LA NUIT DES ROGGENFELDER (Extrait)

Le diner s’était prolongé fort tard dans la nuit. D’abondantes volutes de fumées bleues et grises flottaient sous les poutres du plafond de l’auberge en enveloppant la roue de charrette qui, avec ses pauvres ampoules électriques, faisait office de lustre au-dessus de nos têtes. Depuis quelques instants, sans doute sous l’effet des mets et des vins que nous avions absorbés en quantité, nous étions tombés dans un silence méditatif qui contrastait avec la gaité et la vivacité des conversations que nous avions échangées jusque-là.

Franz Bauer, Bertram Fitzwarren et moi nous étions rencontrés pour la première fois quelques heures auparavant dans les bureaux de la Compagnie Maritime des Indes Orientales dont le Princesse des Mers devait appareiller dans la nuit pour Sidney via Singapour et Macassar.

Pour des raisons et des destinations différentes, chacun d’entre nous avait retenu une cabine sur le Princesse des Mers et nous avions lié connaissance en accomplissant les formalités d’embarquement. Compte tenu de la marée, le cargo ne pourrait quitter le port avant trois ou quatre heures du matin, et comme il n’était pas encore huit heures, nous avions largement le temps de faire plus ample connaissance. C’est ce que nous fîmes en dinant à l’Auberge des Hollandais.

Nous avons parlé de tout, de nos métiers, de nos aventures, de nos projets, de nos femmes, souvent, de nos enfants, parfois, des religions, de la vie et de la mort. Mais ce qui nous permit le mieux de nous connaitre les uns les autres, c’est lorsque Fitzwarren, à moins que ce n’ait été Bauer, proposa que chacun raconte une première fois.

« Une première fois ? avais-je demandé.

— Oui, avait dit Bauer à moins que ce n’ait été Fitzwarren, une première fois : la première fois que vous avez vu la mer, la première fois que vous avez embrassé une fille, que vous vous êtes battu, que vous avez fait l’amour… la première fois, une première fois… »

Et c’est Bauer, ça j’en suis certain, qui, le premier, avait raconté une première fois.  Voici ce qu’il nous avait confié :

La nuit des Roggenfelder

 « Je devais avoir quinze ans quand je suis parti pour la première fois seul en vacances. Au printemps, j’avais présenté quelques symptômes alarmants et notre médecin y avait décelé les signes d’une primo-infection. Elle était, Dieu merci, sans gravité, mais il avait recommandé à mes parents de m’envoyer à la montagne pour un mois ou deux dès le prochain été.

C’est ainsi qu’en ce début de juillet 1913, je partais pour Sankt-Johann, petit bourg de moyenne montagne au creux du massif du Tegerberg. Pourquoi Sankt-Johann ? Il se trouve que c’était le lointain berceau de ma famille du côté de ma mère et que, sans y avoir de grand-oncle, de tante ou d’arrière-grand-mère qui y vive encore, il me restait là-haut quelques cousins et cousines éloignés.

C’est un de ces cousins, Anton, qui vint me chercher à la gare de Prinz. Nous ne nous étions jamais rencontrés mais il n’eut pas de mal à me reconnaitre : parmi les voyageurs qui descendaient sur le quai, j’étais seul à pouvoir répondre à la description que lui avait donnée sa mère : « Il a ton âge. Il doit être un peu plus grand que toi et je crois qu’il est plutôt blond. Pour le reste, tu le reconnaitras à ses vêtements et à ses bagages : il vient de la ville. »

C’est au moment où (…)

*

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Les trois premières fois et autres nouvelles optimistes
Un soir dans un port, trois hommes attendent le départ de leur bateau. Pour passer le temps, ils racontent chacun une « première fois ». Un autre jour, un autre homme explique comment il faut se tenir dans la rue quand on porte un bouquet de fleurs. Un autre soir, un incident à la frontière syrienne va-t-il transformer en drame un beau week-end de tourisme. En fin d’après-midi, un homme écrit à côté de son chien qui dort. Un beau matin, un groupe d’enfants qui se rend au jardin du Luxembourg passe devant la terrasse d’un café ; des clients attablés les regardent passer ; leurs points de vue diffèrent. La peur de l’avion, ça se soigne.
Quatorze nouvelles, drôles ou émouvantes, quatorze textes ironiques ou sensibles, quatorze façons, réalistes ou poétiques, d’être optimiste.

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