Le Bourgeois gentilhomme – Nouvelles scènes

(déjà publié il y a 18 mois, mais toujours indispensable à chaque rentrée des classes)

Le 14 octobre 1670, il y a exactement 349 ans (!), Le Bourgeois gentilhomme était joué pour la première fois au château de  Chambord. Molière ayant été averti par la Montespan que le  Roi Soleil était de très mauvaise humeur ce soir-là, l’auteur décida de raccourcir sa pièce en supprimant trois scènes. La pièce ainsi tronquée ayant eu l’heur de plaire énormément à Sa Majesté, les scènes supprimées ne furent jamais rejouées par la troupe de Molière, instaurant une  tradition que la Comédie Française a respectée jusqu’à ce jour. Cette tradition sera interrompue à la saison prochaine où l’on verra enfin la pièce dans son intégralité. Voici les trois scènes en question :

 

Le bourgeois gentilhomme

Acte II – Scène III

Monsieur Jourdain, Maitre de Philosophie, Nicole

Monsieur Jourdain

— Holà, Monsieur le Philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre philosophie.

Le Maître de Philosophie

—Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il, Monsieur ?

Monsieur Jourdain

—Voici : je sors tantôt du salon de Philaminte. J’y ai rencontré l’un de vos confrères, Monsieur Trissotin. Vous le connaissez très certainement ?

Le Maître de Philosophie

—Hélas, je le connais.

Monsieur Jourdain

—Cet homme semble fort savant. Il m’a entretenu toute une heure de la connaissance en général et en particulier, de ses avantages dans l’exercice des affaires et de son importance dans la pratique du beau monde. Quand je lui ai appris que la connaissance était justement l’objet de vos leçons hebdomadaires, il m’a félicité de mon choix car il a la plus haute opinion de vous.

Le Maître de Philosophie

—Ce Monsieur Trissotin est trop aimable.

Monsieur Jourdain

—Je puis vous assurer qu’il n’a pas tari d’éloges sur votre enseignement. Toutefois…

Le Maître de Philosophie

—Toutefois ?

Monsieur Jourdain

—Toutefois, il m’a suggéré, très modestement d’ailleurs, de compléter vos leçons avec des séances que je prendrais chez lui, par exemple chaque semaine, séances au cours desquelles il approfondirait pour moi les notions que vous n’auriez pas eu le temps de développer.

Le Maître de Philosophie

—Tiens donc !

Monsieur Jourdain

—Et que de cette manière… et que de cette manière… mais comment a-t-il posé la chose ? Ah oui ! C’est cela : « et que de cette manière je pourrais prendre conscience du risque de biais cognitif inhérent à un enseignement univoque ».

Le Maître de Philosophie

—Vraiment ? Il a dit cela ?

Monsieur Jourdain

—Comme j’ai l’honneur de vous le répéter, mot pour mot ! Mais je suis bien embarrassé.

Le Maître de Philosophie

—Et pourquoi donc, s’il vous plait ?

Monsieur Jourdain

—Mais parce que je n’ai pas compris un mot, justement, dans ce qu’il disait.

Le Maître de Philosophie

—C’est souvent le cas avec Trissotin. Vous auriez dû lui demander de s’expliquer.

Monsieur Jourdain

—Vous connaissez l’étendue de mes lacunes et la honte que j’en ressens. En lui posant la question, j’aurais étalé mon ignorance devant ses yeux et surtout devant ceux de Philaminte, qu’elle a fort beaux d’ailleurs, et dont vous savez qu’ils ne me laissent pas indifférent.

Le Maître de Philosophie

—Et ce mot que vous n’avez pas compris, quel est-il ?

Monsieur Jourdain

—En fait, ce n’est pas un mot mais deux qui échappent à mon entendement : « biais cognitif ». S’il vous plait, Monsieur le Philosophe, dites-moi, le biais cognitif, qu’est-ce que c’est que cette chose-là?

Le Maître de Philosophie

—Vous souvenez-vous de notre leçon de la semaine passée ?

Monsieur Jourdain

—Assurément, vous m’avez appris ce qu’était la prose.

