La littérature comparée

J’avais envoyé à Laurenzo Dell’Acqua ce morceau choisi extrait du roman Soumission (Pour la revoir cliquez ici ) dans lequel Houellebecq exprime entre tous les arts sa préférence pour la littérature.
Laurenzo m’a fait cette intéressante réponse en forme de Défense et Illustration de la peinture, de la musique, du cinéma et de la photographie.

Mon cher Philippe.

Je ne partage pas le point de vue de Houellebecq sur la supériorité de la littérature sur les autres arts. Pas du tout.

J’apprécie au moins quatre autres formes d’art en plus de la littérature : la peinture, la musique, le cinéma et la photographie.

Selon moi l’art doit répondre à deux exigences : exprimer ce qu’aucun autre art ne saurait exprimer et naître de rien : une feuille blanche, une portée nue, une toile vierge. C’est d’ailleurs le problème de la photo qui ne naît jamais de rien mais qui transmet, modifie, optimise, exalte, transcende, sublime la réalité. Est-elle quand même un art ?

En peinture : La Naissance de la Vierge du Maestro dell’Osservanza à Asciano.

Ici, la beauté de l’œuvre l’emporte sur le thème exposé. C’est un propos blasphématoire que l’artiste a le courage ou l’effronterie d’exprimer. Ce qui attire le regard, ce n’est pas la Vierge nouveau-née, ni sa mère, ni le thème religieux. Non, notre regard se porte vers l’encadrure de la porte où apparaît la servante vêtue d’une robe de noir et d’or que l’on n’oubliera jamais. Elle exprime la primauté de la beauté sur le message religieux et ce n’est pas une mince affaire à cette époque !

En musique : le Lento du douzième quatuor de Dvorak. Ici s’exprime la nostalgie du pays natal pour ce compositeur parti aux Amériques d’où le titre erroné de l’œuvre. Le quatuor n’a rien d’américain. Il dit au contraire la nostalgie de l’auteur pour son pays d’origine. Et c’est bouleversant. Mais plus vous l’écoutez, plus la nostalgie s’empare de vous ce d’autant que vous ne connaissez pas vraiment la Tchécoslovaquie. Cette musique exprime de façon inouïe un sentiment profond : nostalgie du pays natal, oui, mais pas seulement. Nostalgie de l’être aimé, nostalgie des parents disparus, nostalgie de nos manquements. Nostalgie surtout de notre jeunesse, du temps passé et perdu, et, en miroir, angoisse du futur et de la mort. Ce quatuor est le reflet de nos vies tiraillées entre la nostalgie du passé et l’angoisse de l’avenir.

Comment des mots pourraient-ils exprimer la saudade du Fado et le drame passionnel du Combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi ?

Au cinéma, deux scènes me semblent spécifiques de cet art. L’admirable Molière d’Ariane Mnouchkine réalise une harmonie parfaite entre une belle histoire, une belle image et une belle musique. Seul le cinéma est par définition capable de faire pareille synthèse. Mais il est plus admirable encore par une scène frémissante. A la foire, une cartomancienne saisit la main de Molière enfant pour y lire son avenir. Tandis que la caméra filme un homme muni d’ailes en toile flottant dans les airs au dessus d’eux, la vieille femme parvient à dire en l’osant à peine : « pour toi, je vois, je vois, je vois … la Gloire ». Et quand la caméra redescend au niveau du sol, Molière est devenu en adulte. C’est bouleversant. La littérature n’aurait jamais pu exprimer cela.

Dans un autre film, la Jeune Fille à la Perle, il est un plan fixe où la main du peintre est posée sur la table à côté de celle de la servante. Dans mon souvenir, la scène dure une éternité mais c’est inexact ! Elle ne dure que trois secondes. Pourtant de la vision de leurs deux mains immobiles côte à côte naît un suspens terrible : vont-ils oui ou non se prendre par la main comme ce qui précède le laisse présager, vont-ils ainsi s’embrasser par la main, vont-ils faire l’amour main dans la main ? Nous ne le saurons jamais, la scène étant interrompue par un événement extérieur. Dans le livre homonyme, cette scène n’existe pas parce que la littérature ne peut pas exprimer cela.

En photo le train de péniches devant l’île Saint Louis de Willy Ronis est une œuvre d’art qui exprime bien plus que ne pourrait le faire la littérature. La péniche suit harmonieusement la courbe du fleuve, l’île Saint Louis dans le lointain est vêtue de brume hivernale. Oui, l’ensemble est équilibré et harmonieux. C‘est une photo parfaite. Et cela Ronis l’avait prévu et construit. Mais ce qu’il n’avait pas prévu, parce qu’il a eu l’honnêteté de le dire, c’est qu’il y avait au fond de la calle vide de la péniche des enfants en train de faire du vélo. C’est bouleversant parce que les enfants continuent à jouer indifférents à la vie qui les entoure et c’est bouleversant parce que l’innocence des enfants est indifférente à la beauté qui les entoure. Il y a dans le mystère de l’enfance quelque chose de plus important que la beauté esthétique. La littérature aurait-elle pu exprimer cela de façon aussi simple ? Je ne le crois pas.

  1. PS) Ce n’est pas le sujet mais, avant d’écrire ces lignes, je me suis astreint à quelques vérifications édifiantes quand à mes capacités de mémoire. Dans la Jeune Fille à la perle, la scène des deux mains ne dure que trois secondes alors que dans mon souvenir, elle durait une éternité, une minute au moins en plan fixe sans un son …. Et dans Molière, je croyais que c’était un énorme ballon rouge que la caméra filmait s’envolant dans le ciel bleu au dessus du petit garçon … Comme quoi !

 

En fait, dans le morceau choisi, Houellebecq ne dit pas que la littérature est supérieure aux autres arts. Il dit que seules les œuvres littéraires lui permettent d’entre en contact avec l’esprit de leur auteur, car «  jamais on ne se livre dans une conversation aussi complètement qu’on ne le fait devant une feuille vide, s’adressant à un destinataire inconnu. »

 

ET DEMAIN, AVEC UN PEU DE CHANCE, CE SERA NOËL

 

Une réflexion sur « La littérature comparée »

  1. C’est l’analyse d’un authentique amateur d’art, qui m’ouvre des boulevards inconnus.
    Curieusement, il ne parle pas d’architecture, qui est pourtant un art apollinien typique dans une époque, la nôtre, résolument dyonisiaque par ses excès, son chaos, ses dérangements et ses instincts.
    Je me permets d’offrir à la sagacité des membres cet extrait « La ci darem la mano » que je rebaptiserais volontiers « le lion et la souris », on comprendra aisément pourquoi. Magnifique.

    https://www.youtube.com/watch?v=GATj9h2vTSE

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