Le règne du langage – Critique aisée n°148

Critique aisée n° 148

Le règne du langage
Enquête sur les origines de la langue
Tom Wolfe – 2016

Bien sûr, vous savez déjà que j’aime beaucoup Tom Wolfe. Je ne reviendrai pas sur les formidables Bûcher des Vanités, Bloody Miami, Embuscade à Fort Bragg, ni sur le décevant Moi, Charlotte Simmons. Il m’a habitué à des grands romans débordant de vitalité et de volubilité, remplis de caractères forts et d’actions intenses, dans une langue d’une richesse et d’une inventivité presque incroyable.

Tom Wolfe est mort au mois de mai dernier à l’âge de 88 ans, et la dernière œuvre qu’il nous a livrée n’est pas un roman. C’est un essai sur le langage, cet instrument qu’il a su si bien manier, une enquête très érudite (parfois un peu trop, enfin un peu trop pour moi, avec ses innombrables notes de bas de page), mais une enquête passionnante, écrite dans le style humoristique et irrespectueux qu’on lui connaît.

Un extrait de la première page vous en donnera le ton :

« (…en 2016…) huit ténors de la théorie évolutionniste, des linguistes, des biologistes, des anthropologues et d’autres experts en informatique avaient décidé d’annoncer qu’ils laissaient tomber, qu’ils jetaient l’éponge, qu’ils s’avouaient incapables de résoudre l’énigme des origines du langage humain ainsi que son fonctionnement.
(…le groupe…) concédait que le seul résultat (des quarante dernières années) avait été une colossale perte de temps pour un grand nombre de sommités universitaires.
Bizarre, assurément ! C’était la première fois que j’entendais parler d’experts se réunissant dans le seul but d’admettre qu’ils avaient misérablement échoué. Très, très bizarre…
« 

C’est à partir de cette constatation de départ que Wolfe se lance dans une étude documentaire de l’histoire des théories de la naissance et de l’évolution du langage. Il nous  fera passer
—de Wallace (1823 – 1913), le modeste chercheur de basse extraction, véritable inventeur de la théorie évolutionniste, à Darwin (1809 – 1882), gentleman britannique qui, tout en le regrettant sincèrement et avec le soutien actif de la gentry scientifique, lui vole la paternité de cette théorie,
—de Darwin à Müller (1823 – 1900), linguiste oxfordien qui anéantit le caractère global de la théorie darwinienne selon laquelle l’homme n’est qu’un animal parmi les autres en déclarant que l’homme possède un pouvoir inégalé, celui du langage, un pouvoir suprême dont aucune bestiole n’a jamais disposé ni ne disposera jamais, pouvoir inexplicable par la théorie de la sélection naturelle,
—de Müller à Mendel 1822 – 1884), dont les lois de la génétique sont phagocytées par les évolutionnistes,
—de Mendel à Chomsky (1928 – ), le charismatique linguiste qui jure qu’on n’apprend pas à parler mais qu’on naît avec un organe du langage comme on naît avec un cœur et des reins et que toutes les langues existant sur la planète n’en font en réalité qu’une seule, avec juste quelques accents locaux mineurs,
—de Chomsky à Everett (1951- ), chercheur de terrain, qui débusque une tribu de quelques centaines d’amazoniens dont la langue ne satisfait pratiquement aucune des cases Chomskyenne, réduisant ainsi sa théorie à zéro.

Vous êtes un peu perdu, non ? Si ? Alors je vais rappeler succinctement que selon la théorie Darwiniste-Wallacienne, l’homme est le résultat de l’évolution des animaux par sélection naturelle, les plus adaptés à leur milieu étant les plus aptes à survivre. Selon cette théorie, et peu importe les détails, l’homme est un animal, qui a réussi, peut-être, mais c’est un animal comme les autres. Mais Müller dit qu’il y a une barrière « qu’aucune brute ne franchira jamais » entre  l’homme et l’animal, et que cette barrière, c’est le langage. D’où l’idée de Chomsky selon laquelle l’homme nait avec un organe du langage. Malgré l’énorme succès médiatique de Chomsky, un obscur petit chercheur, Everett, moitié explorateur, moitié anthropologue, ose foutre en l’air toute la théorie de la star des linguistes de laboratoire, en prouvant qu’elle ne rend pas compte du langage d’une tribu amazonienne.

Mais vous demandez-vous, comment de telles luttes d’universitaires ont-elles pu intéresser le critique en chef du JdC ? Hé bien, mais grâce à la verve de Wolfe qui jubile en constatant qu’après presque deux cents ans de théories, de controverses, de bagarres et d’insultes entre savants, on en est arrivé, Chomsky compris, à dire aujourd’hui que   » (…) les questions les plus fondamentales relatives à l’apparition (du langage) et à son évolution demeurent plus énigmatiques que jamais  » et qui termine son essai en nous révélant la vérité sur la nature du langage, la mnémotechnie, qui n’est qu’un outil développé par l’homme, mais un outil à part entière, au même titre que la roue et l’ordinateur. Sacré Tom Wolfe !