Le Maître de Philosophie

—Eh bien, Monsieur Jourdain, le biais cognitif, c’est comme la prose : vous pratiquez cet art tous les jours, sans le vouloir, sans le savoir, sans vous en rendre compte, quand vous lisez la Gazette de France, le Mercure Galant ou la Mercuriale des Tapissiers, quand vous discutez avec les autres membres de votre guilde, quand vous instruisez Madame Jourdain des choses de ce monde ou votre fils de la conduite des affaires… De ce biais cognitif, vous êtes tantôt l’acteur, tantôt le spectateur, dans les salons, les auberges, les échoppes et même au sein de votre propre ménage.

Monsieur Jourdain

—Quelle merveille que tout cela, et comme je suis bien aise de vous avoir posé la question ! Ainsi donc, j’induis de votre réponse que je suis déjà familier de cette pratique. Vous m’en voyez fort content car voilà au moins une chose que je n’aurais pas à apprendre. Laissons donc cela s’il vous plait et passons à autre sujet. Vous savez que ma soif d’apprendre est immense comme le sont les domaines de mon ignorance. Enseignez-moi donc quelque exercice inconnu dans une discipline que j’ignore encore. Je vous laisse choisir le sujet. Qu’allez-vous m’apprendre aujourd’hui ?

Le Maître de Philosophie

­—Le biais cognitif !

Monsieur Jourdain

—Mais à quoi bon puisque je le pratique déjà couramment ? Vous l’avez dit vous-même. Allez, passons à autre chose, je vous prie.

Le Maître de Philosophie

—Holà, mon bon Monsieur ! Comme vous y allez ! Il est possible que vous pratiquiez cet art sinon en expert, du moins en habitué. Mais je faillirais à ma mission, je trahirais mon sacerdoce si je vous laissais persévérer dans cette voie.  Sachez, Monsieur, que le biais cognitif est le plus grand ennemi de la vérité scientifique. C’est la culture de l’approximation, l’affirmation de la certitude infondée, l’entre-soi de la connaissance, le lit de l’intolérance, le berceau de la bêtise, la prédilection des ignorants qui s’ignorent, le refus du progrès, le fin fond des …

Monsieur Jourdain

—N’en jetez plus, Monsieur le Philosophe, et dites-moi plutôt la vraie nature de ce monstre épouvantable.

Le Maître de Philosophie

— Le biais cognitif — qu’il ne faut pas confondre avec le niais cognitif, parfaitement incarné en la personne de ce triste sire de Trissotin — est un mécanisme de la pensée, un mécanisme pernicieux qui cause une déviation du jugement, de sorte que le jugement qui en résulte est dit « biaisé ».

Monsieur Jourdain

—Pourrais-je dire d’un tel jugement qu’il procède d’une pensée qui va de travers, de biais ?

Le Maître de Philosophie

—Parfaitement !

Monsieur Jourdain

—Et que toute opinion fondée sur ce jugement ne pourrait être que fausse et en faire passer l’auteur pour un sot ?

Le Maître de Philosophie

—Probablement !

Monsieur Jourdain

—Qu’il faut donc éviter comme la peste le biais cognitif ?

Le Maître de Philosophie

—Évidemment !

Monsieur Jourdain

—Et que moi qui pratique ce biais tous les jours, je suis donc un sot ?

Le Maître de Philosophie

—Assurément ! … Je veux dire, assurément pas…  parce que, comme disait Taquinus le Jeune : « Qusque tandem omnibus et diligentiam completis« , …bien entendu !

Monsieur Jourdain

—Bien entendu !

Le Maître de Philosophie

—Voilà, voilà, voilà…

Monsieur Jourdain

—Fort bien, mais maintenant dites m’en davantage sur ce biais cognitif. Apprenez-moi comment ce mécanisme peut agir sur la pensée d’un honnête homme au point de le rendre aussi stupide que mon cocher.

Le Maître de Philosophie

—Nous autres, Philosophes…

Monsieur Jourdain

—Ah que j’aime quand vous parlez ainsi ! Mais avant de poursuivre, laissez-moi mieux m’installer sur ces coussins et ordonner que l’on nous apporte une collation, car je sens que nous en aurons l’usage. Holà, Nicole ! Apporte-nous céans de quoi boire et nous restaurer tandis que mon Maître de Philosophie m’enseigne les choses de l’esprit. Poursuivez, maître, je vous prie !

 

Acte II- Scène IV

Monsieur Jourdain, Maitre de Philosophie

 

Le Maître de Philosophie

—Comme il vous plaira. Nous autres, Philosophes…

Monsieur Jourdain

—Que c’est beau ! Comme il parle bien !

