La planche et les deux canards

temps de lecture : 4 minutes à 22 degrés

Bonjour !

Il est 8h49 et, ce matin, mon bureau, c’est la Fontaine Médicis du Jardin du Luxembourg. C’est assez rare que je vienne m’installer en cet endroit, souvent humide et froid. Mais en cette matinée du 14 juin, à cette heure, la température est idéale pour écrire une fable. Vous allez voir.

J’aime bien cette eau en pente qui semble glisser vers Polyphème surprenant Galatée dans les bras d’Acis. Ce matin, l’eau de la fontaine est noire, un effet de l’éclairage sans doute, et mis à part les imperceptibles ondes concentriques qui entourent trois canards endormis, elle est sans ride. Et la fable ? J’y viens.

Contrairement aux canards de Sologne dont on sait qu’ils s’envolent à l’aube par-dessus les ajoncs dans le soleil levant, le canard parisien n’est pas matinal. Ils sont trois à flotter comme des épaves, comme ça, le bec sous l’aile. Ils dorment. Hésitante, une planche remonte lentement à la surface. D’où vient-elle ? Que faisait-elle au fond ? Pourquoi a-t-elle décidé de remonter prendre l’air à cet endroit, à ce moment ? Je ne trouve aucune réponse scientifique ou même seulement rationnelle à ces questions. Je renonce à m’expliquer le phénomène. Mais le canard qui dormait là où le mystérieux sous-marin vient de faire surface a ouvert un œil. Ça l’intéresse, lui, cette île flottante. Il en a marre de faire le bouchon sur cette eau glauque. Marre, la flottaison ! Ras le bol, l’humidité ! Il aimerait bien dormir un peu les fesses au sec. Alors, maladroitement, le voilà qui se met à se dandiner dans l’eau pour se glisser sur l’épave providentielle. Après plusieurs échecs — l’extrémité du radeau qui supporte le poids de l’oiseau a tendance à s’enfoncer, le rejetant ainsi dans l’onde obscure — il finit par y parvenir et s’installer confortablement en se trémoussant du croupion. Après cette interminable et ridicule agitation, il se pose dignement sur ses pattes repliées, tel un bronze de Rosa Bonheur sur un manteau de cheminée.  Mais, comme l’aurait tout aussi bien dit Archimède, « le poids du canard étant supérieur à celui du volume d’eau déplacé par la planche », cette dernière s’enfonce de quelques centimètres pour parvenir, en principe, à un nouvel équilibre. Cet équilibre est instable, certes, et le bas de l’oiseau est toujours mouillé — quoique moins — mais il semble soupirer d’aise, l’oiseau, tant cette situation de yachtman — faute de vagues, je dis yachtman, sinon j’aurais dit surfeur — lui paraît préférable à celle de simple baigneur. Cette histoire palpitante aurait pu s’achever sur ce tableau reposant d’un canard satisfait. Mais un autre canard allait la rendre plus palpitante encore, la transformant même en fable avec morale et tout. Je vais vous dire comment.

Jaloux de la position avantageuse que s’était arrogée son confrère, cet autre canard, que nous appellerons Knut, voudrait la partager. Il approche le frêle esquif et, sans même demander permission de monter à bord, il entreprend de s’y hisser. Il se trémousse et se dandine comme il l’a vu faire au premier canard, dont le nom complet est Jean-Gérald, mais que nous appellerons JanGé, comme tout le monde ici, parce que Jean-Gérald, quand même… Quand Knut a réussi à hisser la moitié de son fuselage — après tout c’est un oiseau — sur la planche, celle-ci, fidèle à Archimède, s’enfonce sous le poids du nouvel arrivant vers un nouvel équilibre. Mais ce faisant, sans aller jusqu’à chavirer, elle se met à osciller autour de ses deux axes de symétrie, le transversal et le longitudinal. A présent, inclinée et mouillée comme elle l’est, elle ressemble moins à une planche de salut qu’à une planche savonneuse. Et voilà Knut et Jangé, à présent dans l’eau tous les deux, qui s’efforcent de remonter sur l’épave. Les condition de l’expérience, y compris celles de température et de pression, étant les mêmes que précédemment, le résultat est inévitablement le même : Knut et Jangé, à tour de rôle, montent puis glissent.
Vous connaissez les canards ! Ils ne disent jamais un mot et ils ne vous regardent jamais en face ! Et c’est bien ce que fait Knut vis-à-vis de Jangé et que Jangé fait vis-à-vis de Knut. Mais puisque vous connaissez les canards, vous savez aussi que la race est susceptible et peu persévérante. Au bout de quatre minutes du manège précédemment décrit, Knut et Jangé, vexés comme deux canards boiteux, s’éloignent l’un de l’autre, sans un regard, sans un couac. De son côté, la planche s’éloigne en ballottant sur l’onde et en marmonnant  « Quand il y a de la place pour un, y a de la place pour un ! »

Moralité : un canard avec un prénom, c’est déjà très con. Mais deux !

3 réflexions sur « La planche et les deux canards »

  1. Merci pour broder ce petit récit avec tant de charme sur deux de trois canards de si bon matin . Deux fois par semaine je me promène dans ce délicat jardin, vers 10 heures , juste avant mon rendez vous chez le kine, et m’arrête vers la femme à la pomme ; a cette heure ci il y a de « touristes » qui enrobent la fontaine, alors a la rentrée je me promets d’aller faire un petit bonjour a Knut et Jeange.

  2. Pourtant, et je parle d’expérience, le Luxembourg est généralement bien entretenu. J’en viens donc à soupçonner le Sénat d’avoir sous-traité l’entretien de la fontaine Medicis à la Ville de Paris. Pour en avoir le soupçon, il suffit de comparer l’état du Luxembourg avec celui du square dans lequel François Mitterrand venait incognito s’entraîner de nuit au saut d’obstacles. Aujourd’hui, il ne voudrait plus y mettre les pieds.

  3. D’abord une constatation attristée: les sénateurs occupés à tous leurs rapports parlementaires en oublient de faire entretenir la mare aux canards du si prisé Luco…
    Sinon savoureux le principe d’Archimede illustré par
    deux palmipèdes embourgeoisés du 6 eme arrondissement
    C’est sans nul doute un essai pour la MITRO 2, quand «  nom de Dieu » nous aurons consenti à donner des étoiles au grand fourre tout numérique…
    Très drôle cette fable .

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