P.S. : Si vous voulez retrouver les deux morceaux choisis de Wolfe que j’ai publié ici il y a quelques temps, ainsi que les nombreux commentaires qu’ils ont suscités, vous pouvez juste cliquer sur les titres  :

De l’importance du langage

La parole est à Tom Wolfe

 

 

10 réflexions sur « Le règne du langage – Critique aisée n°148 »

  1. Il y a des moments où je regrette que l’homme, d’une façon ou d’une autre, ait acquis le langage, subséquemment l’écriture et donc la lecture. Échanger quelques coups de poing pour débattre d’une idée me semblait plus simple. Peut-être que le tweet serait la solution pour guérir ma mélancolie. Non! Je blague!

  2. Si vous me permettez de piquer mon aiguille dans votre conversation intra bullaire, je crois que la comparaison des philosophies qui sous tendent les grammaires des langues tribales et/ou nationales peut apporter un éclairage sur le sujet du débat. Il est très français (Descartes) et même latin (peut-être) de séparer l’affectif (l’émotionnel) du cognitif (rationnel) et, en général, de dévaluer le premier au profit du second.

    Chez les Teutons et autres Saxons, le concept de ‘ Weltanschauung’ implique l’indissociabilité du cognitif de l’affectif et/ou l’inverse. Si j’ai bien compris, ‘Welt’ (‘world’ en anglais, ‘Cosmos’ chez Michel Onfray, ‘Univers’ chez François Jullien, etc) est appréhendé par l’homme parlant allemand émotionnellement et cognitivement et ce, de façon simultanée et indissociable. Jugement de fait et jugement de valeur se confondent ou s’amalgament.

    Si j’ai bien compris le Jeune Marx (qui s’est intéressé au 18 Brumaires et à la Commune), il me semble qu’il laisse entendre que la scission cognition/émotion est une tentative de maintien du pouvoir de la part de ceux qui le détiennent pour justifier leur supériorité (qu’ils attribuent à leur maîtrise de la Raison ou du Factuel) sur les rêveurs utopistes contestataires trop enclins à la fantaisie naïve reposant sur une sensiblerie indécente (voir les censeurs bourgeois de Courbet)!

    Parfois on veut écrire des livres qui ont déjà été écrit 100 fois. Mais cela n’empêche pas, si on ose le faire, de se générer fortune, réputation et connections (qu’il vaut mieux avoir avant) tant il est vrai que personne n’a lu les 100 autres…

    Wake up & Good Luck!

  3. Pour ne rien te cacher, Philippe, je me suis formé une théorie selon laquelle la pensée humaine, sous toutes ses formes, n’est rien d’autre qu’une activité émotionnelle. Ca simplifie tout car il en découle que tout trouve explication : aussi bien la conscience, que la mémoire, que l’onirisme et toutes les activités psychiques.
    Ca demanderait un bouquin…mais je suis fatigué.

  4. mais « comment, pourquoi le langage est-il apparu chez l’homme, et uniquement chez lui, et pas chez aucune autre espèce du règne animal ?
    ————————————-
    Je pense à un phénomène double. D’abord une capacité spécifique phonatoire chez l’humain, de l’ordre par exemple de la capacité olfactive chez le chien ou l’ours. Chaque espèce développant une adaptation spécifique elle aussi. Cette faculté phonatoire humaine découlerait du dégagement de voies spécifiques par la station debout.
    Ensuite – ou préalablement ou en concomitance- une capacité EMOTIONNELLE humaine, sans équivalent non plus dans le monde animal, due au développement du cerveau, également liée à la station debout. (Cette capacité émotionnelle, que l’on tend à sous-estimer, est l’origine et la nature même de la pensée, y compris de la pensée rationnelle, la rationalité étant une forme d’émotion « esthétique »).
    De ces deux capacités, bien réelles, on peut facilement inférer que l’homme primitif a commencé par chantonner, par onomatopées, dans le style des danses cheyennes, africaines etc…qui existent partout dans le monde : c’est une donnée universelle. Puis le langage a pu suivre, sorte de lallation d’abord, dont l’utilité pour nommer les choses est évidente.
    Bien entendu, on ne peut pas ignorer la nature sociale de l’homme qui donna au langage sa prépondérance sur toute autre activité. Ca devait discuter ferme dans les grottes. Et chanter, aussi. Et danser.
    Enfin c’est comme ça que je vois les choses.