Le Maître de Philosophie

Nous autres, Philosophes, nous avons classé les diverses sortes de biais cognitifs en vingt-quatre catégories.

Monsieur Jourdain

—Vingt-quatre ! C’est extraordinaire ! Vingt-quatre manières de penser et de dire des bêtises ! Je suis sur des charbons de les entendre toutes !

Le Maître de Philosophie

—Cela nous mènerait bien trop loin dans la nuit. Sachez pourtant dès à présent que, parmi les plus nuisibles, on compte le biais de croyance, le biais d’auto complaisance, le biais de cadrage, celui d’ancrage, celui de négativité, le biais de confirmation, de statu quo, d’omission, le biais de faux consensus, l’effet de halo, l’excès de confiance, l’illusion de corrélation… Il nous reste un peu de temps. Voulez-vous que nous en étudiions un ? Je vous en laisse le choix. Dites !

Monsieur Jourdain

—Vous me mettez dans l’embarras, mais puisqu’il faut choisir, je prendrai le biais de confirmation. Il me rappellera ce jour en la Cathédrale de Bourges où je reçus de l’Évêque une grande gifle de biais en guise de Sacrement de Confirmation

Le Maître de Philosophie

—Trêve de plaisanteries, Monsieur Jourdain, la Philosophie est chose sérieuse !

Monsieur Jourdain

—Serviteur, Monsieur. Je suis tout ouïe.

Le Maître de Philosophie

—Dans son traité fondateur de l’empirisme, « De dignitate et augmentis scientiarum », mon très honorable confrère Bacon, autrefois anglais et actuellement décédé, a écrit :  « Une fois que la compréhension humaine a adopté une opinion, elle aborde toutes les autres choses pour la supporter et soutenir. Et bien qu’il puisse être trouvé des éléments en nombre ou importance dans l’autre sens, ces éléments sont encore négligés ou méprisés, ou bien grâce à quelques distinctions mis de côté ou rejetés. » Cette définition du biais cognitif de confirmation ne vous parait-elle pas parfaitement lumineuse ?

Monsieur Jourdain

—Eh bien, à vrai dire …

Le Maître de Philosophie

—Ah ! Oui , bien sûr. J’oubliais que vous n’êtes pas encore habitué à cette forme d’expression qui était encore en usage dans notre profession au début du siècle. Je vais donc traduire en langage plus simple : « Une fois que la compréhension humaine a adopté une opinion » veut dire « Quand un homme s’est fait une opinion sur un sujet ». « elle aborde toutes les autres choses pour la supporter et soutenir » signifie que cet homme « reçoit ou recherche tous les éléments propres à confirmer cette opinion ». Vous me suivez ?

Monsieur Jourdain

—Eh bien, à vrai dire …

Le Maître de Philosophie

—Attendez, vous allez certainement comprendre car Bacon ajoute : « Et bien qu’il puisse être trouvé des éléments en nombre ou importance dans l’autre sens, ces éléments sont encore négligés ou méprisés, ou bien grâce à quelques distinctions mis de côté ou rejetés… » Cela est-il clair pour vous à présent ?

Monsieur Jourdain

—Eh bien, à vrai dire …

Le Maître de Philosophie

—Mais n’est-il pas évident que cela signifie que, même s’il existe de nombreux éléments contraires à l’opinion qu’il aura adoptée, ce même homme refusera de les prendre en compte, les considérant comme peu importants ou inadéquats à la question traitée. Saisissez-vous maintenant ?

Monsieur Jourdain

—Eh bien, à vrai dire …

Le Maître de Philosophie

—Monsieur Jourdain,  vous me décevez. Je n’irai pas jusqu’à dire que vous souffrez moins d’une déviation de l’entendement que d’une absence d’entendement. Mais quand même, faites un effort, je vous prie. Je reprends : Tout cela veut dire que, lorsqu’un homme s’est fait une opinion, sa tendance naturelle est de rechercher et d’accepter tous les éléments qui vont dans le sens de cette opinion, et de refuser ou de critiquer ou d’abaisser tous ceux qui iraient dans un sens contraire. En d’autres termes il acceptera volontiers tout ce qui confirme son opinion et refusera tout ce qui l’infirme. C’est cela, le biais cognitif de confirmation. Est-ce assez simplement dit, à présent ?

