Une semaine aux Seychelles – 1

Première partie : Les frais de la princesse

Je me souviens d’un voyage aux Seychelles. C’était il y a vingt ans, vingt-cinq peut-être. Je dois préciser ce point, car il me permet d’espérer qu’il y a prescription.

—Les Seychelles ! Comme tu as de la chance, me disaient les gentils.

—Eh ben, on ne s’ennuie pas dans ton boulot, dis donc ! Et hop ! Un joli petit tour dans les iles aux frais de la princesse, me disaient les envieux.

—Ras le bol les voyages, me disais-je

Et d’abord, la princesse ! Quelle princesse ? Qu’est-ce que ça veut dire « aux frais de la princesse » ? C’est vrai ça, à la fin !

J’en ai fait des voyages professionnels dans mon dernier métier ! … Abidjan, Alger, Athènes, Barcelone, Caracas, Casablanca, Cayenne, Clermont-Ferrand, Djakarta, Dortmund, Douala, Edimbourg, Fort de France, Istanbul, Papeete, Rome, Ljubljana, Londres, Madrid, Manchester, Milan, Munich, Prague, Pointe à Pitre, Saint-Denis de la Réunion, Singapour, Tanger et leurs environs… Même en les prenant par ordre alphabétique, je suis sûr que j’en oublie. Et je ne compte pas les villes françaises ni les pays étrangers que j’avais parcourus dans le métier d’avant. Eh bien, à chaque fois, ou presque, le voyage aux frais de la princesse se résumait à prendre un avion très tôt le matin, à se faire bousculer de contrôle en salle d’attente, de salle d’attente en salle d’embarquement et de salle d’embarquement en passerelle avec le reste du troupeau, à lutter pour atteindre la place 28 B, celle qui est presque au fond, entre deux autres sièges, à ouvrir son dossier, attacher sa ceinture, refermer son dossier et détacher sa ceinture pour laisser passer son voisin, rattacher et détacher sa ceinture au gré du décollage, des turbulences, de la vessie du voisin et de l’atterrissage, piétiner dans l’allée de l’avion en attendant qu’on approche la passerelle, absorber le choc de la température extérieure, celui de la langue, de la foule, de la signalisation, de l’incompréhensible tarif du taxi, rouler une heure dans les embouteillages, parvenir enfin au lieu du rendez-vous, se présenter, noter les noms, accepter un café tiède, discuter, visiter, discuter encore, éventuellement déjeuner au restaurant d’entreprise d’un ragout de porc accompagné de riz et d’eau minérale parce que vous comprenez, Monsieur, dans l’usine, l’alcool est interdite, discuter à nouveau, commander un taxi, s’énerver dans les embouteillages, négocier une place dans le prochain avion, acheter un souvenir, se faire bousculer avec le reste du troupeau de salle en avion et d’avion en aérogare, retrouver sa voiture au milieu de milliers d’autres, s’apercevoir que ce soir, justement, l’autoroute du Nord est fermée pour travaux et qu’il faudra passer par les embouteillages de la Nationale, réprimer un long cri de douleur, rouler, et puis finalement se garer, monter chez soi et s’entendre dire « Tiens, tu es déjà rentré ?« .

Cependant, me direz-vous, pour certaines affaires ou pour certaines destinations, un aller-retour effréné dans la journée comme vous le décrivez, ce n’était pas possible. Il devait y avoir des cas où il fallait rester sur place un peu plus longtemps, deux jours, peut-être trois…

—…plusieurs jours de suite ! Dans une ville étrangère ! En notes de frais ! Et vas-y donc les Hilton et le champagne et le caviar, sans parler de tout ce qui va avec !

Ah, oui ? Vous croyez ? Et d’abord, le champagne, ça ne va pas du tout avec le caviar, c’est connu. Ensuite, reprenons plus haut, voulez-vous : … convenir de reprendre la discussion demain à 8 heures, commander un taxi, s’énerver dans les embouteillages, arriver à son hôtel en même temps que tous ses semblables, tenter de s’enregistrer derrière trois bulgares en goguette et si possible avant un groupe de trente-huit asiatiques agglutinés, découvrir que sa chambre donne sur le boulevard, ou sur les cuisines, ou sur les voies de chemin de fer, chercher à comprendre le système de réglage de la température, allumer la télévision, éteindre la télévision, mettre ses notes en ordre pour demain, ôter sa cravate, descendre au bar de l’hôtel pour une bière, en être chassé par le chahut d’une équipe de rugby de passage, se décider à aller diner malgré l’heure précoce, pas au restaurant de l’hôtel parce que c’est trop triste, hésiter sur le trottoir au milieu des invités d’un mariage qui entrent et sortent joyeusement par la porte tournante, se sentir un peu seul, se sentir étranger, choisir de prendre le trottoir à droite, dédaigner le self-service collé à l’hôtel, négliger le restaurant indien qui lui fait suite, longer la vitrine éteinte d’un marchand de meubles, être bousculé par le vent au prochain carrefour, faire demi-tour, entrer dans le self parce que vous ne supportez plus le curry, prendre un plateau de plastique jaune ébréché, prélever une salade mimosa, une tranche de jambon de pays en vous demandant duquel, une grappe de raisin et une bouteille d’eau minérale parce que ici, Monsieur, désolé mais nous ne servons pas d’alcool, rentrer à l’hôtel vers 20h05, et là, plaisir unique et solitaire de la journée, prendre un interminable bain chaud, accroché à un Whisky Perrier glacé aux frais de la princesse, en lisant une Série Noire de Jim Thomson, parce que c’est vrai, il y a aussi de bons moments pour les chevaliers de la note de frais.

Comprenez-moi bien : je ne me plains pas. Et même, pour être politiquement correct, j’ajouterai qu’il y a bien pire que le sort que je viens d’à peine caricaturer et qui de plus ne m’était pas propre. C’était aussi celui de centaines d’ingénieurs, commerciaux, avocats, consultants et de tous ces gens qui doivent voyager pour vivre, j’entends pour gagner leur vie. Non, je ne me plains pas ; mais qu’on ne vienne pas me dire sous le nez ce genre d’ânerie : « Eh ben, on ne s’ennuie pas dans ton boulot, dis donc ! Et hop ! Un joli petit tour dans les iles aux frais de la princesse ! »

Donc, je me souviens d’un voyage aux Seychelles… Mais je vous raconterai ça plus tard…Je sens que vous êtes fatigués.

A suivre…

3 réflexions sur « Une semaine aux Seychelles – 1 »

  1. Ah bon! Et moi qui croyais que les photos de Philippe dans le JDC étaient des témoignages de ses pérégrinations.

  2. Non, ça c’est l’image que les gens se font des voyages d’affaire et celle que voulait donner la TWA. Regardons où elle en est aujourd’hui !

  3. Place 28 B, c’est bien celle d’un rang devant d’où a été prise la photo? Ouais! Et comment qu’il était bien traité par la princesse le Philippe!

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