La Tour Eiffel qui penche ! (4/5)

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(…)
— Bon ! La tour penche ! Et alors ? s’énerva-t-il. Elle n’est pas la seule, que je sache ! Et Pise ! Vous avez pensé à Pise ? Elle ne penche pas, peut-être, la tour, à Pise ? Bien sûr qu’elle penche, la tour ! Et depuis des siècles, Monsieur ! Huit cents ans et des poussières qu’elle penche ! Et pas qu’un peu ! De presque 5 degrés, je me suis renseigné. Et est-ce qu’elle est tombée, la tour de Pise ? Non, Monsieur ! Pas une seule fois ! Alors, ne venez pas m’emmerder pour deux petits degrés ‘’environ’’! Et puis vous m’agacez, tiens !Jje vous retire mon invitation à déjeuner ! Zut à la fin ! »

4 La solution de Verdurin

Ladislas Verdurin avait eu le tort d’entourer le mot ‘’environ’’ de ce petit geste si ordinaire qui, pour matérialiser les guillemets qu’il avait mis dans son intonation, avait consisté à lever les deux mains à hauteur des épaules en dressant l’index et le majeur de chaque main de manière à former deux sortes de V, puis à plier ces quatre doigts à deux reprises.

C’est sans doute ce stupide petit geste qui fit passer Ratinet de la colère à la fureur. Se  levant brusquement de sa chaise de visiteur, il s’appuya des deux mains sur le bureau directorial et, se penchant brusquement en avant, il glapit à la face d’un Verdurin médusé :

« Non mais dites-donc, espèce de Président à la gomme, vous vous rendez-compte de ce que vous dites ? La Tour Eiffel ne tombera pas parce qu’elle penche moins que la Tour de Pise ! C’est totalement idiot ! Et puis, aujourd’hui c’est deux degrés, mais demain, combien ? Trois, douze, quarante-cinq ? Qu’est-ce que vous en savez ? A partir de combien de degrés vous allez faire évacuer les touristes ? A moins que vous n’attendiez qu’elle ne se redresse toute seule, la tour ? On ne sait jamais, après tout… un bon coup de vent, et hop, problème résolu !

Sous la violence de l’assaut, Verdurin était retombé dans son fauteuil.
«  Mais, monsieur, protestait-il, je ne peux pas fermer la Tour comme ça, pour un oui ,  pour un non ! J’ai des obligations, moi monsieur, des obligations envers les touristes qui viennent de tous les horizons pour monter sur la Grande Dame de Paris. Imaginez leur déception s’ils en étaient indument privés. Déjà qu’ils ne peuvent plus entrer dans l’autre, Notre-Dame de Paris. Et puis j’ai des actionnaires aussi, et pas des plus faciles. Notamment, la Mairie de Paris, avec la patronne qui est en cure à Guéret dans la Creuse, mais c’est confidentiel. Non, je vous assure, nous avons la bonne solution… Bon allez, je me suis un peu énervé tout à l’heure, mais il faut me comprendre, aussi. Je suis certain que nous pourrions nous entendre… une certaine discrétion de votre part… vous gardez vos photos au coffre … pour quelques semaines seulement… allez disons trois… trois semaines, ce n’est pas beaucoup vous demander, …trois semaines, et vous avez l’exclusivité des photos du monument… C’est beau, non ? Et en plus, je vous réinvite au Jules Verne…nous allons pouvoir en parler tout à notre aise…

— Pas question ! Et comme disaient mes aïeux : ‘’Plutôt crever, oui ! ‘’. Monsieur le Président, écoutez-moi bien : la seule idée de prendre contact avec la Presse me déplait à un point que vous n’imaginez pas pour des raisons familiales qui ne vous regardent pas ; cependant, je m’en vais de ce pas organiser une conférence de presse au cours de laquelle je balancerai tout le paquet aux journaux, avec Power Point, Diaporama et tout le tra-la-la, faites-moi confiance ! On verra si elle va supporter longtemps le scandale, la Tour ! »