Monsieur Jourdain

—Eh bien, à vrai dire …

Le Maître de Philosophie

—Par Robert de Sorbon et toute la Sorbonne ! Ne me dites pas que…

Monsieur Jourdain

— Eh bien, à vrai dire, je crois avoir compris à présent. Mais pour bien asseoir cette compréhension, vous plairait-il de me donner quelque exemple ?

Le Maître de Philosophie

—Croyez-vous à la perception extrasensorielle ?

Monsieur Jourdain

— Eh bien, à vrai dire…

Le Maître de Philosophie

—Dans la rue, par hasard, n’avez-vous jamais rencontré quelqu’ami auquel justement vous veniez de penser ?

Monsieur Jourdain

— Si fait, et cela ne laIsse pas de m’émerveiller.

Le Maître de Philosophie

—Et à quoi, je vous prie, attribuez-vous cette merveille ?

Monsieur Jourdain

—Eh bien, à vrai dire… à quelque effet de la puissance de l’esprit qui m’a averti de la présence sur mon chemin de cet ami auquel justement je pensais. Comment l’expliquer autrement ?

Le Maître de Philosophie

—Par le biais cognitif de confirmation ! Vous vous confirmez à vous-même la croyance que vous avez acquise un jour, sans doute par contagion, à chaque fois que ce phénomène se produit.

Monsieur Jourdain

—Mais ce phénomène s’est produit, et pas qu’une fois. Cela ne prouve-t-il pas ….

Le Maître de Philosophie

—Cela ne prouve rien ! Avez-vous tenu le compte des fois contraires où vous avez pensé à ce même ami sans qu’il apparaisse à vos yeux ?

Monsieur Jourdain

—Certes non.

Le Maître de Philosophie

—Pourtant leur nombre est cent fois supérieur au nombre de fois où vous avez rencontré cette personne alors que vous veniez d’y penser ?

Monsieur Jourdain

—Sans doute.

Le Maître de Philosophie

—Et cependant, vous croyez à cet effet de la puissance de l’esprit ?

Monsieur Jourdain

—Je l’avoue.

Le Maître de Philosophie

Igitur confirmationis claudicatio cognitionis victima est !

Monsieur Jourdain

—Eh bien, à vrai dire …

Le Maître de Philosophie

—Autrement dit : « Votre jugement est donc victime du biais de confirmation ! »

Monsieur Jourdain

—Comment cela ?

Le Maître de Philosophie

Clarissimus est ! À chacune des quelques occurrences d’une telle rencontre miraculeuse, vous avez renforcé votre croyance. Sed dissimilis autem ratio, vous avez négligé les innombrables occasions où, bien qu’ayant pensé à quelqu’un, cette personne n’est pas apparue.

Monsieur Jourdain

—Ai-je fait cela que vous dites ?

Le Maître de Philosophie

—Sans aucun doute.

Monsieur Jourdain

—Tout cela n’était donc que bêtise, superstition et billevesée ?

Le Maître de Philosophie

—C’est évident.

Monsieur Jourdain

—Ah, que je m’en veux d’être sot !

Le Maître de Philosophie

—Mais vous ne l’êtes pas puisque vous souhaitez ne l’être plus.

 

Acte II – Scène V

Monsieur Jourdain, Maitre de Philosophie, Nicole

Monsieur Jourdain

—C’est vrai que je voudrais tout apprendre pour tout savoir, pour tout réussir, mes affaires comme mes amours. A ce propos, vous savez sans doute que Philaminte dont je vous entretenais tout à l’heure est une jeune femme très belle et très savante.

Le Maître de Philosophie

—Je sais, car j’ai pu le constater par moi-même, que ses attraits physiques sont très grands. Quant à son esprit, il me reste encore à le découvrir. Peut-être lors d’une prochaine rencontre…

Monsieur Jourdain

—Faites cela, et vous verrez que son intelligence surpasse encore sa beauté. J’en suis très épris, mais Monsieur Trissotin, qui soupire comme moi auprès d’elle, semble l’intéresser davantage. C’est sans doute parce qu’il est savant.