  5. Cher Jean, la question que se sont posée des dizaines de linguistes, évolutionnistes ou pas, et qu’ils ont avoué en groupe n’avoir toujours pas réussi à élucider, n’est pas « qu’est-ce que le langage ? », ou « à quoi sert-il ? » , mais « comment, pourquoi le langage est-il apparu chez l’homme, et uniquement chez lui, et pas chez aucune autre espèce du règne animal ?  » . Je ne sais pas si l’idée du moyen mnémotechnique est de Wolfe ou pas, mais elle me plait bien.

  6. Voila belle matière à réflexion!

    La source est interessante, voire admirable selon « le Critique en Chef, »): un romancier américain qui s’adonne, sur ses derniers ‘miles’ à l’Essai (non académique parce qu’humoristique!)

    C’est l’inverse d’Umberto Eco, Sémiologue italien (proche du Vatican et donc des théories de la transsubstantiation linguistique) qui a écrit de ‘bons essais’ (bien que, athée, je sois en désaccord avec la plupart… sinon tous) et quelques romans que Philippe ne juge pas bons! Je ne prendrais pas partie, je n’ai pas lu les romans d’Eco ni ceux de Wolfe.

    Si vous me permettez de donnez mon avis sur ce sujet…

    Il est vrai que l’étude de la communication humaine porte sur une activité (‘un processus’ disent certains universitaires) que tous les êtres humains pratiquent à tout instant. Même seuls, ils méditent et médisent quand ils ne rêvent pas!

    Comme tout le monde y a sans cesse recours, chacune et chacun croit savoir comment ça marche et, consciemment ou non, on se fait une idée et on a une théorie (implicite le plus souvent) sur la façon dont ça fonctionne!

    On ne voit pas pourquoi, sur ce sujet banal, quelqu’un pourrait jouir d’une plus grande autorité que tout autre être humain, lambda ou pas!

    De plus, il est une sorte de règle qu’entre amis d’enfance, sur un sujet aussi trivial que le fonctionnement de la communication humaine, aucun d’eux ne saurait avoir un avis plus respectable que le sien, même si cet ami a un bac + 7, un doctorat américain et toute une carrière d’enseignement et de recherche en ce domaine derrière lui. Dans l’ingénierie, la médecine ou le droit on serait heureux d’avoir l’avis de l’expert ami, d’autant plus qu’entre amis, on ne parle jamais d’argent, évoquer des honoraires, serait un déshonneur!

    Ceci dit et sachant parfaitement que je prêche dans le désert… (car un langage n’a d’utilité que si il est appréhendé et doté d’une signification par un récepteur… S’exprimer n’est qu’une partie du processus et pas la plus importante, elle n, est même pas nécessaire. On peut se passer de l’émetteur et de son expression. La preuve: dans toutes les religions révélées, les ventriloques ont inventé les émetteurs (toujours aux abonnés absents mais dont ils ne cessent de se réclamer!)

    Ayant la conviction intime que les ventriloques (qui s’expriment ici) sont saturés de leurs inventions… je sais que je me livre ici à un exercice de « ma………. » (censure qui, au XIXe, a déjà condamné le peintre, Gustave Courbet) intellectuelle ou d' »en…… » de mouches…
    mais au moins, j’y prend mon pied!

    E. Morin (qui s’inspire beaucoup des épistémologues américains de Californie!) nous rappelle que la recherche scientifique, comme l’enseignement universitaire, ne visent pas à palier l’ignorance et à combler les lacunes du savoir mais à questionner et désapprendre les paradigmes obsolètes, les dogmes, les conjectures falsifiables ou, comme l’a dit Orson Welles  » à nous débarrasser des ‘conneries’ que nos parents et les autres leaders de nos réseaux de coerséduction (les curés ou autres autorités religieuses) se sont efforcés de nous inculquer en abusant de pédophilie intellectuelle.

    Donc Wolfe ne nous dit rien de nouveau sur les lacunes de la linguistique et de la sémiologie. C’est contre ces disciplines centrées sur l’étude du langage (inspirées de la transsubstantiation eucharistique) que l’on en est revenu à l’étude de la communication qui ramène les sciences humaines, échappées du ‘coral’ de la philosophie, au bercail afin de tenter de comprendre ce processus clef de la condition humaine.

    Rassurez-vous, même si j’ai plaisir à faire sauter les paradigmes obsolètes, je sais que ceux qui me séduisent aujourd’hui et que je promeus ne sont que des ‘narratives’ qui, comme tous les autres ‘discours’ (tels que la création du monde selon les Évangiles et Courbet, l’évolution des êtres vivants, le big bang, etc.) sont voués à être questionnés et remplacés par d’autres qui le seront aussi AD NAUSEAM.

