Gisèle ! (12)

(…) Le connard, je l’ai vu dans le rétro, y s’est mis à chasser dans tous les sens que c’en était marrant. Il a dû finir dans le décor, le mec… »
Robert se tait quelques instants. Il semble réfléchir, puis il ajoute en secouant la tête : « Y a quand même de sacrés brêles sur la route ! Vous trouvez pas ? »

…Robert est sympa, Robert est un chic type, Robert va m’emmener à Turin…Robert est sympa, Robert est un chic type…non ! Robert est un gros con, il a failli me faire tuer, Robert est un gros con, Gustave est un gros con, tous les routiers sont des gros cons, des tarés, des salopards…

« Vous trouvez pas ? répète le gros con.
— Si, bien sûr… les gens conduisent n’importe comment, les Mercedes surtout, répond docilement Bernard.
— Ah ! Vous voyez bien ! conclut Robert, satisfait »
Le silence s’établit dans la cabine. Quelques instants plus tard le camion franchit la barrière de péage et pénètre dans le tunnel. Aussitôt, la neige disparait et, après quelques grognements, les essuie-glaces s’immobilisent en bas du pare-brise.
Robert détend un peu sa ceinture de sécurité, se soulève de son fauteuil en se trémoussant, puis il se laisse retomber sur le siège, soupire un grand coup et allume une cigarette.
« Ouf ! On y est… Maintenant c’est tout bon, on est pépères… Quatorze kilomètres de tunnel… route sèche, bien éclairée, bien à l’abri, presque au chaud ! Et après, ça descend tout du long jusqu’à Turin… du gâteau ! Dites, j’y pense… C’est comment, votre nom ? Charly me l’a pas dit…
— Charly ? Je ne … Ah, oui, Gus… Charly, oui bien sûr… Charly…
— Alors, c’est comment, votre nom ? Moi, c’est Robert.
— Je m’appelle Gustave…, je veux dire Bernard… Bernard Ratinet.
— Et vous faites quoi dans la vie ?
— Moi ? Je suis délégué commercial chez Sauti-Casagrande. Et vous… Robert ? »
Bernard a dit ça sans réfléchir, machinalement, pour être poli.
« Moi, je suis chirurgien du cerveau à l’hôpital de Grenoble, lui répond Robert sur un ton neutre. Mais là, je suis en vacances… Vous êtes con ou quoi ? Routier, je suis routier ! Ça se voit pas, non ?
— Excusez-moi, c’est idiot. Je pensais à autre chose. Vous êtes routier, ça se voit !
Bernard a dit ça d’un ton presque narquois, pour s’amuser un peu, persuadé que Robert ne percevrait pas l’ironie. Mais voilà Robert qui le regarde en coin, soupçonneux :
« Qu’est-ce que vous voulez dire : ça se voit ?
— Rien ! Ça se voit… l’anorak, le camion… surtout le camion bien sûr.
— Ouais, bon. Et ça paie bien, commercial chez Sauti-machintruc ?
— Pas mal… ça va… disons que ça va.
­— Bon, tant mieux. Mais dites, Bernard vous avez assez de cash sur vous ? Parce que, je vous préviens, je prends pas la carte bleue, moi !

…du cash pour quoi faire ?…

« Du cash ? Pour quoi faire ? demande Bernard, inquiet.
— Ben pour mes deux cents euros, cette blague !
— Vos deux cents euros ? Quels de-deux cents euros ? Je n’ai pas deux cents euros, moi ! Et d-d’abord, pourquoi deux cents euros ?
— Charly m’a dit que vous étiez prêt à payer deux cents euros pour qu’on vous emmène jusqu’à Turin. Alors, moi, je vous emmène à Turin et c’est deux cents euros. C’est pas compliqué, non ?
— Mais qu’est-ce que… mais je n’ai pas de-de-demandé… mais enfin jamais il n’a… ah ! mais ça ne va p-pas ça ! P-pas du tout ! Et moi qui-qui et moi qui croyais que vous… De-De-Deux cents euros, mais c’est…
— Dites, les deux cents balles, vous les avez ou vous les avez pas ? Parce que si vous les avez pas…
— Éc-éc-écoutez, monsieur Robert… Votre ami G-Gust… je veux dire, Charly vous a fait une bl-blague ! »
Bernard bredouille, bafouille, bégaye. Il est à la fois déçu, furieux et paniqué ; déçu de découvrir la vraie raison de Robert de l’accepter à bord, furieux contre Gustave de l’avoir mis dans cette situation et paniqué à l’idée de se trouver bloqué en pleine nuit dans un tunnel désert avec un routier qui a déjà essayé de le tuer et à qui maintenant il doit de l’argent.
« Vous pensez bien que jamais je ne lui aurais dit que-que je paierai une somme p-pareille pour aller à T-Turin, poursuit Bernard d’un ton qu’il voudrait convainquant mais qui s’avère plutôt geignard. Et puis d’ab-d’abord, je n’ai pas deux cents euros sur moi…
— Vous avez combien ?
— Je ne sais pas…vingt, tr-trente euros… Je paie tout par carte, vous comprenez, à cause des… ju- justificatifs, p-pour les notes de frais, vous c-comprenez…
— Tout ce que je comprends, l’interrompt Robert en commençant à freiner, c’est que tu veux pas me payer ce que Charly avait dit ! vingt, tren-trente euros ! Mais tu veux rigoler, Be-Bernard. Tu vas y aller à pied, à Tu-Turin, mon petit gars ! »
Robert a engagé le semi-remorque sur une aire de stationnement d’urgence et le camion a pilé dans de grands chuintements pneumatiques. Bernard n’est plus déçu ni furieux. Il est terrifié.
— Écoute moi bien, Toto ! dit Robert calmement en regardant Bernard dans les yeux. Ou bien tu me donnes mon fric, ou bien tu me files ta valise et tu vires de mon camion. C’est clair pour toi ?
— Mais vous n’avez p-pas le droit… En plein milieu du tu-tunnel, comme ça, dans le froid…
— Te plains pas, Toto ! Au moins, ici, y a pas de neige. Je pourrais te laisser du côté italien, tu sais, dehors, en pleine cambrousse. Doit pas y faire chaud en ce moment ! Alors, tu choisis ? On n’a pas des plombes…
— Mais je ne veux pas vous donner ma valise. Vous n’allez pas me la prendre d-de force, quand même ?
— On parie ?
— Et puis, je refuse de descendre ! C’est q-quand même pas croyable, ça, à la fin !
— Tu refuses ! Sans blague ? »

A SUIVRE

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