Le Maître de Philosophie

—Si vous le dites…

Monsieur Jourdain

—Je le dis. Alors voici ma question : si j’allais vois Philaminte et lui répétais tout ce que vous m’avez dit céans comme si cela venait de moi, pensez-vous qu’elle me regarderait d’un autre œil, qu’elle a d’ailleurs fort beau, et serait-il possible même qu’elle en vienne à me préférer à Monsieur Trissotin ?

Le Maître de Philosophie

—Connaissant la confusion habituelle et le peu de profondeur des connaissances de Trissotin, il ne fait pour moi aucun doute que, si vous répétiez fidèlement l’exposé que je viens de vous faire, vous impressionneriez si fortement Philaminte que vous relégueriez son soupirant dans une obscurité dont il n’aurait jamais dû sortir.

Monsieur Jourdain

—Vous m’assurez donc du succès ?

Le Maître de Philosophie

—Certainement. Mais j’y mets une condition.

Monsieur Jourdain

—Et laquelle, s’il vous plait ?

Le Maître de Philosophie

—Que vous mainteniez strictement la conversation sur le sujet du biais cognitif de confirmation. Toute entorse à cette consigne démontrerait votre ignorance et ruinerait définitivement vos chances de succès auprès de la dame.

Monsieur Jourdain

— Mais comment tenir toute une entrevue sur un unique sujet ? C’est impossible !

Le Maître de Philosophie

—Vous avez sans doute raison. Dans ces conditions, il faut vous faire une raison et laisser le champ libre à Trissotin. A moins que…

Monsieur Jourdain

—A moins que ?

Le Maître de Philosophie

—Non, cela n’est pas raisonnable. J’ai trop d’occupations par ailleurs. Il faudrait que…, non vraiment, oublions cela …

Monsieur Jourdain

—Que nenni ! N’oublions rien du tout ! Il faudrait que quoi ? Que vouliez-vous dire ?

Le Maître de Philosophie

—Vraiment, ce serait trop de troubles, et pour moi et pour vous.

Monsieur Jourdain

—Laissez-moi juge de cela voulez-vous ! Dites toujours …

Le Maître de Philosophie

—Eh bien voilà : afin de l’emporter sur Trissotin aux yeux de Philaminte, j’ai pensé qu’il vous faudrait une plus vaste panoplie de sujets savants. Il vous faudrait connaitre la Philosophie sous ses divers angles et ses diverses écoles comme le stoïcisme, l’épicurisme, le sophisme, le platonisme, l’augustinisme, le scepticisme, le confucianisme, l’hermétisme, l’esthétisme, le socialisme, le matérialisme, le soufisme, l’existentialisme, le bouddhisme, le scientisme, l’humanisme, le libéralisme, le naturalisme, le bilinguisme, le positivisme, le cynisme, le déisme, le panthéisme, le pointillisme et l’absentéisme.

Monsieur Jourdain

—Tout cela ?

Le Maître de Philosophie

—Pour commencer.

Monsieur Jourdain

—Pour commencer ? Mon Dieu, mais la tâche est immense !

Le Maître de Philosophie

—C’est un minimum.

Monsieur Jourdain

—Mais comment pourrais-je apprendre tout cela ? Vos leçons du mercredi n’y suffiront jamais.

Le Maître de Philosophie

—C’est pourquoi il faudrait que vous en preniez davantage.

Monsieur Jourdain

—Eh bien, mais, faisons comme vous dites ! Venez aussi le vendredi !

Le Maître de Philosophie

—Ce serait mieux, quoiqu’encore insuffisant.

Monsieur Jourdain

—Alors venez aussi le lundi. Allez, faites-moi plaisir, venez aussi le lundi. Et pourquoi pas le mardi ? Et le jeudi pendant que nous y sommes ? Mais j’y pense, vous pourriez peut-être venir chaque jour, qu’en pensez-vous ?

Le Maître de Philosophie

—Évidemment, dans ces conditions, vos progrès seraient fulgurants et Trissotin n’aurait qu’à bien se tenir. Mais j’hésite. Comprenez-moi, j’ai d’autres disciples. Je devrais les abandonner pour vous consacrer tout mon temps.

Monsieur Jourdain

—Ne le mérité-je pas ?

