HHH, NYC, USA (8) – Bahram Bogatchi

8-Bahram

Malgré l’immensité du territoire, du point de vue du chiffre d’affaires, le Canada est un secteur de moindre importance pour HHH. Cela convient très bien à Bahram Bogatchi qui en est le Sales manager depuis six ans. Bahram ne travaille pas pour gagner sa vie. Il n’en a pas besoin. Il n’en aura jamais besoin. Quand Reza Chah Pahlavi a quitté précipitamment Téhéran en janvier 1979, la famille Bogatchi l’avait précédé dans la fuite deux mois auparavant. Cela lui avait permis de mettre à l’abri la presque totalité de sa fortune en Angleterre et aux USA. Pourtant, c’est à Vancouver, sur la côte Ouest du Canada, qu’elle avait décidé de s’installer parce qu’il y existait déjà une assez forte colonie iranienne. Mais, sur la route de l’exil, Bahram avait choisi de s’arrêter en Angleterre, plus précisément à Oxford. Il avait alors à peine vingt-deux ans. Officiellement, c’était pour y achever les études qu’il avait commencées à l’université de Téhéran. Mais c’était aussi pour préserver son secret en se maintenant éloigné de sa famille. Car Bahram est gay, tendance aussi mal tolérée dans son pays d’origine que dans sa famille. Il avait donc passé trois années heureuses à Oxford, loin des ayatollahs et de ses parents. Il y avait acquis le surnom de Batman, à cause de la consonance de son prénom avec celui de la célèbre chauve-souris et parce qu’il était toujours habillé en noir. A la fin de ses études, son père lui avait ordonné de rentrer dans le groupe familial à Vancouver, mais Bahram avait refusé, prétextant qu’il voulait d’abord faire ses preuves tout seul à New York. Sa première colère passée, son père avait finalement trouvé que la position de son fils était plutôt courageuse, et il lui avait donné sa bénédiction en même temps qu’une appréciable avance sur son héritage. Voilà pourquoi le Sales manager pour le Canada n’avait pas vraiment besoin de travailler.

Il était rentré chez HHH comme délégué commercial, autrement dit comme simple représentant, et il avait tranquillement parcouru le pays et grimpé tous les échelons de la hiérarchie jusqu’au poste qu’il occupait aujourd’hui. Durant tout ce temps, il était resté très discret sur ses préférences sexuelles.

Aujourd’hui, il habite sur Gramercy Park, il s’habille toujours en noir et, sans qu’on sache comment, son surnom de Batman l’a suivi jusqu’ici.

—… d’antibiotiques est restée stable sur l’ensemble du Canada.

—On s’en fout, Batman, du Canada. Du Canada et des antibiotiques, on s’en fout. Peuvent bien crever de la fièvre aphteuse, les Canadiens, on s’en tape.

<<…bon sang, ce que je me sens bien, je me suis jamais senti aussi bien…attends, je vais les faire marrer…>>

—Et si tu nous parlais un peu de l’Iran, c’est plus rigolo l’Iran ; il se passe toujours quelque chose en Iran, on pend, on lapide, on coupe, on tranche, c’est chouette l’Iran. Z’ont pas besoin de neuroleptiques, par hasard ?

—Harry, tu sais bien que ça fait vingt ans que les sociétés américaines n’ont plus le droit de travailler avec l’Iran. De plus…

—Ouais, mais toi, t’es pas vraiment américain, toi ! T’es toujours un frère pour eux, hein, Batman ?

Tout le monde regarde G.H. qui reste impassible, sans doute pour ne pas engager son autorité. Bob Martinoni en conclut que c’est encore à lui d’intervenir.

—Bat…, Bahram, s’il te plait ! Inutile d’engager la conversation avec Harry. Tu vois bien qu’il n’est pas dans son état normal. Harry…

—Pas dans mon état normal ! Pas dans mon état normal ! Qu’est-ce t’as dans les yeux, Bobbie ? Tu vois pas que j’ai jamais été aussi bien !

—Non, ce que je vois, c’est que tu te comportes comme un malade. Tu vas aller t’allonger sur le divan dans mon bureau en attendant que le Docteur Gruman arrive.

—Pas question ! D’abord parce que ce connard de Gruman est directeur de la Com. et qu’en conséquence ce crétin n’a pas vu un malade depuis quinze ans. Ensuite parce que je suis extra-super-hyper cool. Je peux être vachement utile dans cette réunion de ploucs.

<<…ouais ! …je tiens vraiment la forme XXL, moi ! …>>

—Alors, j’appelle la sécurité !

—Fais donc ça ! Si tes gorilles à manches courtes me touchent, je te fais un procès… Et à la société aussi… Et à tous ceux qui sont dans cette salle… Des millions de dollars…

—Écoute, sois raisonnable. Ça n’est plus supportable ; D’abord, tu as interrompu l’exposé de Miss Dickinson…

—Qui ça ? Ah, Mary ! La pimbêche qui nous endort avec ses statistiques alambiquées ! La snobinarde et son accent anglais, alors que tout le monde sait qu’elle est née dans le Bronx ! La grande bringue frigide ! Celle qui…

Mary s’est levée, blanche de colère. En se contrôlant avec peine, elle grince entre ses dents :

—Harry Weissberg, vous êtes un goujat insupportable et ridicule. J’exige que vous sortiez de cette salle.

—Du calme, bébé, ou je te montre ce que c’est qu’un homme.

Le grand Paulsen n’y tient plus. Il n’est pas très malin, Paulsen, mais c’est un preux chevalier. Il considère comme de son devoir de protéger la jeune femme du malotru qui l’agresse. Il se lève sans un mot et commence à contourner la table de conférence d’un pas décidé.

La suite après demain 19 octobre

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