Profondeur de champ (Couleur café n°19)

Couleur café n°19
Le Pavillon de la Fontaine.
Jardin du Luxembourg

C’est la première fois que je viens ici. Pourtant, je suis passé mille fois devant ce petit pavillon proche du Sénat et de la fontaine Médicis qui lui a valu son nom. De style second empire, peint en un vert foncé élégant, ses panneaux vitrés étroits encadrés de fins montants en bois lui donnent l’aspect fragile d’une grande serre ou d’une petite caserne pour gardiens de square. Abritée sous les grands marronniers, sa terrasse est dans l’ombre, parsemée de tâches de lumière tremblante. Une soixantaine de tables métalliques vert d’eau y sont posées sur le gravier. Quelques touristes y achèvent leur brunch et quelques parisiens viennent y prendre un café. Je viens y chercher un sujet.

Le temps est beau. Un vent du Nord -Est a dégagé le ciel mais il a rafraichi la température. De temps en temps, il soulève une petite tornade de sable et de feuilles mortes. C’est le début de l’automne et le soleil passe difficilement à travers les feuilles qui s’obstinent encore en nombre à jaunir sur leur arbre. Il fait presque froid.

C’est la première fois que je viens ici et je me demande pourquoi. J’aime bien les cafés et j’en ai une grande habitude, mais, aux terrasses extérieures, je préfère souvent l’intérieur des salles, surtout quand les tables sont en bois brun, le sol en petits carreaux multicolores et les murs couverts d’affiches pour des expositions de peinture passées depuis cinq ans. J’aime aussi le brouhaha des conversations qui roulent, des ustensiles qui tintent et de la machine qui souffle et qui crache. Tout cela me pousse à écrire sur ce que je vois ou sur ce qu’un enchaînement bizarre de pensées vient de me rappeler. Quand je manque vraiment d’inspiration, je tente de reprendre un texte en panne.

Mais ici, la fraîcheur, le léger vent, le souffle du passage d’un pigeon effronté juste au-dessus de ma tête, la sonorité grêle d’une chaise métallique que l’on traine sur le gravier, le vol stationnaire d’une dernière guêpe au-dessus de mon verre me donne un sentiment d’inconfort, presque d’insécurité, peu propice à l’écriture.

C’est fichu pour cet après-midi, je n’écrirai plus.

Il y a bien ce livre dont je me suis promis de finir la lecture aujourd’hui. Je retrouve ma page grâce au post-it que j’y avais glissé. Je me renverse dans mon siège.

« Ce n’est que le dimanche suivant que François rappela Chantal. Pourtant Rajchman lui avait bien dit de le faire au plus tôt s’il voulait qu’elle l’aide à trouver un travail à Isabelle. Mais, comme d’habitude, Jean-Pierre avait surgi de nulle part, et …« 

Il y a trop longtemps que j’ai interrompu la lecture de « Par-delà les collines« , et j’y suis perdu. Tous ces noms se ressemblent et je ne sais plus qui est qui. Je referme le livre sans même y recoller le petit carré jaune.

Je relève les yeux et ce qui me frappe tout de suite, c’est la profondeur de champ. Dans les cafés comme je les affectionne, l’horizon est limité, rassurant : quelques mètres, quelques tables et le regard bute sur un miroir, un tarif ou un panneau qui indique les toilettes. Et même quand je me tourne vers la vitrine, je vois la rue, les passants et les autobus comme s’ils appartenaient à un autre monde. Je suis comme le poisson rouge qui regarde à travers la paroi de son bocal le monde de la cuisine, inaccessible, incompréhensible. Ici, au Pavillon de la Fontaine, la salle se confond avec la terrasse et la terrasse avec le jardin. Vu de mon fauteuil, l’établissement couvre un hectare et, dans cette lumière que l’on croirait d’hiver tant elle est coupante, tout est net, propre et clair.

Devant moi, à l’ombre, au premier plan, il y a les dossiers des fauteuils verts sur lesquels on peut lire Pavillon De La Fontaine ; sur deux d’entre eux sont appuyés deux consommateurs ; la femme porte une robe imprimée aux dessins violets sur fond blanc ; elle passe la main dans ses cheveux en se tournant vers son compagnon ; il semble l’écouter attentivement. Un peu plus loin, à la limite des arbres, un serveur porte son plateau de la main gauche ; il se penche vers une table et ramasse le prix de la consommation qu’il a servie tout à l’heure.

Sa silhouette se découpe sur un espace très lumineux ; limité au plus près par la ligne des derniers marronniers et au plus loin par la balustrade dont l’arc de cercle domine la partie en contre-bas du jardin, il est à demi plein d’un désordre de fauteuils et de chaises dont aucune n’est vide ; leurs occupants sont tournés vers le soleil, les yeux mi-clos ; parfois, quelques orangers plantés dans de gros cubes en bois leur font de l’ombre.

Ces petits arbres, comme posés sur un socle, sont là aussi pour marquer la fin de la grande allée centrale du jardin ; les promeneurs et les passants pressés y processionnent sans cesse.

Au-delà de cette étendue de clarté s’étend une bande sombre ; elle est rayée verticalement de gris par les troncs des arbres et surmontée d’un fouillis vert parsemé de jaune et de brun ; des gens passent entre les troncs gris, parfois tirés par de petits chiens.

Enfin, tout au fond, il y a les grilles que l’on devine à peine et qui limitent l’univers de mon café d’aujourd’hui, comme les parois lointaines du bocal de la cuisine.

Plus près, les fines colonnes de fonte du kiosque se distinguent à peine des troncs des jeunes arbres ; le toit qu’elles supportent est noyé dans le feuillage.

Plus près encore, sur ma gauche, quelques tables du Pavillon sont au soleil et des parasols y ont été ouverts ; les clients y sont plus nombreux ; un jeune barbu, seul, contemple son ordinateur. Sur ma table, le ticket de caisse me dit que le quart Perrier coute cinq euros cinquante.

PAVILLON DE LA FONTAINE

Une réflexion sur « Profondeur de champ (Couleur café n°19) »

  1. La lecture de ce matin m’a donné l’envie d’aller voir de plus près ce pavillon que je voyais de loin jusqu’ici sans y prêter une grand attention. Après un prochain déjeuner à l’Empire Céleste par exemple.

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