Le Maître de Philosophie

—Et puis, tous les jours, ces allers et retours entre mon domicile et votre hôtel dans les embarras de Paris me seraient exténuants. Non, vraiment…

Monsieur Jourdain

—Monsieur le Philosophe, je vais vous faire une proposition qui vous agréera, j’en suis certain. Voici : je vous installe chez moi. Vous disposerez de la plus belle chambre de la maison, juste à côté de la mienne, avec vue sur le jardin. C’est à présent celle de mon fils, mais je l’expédierai sous les combles, ce bon à rien.

Le Maître de Philosophie

—Mais qu’en pensera Madame Jourdain ?

Monsieur Jourdain

—Elle en pensera ce que je lui dirai d’en penser. Nous dinerons tous les deux chaque jour. Vous connaissez déjà les talents de Dame Claude, ma cuisinière. Vous avez déjà gouté à ma cave. Cela ne vous tente-t-il pas ?

Le Maître de Philosophie

—Votre cave, votre table, la chambre de votre fils… Ah ! J’hésite, j’hésite…

Monsieur Jourdain

—Quand j’aurai doublé le prix de vos séances, hésiterez-vous encore ?

Le Maître de Philosophie

—Ah ! Monsieur Jourdain, votre soif d’apprendre fait plaisir à voir. Elle réjouit mon âme de vieux philosophe détaché des choses de ce monde, et c’est bien pour la gloire de la philosophie et pour la propagation de la sagesse dans le royaume de France que j’accepte votre proposition.

Monsieur Jourdain

—Alléluia ! Topez là, Monsieur mon Professeur. Je cours faire préparer vos appartements. En attendant, reprenez donc de ces gâteaux.

Monsieur Jourdain sort côté cour. Le Maitre de Philosophie reste seul en scène 

Le Maître de Philosophie

—Eh bien, je l’ai amené où je voulais. Il en était grand temps car ma logeuse m’a mis à la porte ce matin et je ne savais plus où loger ce soir. Mon avenir est à présent assuré car il y en a pour des années à sortir ce Jourdain de son lit d’ignorance, et c’est tant mieux. En attendant, j’irai voir bientôt ce grand benêt de Jean de La Fontaine pour lui dire qu’il n’y a pas que le flatteur qui vive aux dépens de celui qui l’écoute : le Philosophe aussi. Pour le moment, installons-nous. Holà, Nicole !

Nicole

—Monsieur ?

Le Maître de Philosophie

—Porte moi encore de ces gâteaux ! Et remplis donc à nouveau ce pichet, je te prie !

Nicole

—Sachez, Monsieur, que je ne prends d’ordre que de Monsieur, Monsieur, ou de Madame ou de Monsieur leur fils.

Le Maître de Philosophie

—Apprends donc, impertinente, que désormais tu prendras aussi les miens car depuis tout à l’heure, à la prière de Monsieur Jourdain lui-même, je vis ici, et à l’étage des maitres. Alors, file à l’office et rapporte moi ce que je t’ai ordonné.

Nicole

—Sachez, Monsieur le Philosophe, que depuis l’office, j’ai tout entendu de votre leçon d’aujourd’hui et de sa conclusion. Sachez aussi que je ne suis pas dupe de vos manœuvres et que j’irai dire partout, à Madame, à Monsieur son fils et à toute la maisonnée que, mon Maitre, vous l’avez bien biaisé !

Rideau

 

3 réflexions sur « Le Bourgeois gentilhomme – Nouvelles scènes »

  1. Molière s’en prit toujours aux tartuffes manipulateurs, aux hypocrites, et pas qu’aux prétendus philosophes, mais surtout aux ecclésiastiques, les vrais, pas les fictifs, telle cette citation tirée de Don Juan, acte V scène 2, qui fait dire à Don Juan s’adressant à Sganarelle: « l’hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine ».

  2. Voilà un pastiche de superbe facture et le prétexte du biais cognitif donne à notre Philosophe une dimension que Molière n’aurait su lui adjoindre en son temps. Nous assistons à la fois à un divertissement bien daté et à une mise en abyme très contemporaine des travers de l’humain. Bravo.

  3. Du grand Molière!
    A propos de biais cognitif, je citerai ici une pensée de Sosthène de la Rochefoucauld (non pas du célèbre François de la Rochefoucauld et ses maximes, contemporain de Molière, alors que Sosthène est du 19 ème siècle, selon Wikipedia) lue ce matin dans un autre quotidien en ligne, concernant Trump: « un esprit borné ajoute à son peu de prévoyance un entêtement insurmontable ».

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