    Contrairement aux animaux, tous doués d’instincts et d’une programmation génétique, la spiritualité humaine (qui guide le comportement social des êtres humains) est nue ou vide, dépourvue de toute programmation génétique!

    La sexualité humaine n’est pas la résultante d’instincts ou de pulsions, guidées par le ÇA freudien, mais l’amalgame de ce que les leaders de nos réseaux de coerséduction ont cherché à nous inculquer en commençant par nous équiper malgré nous d’un langage et de sa grammaire. Ce sont les ‘narratives’ (romans, légendes, bibles, évangiles et corans) qui, grâce au langage, décrivent ce que l’être humain doit faire ou ne pas faire. L’interdiction est toujours plus attrayante. Ce n, est pas un instinct pervers qui nous pousse mais les romans et légendes que nous narrent nos parents et enseignants. Ils nous y incitent, non pas par le texte mais par la caution implicite que leur donnent parents, enseignants, autorités religieuses ou autres.

    Pour moi, l’être humain est inférieur à l’animal! Ce dernier est ‘téléologique’ car programmé par ses instincts et pulsions. Sa vie ne vise qu’à les satisfaire ». L’animal n’a pas besoin de psys ou de confesseurs! Au contraire, l’être humain est dépourvu d’une telle programmation naturelle. Il doit donc, avec ses semblables, s’efforcer de construire par ‘self réflexivity’ (auto-réflexion) ou télésitisme, son destin sur cette planète!

    Il se peut que, dépourvu des ‘narratives telesitiques’ que lui procurent généralement celles et ceux qui le précèdent dans son environnement, il soit contraint de regarder les animaux se débrouiller et donc de les imiter comme le suggère les fables que Lafontaines a pastiché d’AEsope ou autres Grecs…

    Les animaux n’ont pas de problèmes de sens ou de signification… leurs sens les guident; nous si, et ne savons jamais à quels Saints ou Psys se vouer…

    Votre GouRoux préféré car à 7000Km, les réseaux de coerséduction sont déconnectés!

  7. Pour revenir au sujet de l’Origine du langage, c’est pas très compliqué :
    Qu’est-ce qu’une chanson ? C’est une faculté phonatoire qui sert à exprimer des émotions ? Eh ben voilà ! On a l’origine du langage.

  8. Après que les experts du langage se soient esplumassés sur son origine, je tiens à jeter ma pierre sur l’édifice en affirmant que le langage a aussi pour fonction de dire des conneries.
    Prenons l’IVG. Interruption volontaire de grossesse. Je ne suis pas pour, je ne suis pas contre, je m’en tape. Ce charmant quasi-acronyme sert à désigner un petit meurtre entre amis dont on se débarrasse à la sauvette.
    Le premier paquet de cellules d’un être humain donnera un être humain et non pas un rat. Or il se trouve qu’à partir de la ixième semaine de grossesse, le Saint-Esprit lui tombe dessus et paf, c’est un être humain. Sur la tête de ma mère et les pieds du coran. Deux secondes avant, il était encore un paquet de cellules.
    Ceci pour dire qu’en tortillant du cul et faisant la danse du ventre avec les mots, on arrive à faire passer un meurtre pour une simple habitude, une jolie tradition.
    Que ce meurtre soit légal, sans aucun doute. Qu’il soit nécessaire, c’est possible. Qu’il soit légitime, faut voir. Mais ça reste un meurtre. Une suppression, une élimination, bref un meurtre. On a le droit de penser et de dire qu’une interruption de grossesse n’est pas un meurtre, mais moi j’ai le droit de dire que c’en est un. Et le langage sert aussi à faire dire aux mots le contraire de ce qu’ils disent.
    Pour faire bref.

  9. Je précise bien que dans ma dernière phrase je parlais de la cruauté de l’homme. Sinon, on pourrait m’objecter que le chat est naturellement cruel envers la souris avec laquelle il joue, à moins que la souris y prenne plaisir (comme Tom & Jerry)…

  10. Tout ça nous ramène à la querelle très actuelle entre les specistes (l’homme est une espèce supérieure aux autres et en dispose à sa guise) et les antispecistes (l’homme n’est qu’une espèce parmi les autres). Si je comprends bien, mais j’ai toujours des doutes là-dessus, les Vegan sont antispecistes et l’homme ne doit pas disposer à sa guise, entre autre pour se goinfrer, des autres animaux. J’ai beau tenter de débattre avec mes amis vegans (de plus en plus nombreux) et leur dire très précautionneusement que le tigre aime disposer d’une antilope pour se nourrir, rien n’y fait. Évidemment, ils ne peuvent pas se comprendre sans un langage commun.
    Rassurez-vous par ailleurs, je considère toute cruauté envers toute espèce animale, y compris la mienne, comme absolument abjecte.

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