Go West ! (118)

(…) Je veux vivre avec lui et je le lui ai dit.
Tout à l’heure, John et moi, nous allons rentrer à Washington et nous nous mettrons tout de suite à la recherche de ce studio. Je suis heureuse.
John ne voulait pas que je t’écrive, mais je l’ai fait quand même pendant qu’il était à la réception pour payer la chambre.
Ne m’en veux pas trop. Je ne t’ai jamais menti, je ne me suis jamais moquée de toi, je me suis juste trompée sur lui et sur moi.
P.

Pendant que je lisais, la femme de ménage a fini son travail et puis elle est sortie. Je reste seul dans la chambre et pour la première fois de notre séjour, je la contemple. Tout est redevenu propre et net. Tout est marron, diverses nuances de marron, mais tout est marron. Chocolat le plafond avec ses moulures encore plus foncées. Café au lait les lourdes tentures devant les fenêtres. Marron plus clair les murs parsemés de photographies encadrées — enfilade de la cinquième avenue sous la neige, embarras de fiacres sur Broadway, patineuses en chapeau d’astrakan et manchon en renard à Central Park. Marron sombre laqué les portes et marron rouge chamarré les tapis qui couvrent le sol. Marron aussi le chapiteau de l’immense armoire porté par deux colonnes doriques et sculpté en forme de scène de chasse, chien à l’arrêt devant un faisan à demi dissimulé par un buisson, les portes à miroir qui s’ouvraient d’elles-mêmes en grinçant quand on les déverrouillait, le lit, très large, très haut, qui craquait quand on s’asseyait dessus, avec sa tête en demi-lune et ses gros oreillers rêches cachés sous une cretonne maillée blanc cassé, le seul point clair de toute la pièce. Avec sa coiffeuse en marbre veiné et son grand miroir basculant entre les deux fenêtres, je découvre que notre chambre ressemble à celle de ma grand-mère, avenue Ledru-Rollin à Paris. Elle est d’une tristesse décourageante.
Patricia est partie. Elle n’ira pas s’inscrire à l’Institute of Fine Arts dans l’Upper East Side, elle n’ira pas boire des cafés et des bières avec de beaux étudiants footballeurs, elle n’ira pas vivre en colocation joyeuse avec Frances à Brooklyn. Bientôt résignée, elle mènera longtemps la triste vie cachée de maitresse d’un homme marié, jusqu’à ce que la femme légitime montre les dents, ou que l’homme marié se lasse de sa maitresse ou qu’elle rencontre un autre homme marié qui la séduira en lui promettant lui aussi de quitter sa femme.

Je replie la feuille pour la remettre dans l’enveloppe. Deux billets en tombent, quinze dollars. C’est Patricia qui veut me laisser de quoi subsister jusqu’à vendredi. Avec les huit que me doit JP, je vais pouvoir m’en sortir. D’ailleurs, je vais aller le retrouver tout de suite, JP. J’irai à pied, ça me fera l’économie d’un ticket de métro. Je prendrai la Cinquième et puis à travers le Park jusqu’à la 105th rue. Deux ou trois heures de marche au moins, mais je pourrai toujours m’allonger dans l’herbe de temps en temps. De toute façon, je n’ai rien d’autre à faire. Je range mes dernières affaires dans mon sac. Je vais à la porte, je l’ouvre et me retourne pour regarder la chambre une dernière fois. Quelque chose se serre dans ma gorge, mon souffle se bloque, ça fait mal et d’un coup, un sanglot, un seul, me libère. Je lâche mon sac et me jette sur le lit. Le nez dans la cretonne, je ne pleure pas, mais mon souffle est court. Je me retourne, les yeux au ciel. Je me force à respirer lentement, profondément, et tout se calme. Je ferme les yeux et une larme, une seule, coule le long de ma tempe. Ça va mieux.
— Excusez-moi, monsieur…
C’est la femme de ménage. Elle est devant la porte. Je me redresse brusquement.
— Je suis désolé, dis-je en m’essuyant les yeux. J’ai… la couverture… je suis désolé.
Je ne sais pas comment on dit froisser.
— T’en fais pas, fils. Je reviendrai plus tard.
J’ai défroissé la cretonne comme j’ai pu et je suis sorti.

