais dessus, doucement, honnêtement, laborieusement, et parfois, d’une façon surprenante pour moi qui me flatte de n’avoir qu’une très mauvaise mémoire,  certains détails revenaient, et même l’enchainement des évènements sur quelques heures, quelques minutes. Par exemple, j’aurais pu reconstituer cette première journée d’hiver à Champ de Faye, celle où j’étais venu seul ouvrir et chauffer cette maison que nous venions d’acheter. De la même manière, j’aurais pu le raconter, ce jeu de piste que j’avais organisé pour une demi-douzaine d’enfants à travers les prés et les bois des environs. Mais quel intérêt y aurait-il eu à raconter mes courses effrénées à travers la maison pour repérer toutes les fuites que le dégel avait révélées ou mes astuces pour faire croire à des enfants de dix ans qu’ils étaient perdus dans les bois tout en les surveillant de loin sans qu’ils s’en aperçoivent ? J’avais des doutes.

C’est alors que j’ai vraiment compris la sentence du petit Marcel que je citais l’autre jour :
« Certes, on peut prolonger les spectacles de la mémoire volontaire, qui n’engage pas plus de forces de nous-même que feuilleter un livre d’images. »
A moins de posséder le don littéraire de transformer un tel récit en un brillant exercice de description à la Flaubert, ou d’en faire un petit morceau d’humour à la Jerome K.Jerome, quel intérêt ces petites histoires pourraient-elles bien avoir pour vous ? À peu près le même qu’une séance de projection des photos de mes vacances à Saint-Lunaire en 1954.

L’intéressant dans cette exploration des souvenirs, c’eut été de retrouver la petite sensation, le son, le reflet, ou l’odeur qui portera enfin ce fameux édifice immense du souvenir. Mais cela se produit rarement : pour Proust, qui était quand même LE spécialiste en la matière, trois ou quatre fois seulement en toute une vie. Et moi, ces jours-ci, je n’ai rencontré ni ma Madeleine ni mes pavés de l’Hôtel des Guermantes.

Pourtant, parfois, au débouché d’une allée forestière, une tâche de soleil sur quelques feuilles dorées me fera voir la croupe de Sari ou d’Ena onduler devant moi, ou bien la pente d’un talus couvert d’aiguilles de pins me fera revivre deux secondes d’une journée de ski. Et à partir de ces secondes retrouvées, ce ne sont pas les images du livre de Proust ou les photos de l’album de vacances qui remonteront d’abord à la surface, pas plus que l’enchainement des évènements minuscules de ce moment évoqué, mais les sensations vécues à cet instant, la fraiche humidité de la forêt sur le visage, la réaction de la neige sous la semelle des skis, sur lesquelles reposent l’édifice immense du souvenir.

Mais je n’aurai alors sur moi rien pour écrire, rien pour fixer ces impressions qui disparaitront aussi vite que les souvenirs d’un rêve interrompu par le réveil, noyés par les efforts mêmes que l’on fait pour les retenir.

A demain.

 

Une réflexion sur « Journal de Campagne (18) »

  1. Superbe texte Philippe.
    poetique, sensible, je ne sais pourquoi il m évoque le sfumato du grand Leonard…
    Difficile de commenter avec légèreté…
    ET pourtant ma petite victoire de la journee etait d avoir des nouvelles des tondeurs atiegeoisqui bravant le danger sournois vont intervenir dans notre Ariege où les couleuvres doivent danser.
    Un peu de légèreté demain ? »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *