Le regard d’Orphée

Ce texte a été publié une première fois il y aura bientôt 7 ans, vous en souvenez-vous ? Pour moi, il est inoubliable. 

Dans un tunnel à peine éclairé, envahi de vapeurs, empli de cris lamentables et d’ombres vagabondes. Il avance, menton relevé, œil ferme.
« C’est comme ça, se dit-il, qu’il faut parcourir cette foule de créatures, se frayer une place, être un bloc, lourd de volonté, visible, bien aiguisé pour rompre les paquets informes qui se présentent de toute part. Ne trébucher sur aucun de ces reliefs improbables, ne bousculer aucun de ces démons grotesques, ne s’attarder du regard sur aucune de ces pauvres âmes errantes, il faut filer, et ne pas jeter un œil à Eurydice. D’ailleurs, comment prend-elle la chose ? Est-elle fière de l’action de son amant, ou trop occupée à craindre que je la regarde ? Je suis arrivé jusqu’ici, je ne briserai pas tout par une simple faiblesse. Bien que la tentation soit grande… On ne me l’a pas laissée voir depuis sa mort, même pas ici ; le dieu m’a dit : « tiens voilà Eurydice, va-t’en» et dans ma main tendue en arrière, on a mis sa main.
Mais a-t-elle gardé le teint rose, les yeux riants et la chevelure qui faisaient sa beauté avant la morsure du serpent ? Ou conserve-t-elle cette peau bleuie et le regard vitreux qu’elle avait quand on l’a enterrée ? Après tout je m’en moque, c’est bien d’elle dont je suis amoureux, non des courbes de son visage ou de la cambrure de ses reins.
Mais le son de sa voix ? Sera-t-il le même ? La voix n’est-elle pas le visage de l’âme ? Qui sait de quel sentiment indélébile une âme passée par la mort est marquée pour toujours ? Eh bien, Orphée, es-tu donc si attaché aux apparences, à retrouver intact un bien que tu serais venu chercher ? Il me semble que si, de retour au village, elle était triste à jamais, laide et pauvre d’esprit comme un de ces fantômes, là autour de nous, je la garderais avec moi et trouverais, quelque soit le peu de vie qui lui reste, suffisamment de souvenir de son charme, de sa gaieté et de son intelligence pour continuer à la chérir. Elle ne peut parler pour le moment mais la main que je tiens est assurément la sienne, bien que froide, lourde et molle comme un gibier qu’on porterait au côté. Allez, plus que quelques foulées, je vois déjà une lumière là-bas qui ressemble à celle du jour. Toutes ces pensées m’occupent l’esprit et je suis parvenu sans trop de peine à avancer dans ce couloir.
Soudain une voix : « Orphée, Orphée », sortie d’outre-tombe, derrière moi. C’est elle, Eurydice, pas de doute. Le timbre est voilé, le ton est triste, mais c’est elle. Ne nous retournons pas.
« Orphée, tu sembles l’ignorer, mais les morts entendent la pensée des vivants. J’ai perçu tous tes doutes, et tu avais raison, je ne souhaite plus revenir au monde des humains, je ne serai plus capable ni de t’aimer, ni d’apprécier ma délivrance. »
A peine achevée cette plainte monotone et ponctuée de soupirs, Orphée se retourne interloqué. Il baisse les yeux, regarde Eurydice. Elle n’a pas changé, pas bougé, semble parfaitement vivante, et lui rend son regard effrayé. Sa bouche est close, elle n’a pas dit un mot. Mais, derrière elle, la surplombant comme un marionnettiste, une silhouette grimace et ne peut retenir un rire.

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.orphée

 

11 réflexions sur « Le regard d’Orphée »

  1. Je me souviens bien de ce texte d’il y a presque 6,1/2 ans. Il m’avait beaucoup impressionné. C’était les début du JDC. Le jeune jeune rédacteur, Sébastien, a préféré par la suite se consacrer à la peinture et aux collages, quelques 300 créations parues dans le JDC depuis.

  2. Lire sur le même sujet: »Orpheus. Eurydike. Hermes » (Neue Gedichte / Nouvelles poésies – 1907), de Rainer Maria Rilke.
    Limpide, poignant, bouleversant, sidérant…
    En allemand si possible et si l’on entend la langue de Goethe et de Willy Brand.
    Sinon, il existe une belle traduc de Stéphane Hessel.

  3. La beauté de l’étreinte, éphémère, qui imprime l’âme de sentiments indélébiles…

  4. Les commentaires ci-dessous sont ceux que le texte avait provoqués lors de sa première édition. Il n’est pas interdit d’en rajouter.

  5. Texte tendu, haletant, rythmé, passionné…Le style est adapté à la noirceur de l’aventure: espoir de l’amant, roublardise des dieux…

  6. Bravo Seb! You managed to transmit the sinister atmosphere and the emotions of the young couple. Well done.

  7. Belle définition de l’amour inconditionnel . Et quelle description vivante de ces sombres lieux. Bravo Sebastien

  8. Le « Regard d’Orphee » m’a transportée , émue …j’avais la chair de poule !
    C’est sombre mais lumineux à la fois car on a toujours la lumière au bout du tunnel…
    Les sentiments d’Eurydice sont exprimés que par quelques mots, mais on ressent cet amour magnifique pour Orphée.

  9. J’imagine qu’écrire un texte sur une thème imposé n’est pas chose facile. Pour ce « Regard d’Orphée » j’attribuerai sans hésiter, si j’étais un professeur, la mention Très Bien. Je ne l’ai pas jugé comme un simple texte, mais plutôt comme un poême.

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