Archives par mot-clé : Tolstoï

Laisser flotter les rubans

temps de lecture : 1 minute et 30 secondes

Morceau choisi

La vie en Europe et mes rapports avec les hommes avancés et les savants européens m’affermirent de plus en plus dans cette croyance au perfectionnement en général qui avait été la mienne et que je retrouvais chez eux aussi. Cette croyance prit en moi la forme habituelle, celle qu’elle revêt chez la majorité des gens instruits de notre temps. Elle s’exprimait par le mot « progrès ». Il me semblait alors que ce mot signifiait quelque chose. Je ne comprenais pas encore que, tourmenté comme tout homme qui pense par cette question : Comment dois-je vivre pour vivre le mieux possible ? et y répondant : Vivre en accord avec le progrès, je répondais exactement comme un homme dont la barque est emportée par les vagues et qui à cette question essentielle et unique pour lui : « ou faut-il se diriger ? » répondrait indirectement : « les vagues me portent là-bas ».
Tolstoï – Ma confession (1880)

Mon père disait : « De temps en temps, il faut laisser flotter les rubans ». Comme Tolstoï sans doute, il voulait dire que parfois, il était bon de se laisser porter, de ne pas intervenir, que l’avenir, le progrès, la science, la chance feraient probablement bien les choses. Pourtant, comme tous ceux de sa génération, il avait connu deux guerres. Après tout, c’était peut-être ce qui l’avait rendu ainsi, optimiste.
Mais ça, c’était hier.
Nous qui n’avons connu que la paix, le progrès, la raison et le droit, nous n’avons aucune raison d’être optimistes.

 

Caïus est mortel

Morceau choisi

Ivan Ilitch se voyait mourir et était désespéré́. Au fond de son âme, il savait qu’il allait mourir, et, non seulement il ne pouvait se faire à cette idée, mais il ne comprenait pas et ne pouvait comprendre.

Il avait appris dans le traité de Logique de Kizeveter cet exemple de syllogisme : « Caïus est un homme ; tous les hommes sont mortels ; donc Caïus est mortel. » Ce raisonnement lui paraissait tout à fait juste quand il s’agissait de Caïus mais non quand il s’agissait de lui-même. Il était question de Caïus, ou de l’homme en général, et alors c’était naturel, mais lui, il n’était ni Caïus, ni l’homme en général, il était Continuer la lecture de Caïus est mortel

Vieillir

Vieillir…le vilain mot!

On dit qu’il ne faut pas craindre de vieillir, que c’est la meilleure façon de ne pas mourir jeune, qu’avec l’âge viennent la sérénité, la tolérance et toute cette sorte de choses…
Mais, vieillir, c’est quand même un mot terrible.
Et terriblement contrariant quand c’est à soi qu’il est appliqué.
« La plus grande surprise dans la vie d’un homme, c’est de vieillir ».
C’est Tolstoï qui a dit ça. Et moi, d’ajouter: »…et pour une surprise, c’est une surprise! »

En effet, avant l’âge de dix ans, la jeunesse apparait comme un état permanent, acquis une fois pour toutes, immuable. Il y a d’un côté les enfants, dont on fait partie, à côté des enfants il y a les jeunes, qu’on appelle les grands, et puis il y a les vieux. C’est clair, net, précis et définitif.
Si, à partir de dix ans, on admet et même si, souvent, on souhaite rallier un jour le camp des jeunes, la vieillesse est un état que l’on n’envisage absolument pas de rejoindre. C’est tout simplement hors de question ; « Old age is not an option », comme disait Peter Pan.
Vers quinze ans, on est comblé, on fait partie des grands. Bientôt les filles, le permis de conduire, les vacances sans les parents, les après-midi dans les cafés….
On commence vaguement à entrevoir que, dans de très nombreuses années,  si on ne fait pas attention, on pourrait se retrouver dans la peau d’un vieux. Mais une telle lucidité n’apparait que rarement. Elle a la brève clarté d’un éclair. Il suffit de secouer la tête pour dissiper cette pensée néfaste.
Vers vingt-cinq ans, on est un homme ; on ne peut se cacher les choses plus longtemps: il faudra se résoudre à atteindre un jour cinquante ans. Mais rien de grave! Les images de la publicité nous prouvent tous les jours qu’à cinquante ans, on est beau, on est propre, on boit du Nespresso, on barre un bateau, on part à Val d’Isère, on rit autour des piscines.
Cinquante ans! Il fallait bien en arriver là. Mais on se dit que rien n’est perdu, qu’on ne laissera pas venir les fameux symptômes dont Raymond Queneau avait dressé la liste : « …la ride véloce, la pesante graisse, le menton triplé, le muscle avachi… » Ah non, pas moi ! Il suffira de faire un peu d’exercice et de remplacer le beurre demi-sel par du St Hubert allégé.
Soixante ans passés. Pendant la décade qui vient de s’ouvrir, ils vont arriver les symptômes, inévitablement, dans le désordre,

-Par surprise bien sûr, mais ils arriveront,
-En éclaireurs sournois d’une  armée d’invasion.

Ils se feront d’abord passer pour la conséquence d’un effort un peu trop poussé, d’un geste maladroit ou d’une mauvaise posture. Ils se déguiseront ensuite en punition d’un excès de table. Mais ne vous y trompez pas, make no mistake comme avait l’habitude de dire Georges Bush, l’effort, la posture, la table n’y seront pour rien, ou presque.

Décidément, non! « Old age is not for sissies! » La vieillesse n’est pas faite pour les mauviettes! Ça, c’est Bette Davies qui l’a dit.

Vieillir est donc la plus grande surprise qui puisse arriver dans la vie d’un homme. Mais pourquoi est-ce une surprise ?
Mais parce qu’à l’intérieur, ce n’est pas du tout pareil !
Parce que, à l’intérieur, on a toujours, selon les circonstances, dix-sept, vingt-cinq, trente-cinq ans, ou bien pas d’âge du tout.
La preuve : quand on rêve, est-ce qu’on s’est jamais vu en vieillard ?

Non, en dedans, tout est comme avant.
viell