De l’autre côté du hublot, le jour s’est levé. A ma montre, il est deux heures du matin. Mais c’est l’heure de New York ; où nous sommes, elle n’a pas de sens. D’ailleurs, où nous sommes, je n’en ai aucune idée… quelque part entre Gander et Le Bourget. Après le décollage de Terre-Neuve, on nous a informés qu’à cause des vents favorables, nous allions sauter l’étape de Shannon, mais on a oublié de nous dire à quelle heure nous allions nous poser à Paris. Je calcule : là-bas il doit être quelque chose comme 9 heures du matin. J’imagine : mon père est en train de monter dans la 404, il va prendre la rue Pascal, puis la rue Monge, traverser l’ile de la Cité pour rejoindre la porte de la Chapelle par le boulevard de Sébastopol et la rue de la Chapelle ; arrivé là, il prendra la Nationale 1 jusqu’à l’aéroport du Bourget ; il lui aura bien fallu une heure pour faire le trajet ; il ne connaît pas l’heure d’arrivée, mais par les parents de JP, il a su que c’était aujourd’hui, probablement entre la fin de matinée et le milieu de l’après-midi ; un peu anxieux, parce que ces avions, là…, et puis un si long vol…. un peu furieux, parce que plus de deux mois sans nouvelles, pas une lettre, pas un coup de fil, c’est inadmissible…  un peu heureux, parce ça fait un bout de temps qu’on l’attendait, quand même, il entre dans l’aérogare, cherche le guichet des Flying Tiger Lines ; il n’y en a pas, mais les lettres d’un tableau d’affichage qui viennent de basculer bruyamment lui confirment l’arrivée du vol FT 823 pour 14 heures 30 ; ça serait idiot de rentrer au bureau pour revenir tout à l’heure, il attendra ; au restaurant de l’aérogare, il choisit une table d’où il pourra voir le tableau d’affichage, il annonce qu’il déjeunera tout à l’heure, commande un café, allume un Mecarillo , se carre dans son fauteuil et regarde passer les rares voyageurs.

— Ici le commandant de bord…

L’image de mon père s’efface, JP s’agite un peu et se réveille. Malgré le rayon de soleil qui le frappe en pleine figure, Hervé continue de dormir, la tête renversée contre le hublot, la bouche grande ouverte.

 — … J’espère que vous avez passé une bonne nuit, continue le commandant. Il est 9 heures 45 à Paris, il fait beau et la température est de 71 degrés, idéale pour déjeuner en terrasse aux Champs Élysées comme je compte bien le faire tout à l’heure. Nous approchons actuellement des côtes d’Irlande et devrions nous poser à Paris à 11 heures 45. Salut les gars, et bon séjour dans la Ville Lumière.
J’ai pris mon sac de cabine sous mon siège et je me suis levé.
— Il faut que j’aille aux toilettes…
JP râle et se lève pour me laisser passer.
Enfermé dans la petite cabine, je sors le P. 38 et la boîte de balles de ma trousse de toilettes. Je glisse le revolver entre slip et blue-jean. C’est un peu gênant, mais ça va. En tirant bien ma chemise sur le devant, avec en plus ma veste par-dessus, ça ne devrait pas se voir. Mais, ma boîte de balles est trop grosse. Elle ne tiendra pas avec le P. 38.  Je la glisse dans une poche de pantalon ; elle est bien trop visible ; pareil pour la poche de veste. Et puis si la douane la trouve, elle cherchera forcément l’arme qui va avec. Trop risqué, il vaut mieux l’abandonner. Avec regret, je la laisse tomber dans la poubelle des toilettes. Reste le dictaphone de Marylin, mais pour lui, il ne devrait pas y avoir de problème, c’est un objet courant, anonyme et je ne vois pas un douanier demander à écouter la bande magnétique ; d’ailleurs, le ferait-il qu’il n’y comprendrait probablement rien.
Quand je sors des toilettes, JP est à la porte. Il râle :
— T’en a mis un temps ! Qu’est-ce que t’as fichu ?
— Rien…
En même temps, je tire sur ma ceinture pour qu’il puisse voir le revolver plaqué contre mon bas-ventre. Ça le fait rigoler.
— Ben alors bonne chance, mon vieux ! Moi, je ne te connais pas !

A SUIVRE 

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