Salle 1101

Ce matin, vous êtes dans la salle 1101 au 11ème étage de la tour HHH, à l’angle de Madison et de la 57ème, au cœur de Manhattan. Par faveur spéciale, vous assistez à la réunion bimensuelle des directeurs commerciaux de Hampton-Hartford-Huge Pharmaceutics, connus mondialement sous leur acronyme HHH. Autrement dit vous êtes au cœur des Big H’s, comme on dit à Wall Street. Comme d’habitude, la réunion est présidée par Bob Martinoni, Vice-Président Sales and Marketing, mais comme cela lui arrive de temps en temps, le grand patron, Geronimo H.Huge, GH,  assiste silencieusement à la réunion. Alors que Mary Dickinson a commencé à présenter les derniers résultats de la région dont elle est responsable, Europe-Afrique, Harry Weissberg, directeur pour la région West USA, arrive en retard. S’il a l’air un peu bizarre, c’est peut-être parce qu’il est sous médicaments.

(…)
Harry fait un pas dans la salle. Il n’a pas vu G.H., à moitié caché par le battant de la porte.

— Salut, les filles ! Oh ! Pardon, Mary ! Je recommence : Bonjour, Messieurs !

Dick Hullby s’agite sur son siège.

il y va un peu fort, Harry ; si c’est ça l’humour juif, ça manque un peu de classe ; je suis pas sûr que G.H. apprécie

— Excusez le retard… problème d’ascenseur…désolé…

Il ouvre un peu plus la porte de la salle qui vient heurter les pieds de Geronimo.

 merde, pas de chance, le grand Manitou est là !

Harry s’incline avec une cérémonie légèrement moqueuse devant le Président de la Compagnie et, d’une démarche un peu raide, il va s’asseoir à coté de Dunbar.
Martinoni reprend la parole :

— Salut, Harry. Je vois que tu es encore à l’heure de la côte ouest. Tes vacances ont été bonnes ?

bon sang, ce type manque les deux dernières réunions et il arrive en retard à la troisième ! …se fout du monde !

— Extra cool ! Super ! Je t’en souhaite beaucoup des comme ça, Bob, répond Harry d’un ton joyeux.

Harry a peut-être fait une entrée hésitante, mais maintenant il se sent drôlement bien. La qualité de sa réplique à son patron direct l’a rendu confiant, presque euphorique.

mais c’est que je suis en grande forme, moi ! … il avait raison, le gars du drugstore, elles sont super ces pilules !

Martinoni n’est pas très sûr de l’intention mise par Harry dans sa réponse. Insolence, désinvolture, ou simple bonne humeur ? Il préfère ne pas relever.

— Maintenant que Monsieur Weissberg est bien installé, Mary, si tu veux bien reprendre…

— C’est ça, Mary, si tu veux bien reprendre…, dit Harry avec une extrême politesse.

 y a pas de doute, il se fiche de moi…quand même, il est drôlement bizarre, ce matin.

Bob fait comme s’il n’avait pas entendu. Il insiste :

— Mary, je crois que tu nous parlais de l’Afrique…

— Effectivement. Je disais que notre récente implantation sur ce continent ne permet pas de prévisions fiables. La prolongation de la tendance constatée sur les douze …

je m’emmerde…qu’est-ce que je m’emmerde !

— …virgule trois pour cent serait une imprudence, compte tenu de la faiblesse de l’assiette. Par contre…

— Mary ! Hé, Mary ! Tu vois pas que t’emmerdes tout le monde ?

Harry a parlé d’une voix douce sur un ton gentiment interrogatif et légèrement ironique. Mary s’est interrompue, décontenancée. Elle regarde Harry, puis Bob, puis Harry à nouveau. La question a figé toute l’assistance. Pendant quelques interminables secondes, on n’entend plus dans la salle 1101 que le soufflement discret de l’air conditionné.

La langue pratiquée de manière courante lors des réunions des Sales managers n’est pas particulièrement châtiée. Sans que cela soit fréquent, il arrive pourtant que des jurons ou des grossièretés soit prononcés. De même, il peut se produire qu’à l’occasion de désaccords professionnels ou d’inimitiés personnelles, une certaine agressivité perce dans les échanges. Mais, jusqu’à présent, les agressions verbales avaient toujours été habillées d’un excès de politesse d’autant plus appuyée que l’agression était plus forte. Jamais encore, on n’avait assisté à une telle attaque, aussi directe, aussi crue, aussi sarcastique.

Bob Paulsen s’est renversé sur son fauteuil. Il regarde le plafond avec attention.

c’est vrai qu’elle nous casse les pieds avec ses degrés de fiabilité, ses fourchettes d’incertitude et ses écarts-type

 (…)

Ceci était un extrait de HHH, NYC, USA, une nouvelle présentée dans le recueil intitulé « Histoire de Noël et autres contes cruels », que vous pouvez acheter sur Amazon.fr en cliquant sur l’image ci-dessous.

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