Verdurin demeura silencieux quelques instants. Il réfléchissait. « Ce type est borné. Il a tout de l’activiste militant, de l’anarchiste pointilleux, du révolutionnaire pusillanime. Il refuse obstinément de prendre en considération le point de vue de l’autre, c’est-à-dire le mien. Or, c’est indispensable dans une négociation. Je n’arriverai à rien avec lui, et l’inviter à déjeuner ne changerait rien. Il faut donc agir. » Verdurin avait pris sa décision. Il se leva de son fauteuil et, adoptant un ton froid et professionnel, il dit :

« Monsieur, je vois qu’il est inutile que nous discutions plus longtemps. Si vous estimez que tenir cette conférence de presse, quitte à déclencher une panique touristique et financière injustifiée, est votre devoir, faites-le. De mon côté, soyez assuré que je ferai le mien. Croyez bien que je le regrette, mais je dois vous retirer à nouveau mon invitation au Jules Verne. À présent, laissez-moi vous raccompagner jusqu’à mon ascenseur privé dont, en tant que Président de la SETE, je suis le seul à posséder la clé. Cela vous évitera de faire la queue avec les touristes. Vous voyez qu’on peut être en désaccord, et rester gentleman.

— Cette attitude vous honore, Monsieur le Président, et croyez bien que je regrette les mots de « Président à la gomme » que j’ai prononcés tout à l’heure. Je vous prie d’accepter mes excuses pour cet écart de langage.

— Vous êtes tout excusé. Tout le monde ne peut pas être entrainé comme moi à gérer ses émotions. Maintenant, suivez-moi, je vous prie, que je vous conduise jusqu’à mon ascenseur. Ensuite, je pourrai aller déjeuner.»

*

Le lendemain, à la page 6 d’un grand journal du soir, on pouvait lire :

« Accident mortel à la Tour Eiffel !
Hier en fin de matinée, un visiteur a fait une chute mortelle depuis le deuxième étage de la Tour Eiffel. La Société d’Exploitation de la Tour Eiffel se perd en conjectures sur les raisons qui ont poussé cette personne à ouvrir la porte pourtant verrouillée d’une cage d’ascenseur désaffectée depuis plus de vingt ans. Le corps de la victime de ce malheureux accident, monsieur Gérald Ritinet, 37 ans, typographe, a été transporté à Bouseville, Calvados, dont il était originaire.
»

A SUIVRE

8 réflexions sur « La Tour Eiffel qui penche ! (4/5) »

  1. Bon, d’accord! Ratinet n’est pas forcément un méchant ou un ennemi redoutable comme Olric (versus Black et Mortimer), ou Le Joker (versus Batman), ou le Professeur Moriarty (versus Sherlock Holmes), mais tous ont l’art de mourir pour ressusciter plus tard. C’est fondamental!

  2. Ratinet, tout comme Olric dans les histoires de Black and Mortimer, cru mort dans la chute d’une histoire par une chute supposée dans une cage d’ascenseur (ha! ha!) sera de retour car il fait partie des fondamentaux du JDC. Il faut toujours revenir aux fondamentaux . Ce qui me fait penser à la chanson qu’étudiants nous chantions il y a quelques soixante ans au moins (à un nom près): « non non non non, Radiguet n’est pas mort, non non non non Radiguet n’est pas mort, car il bande encore, car il bande encore ». Brassens qui s’y connaissait en chanson de bandaison ne la chanterait pas mieux.

  3. J’ai bien peur que Lord Jim ne soit déçu et que les approximations, généralisations et amalgames qui sont aujourd’hui l’apanage d’une presse qui n’est plus remarquable que par son manque de professionnalisme ne lui aient donné de faux espoirs quant au sort de Gérard Ratinet. On a bien vu d’ailleurs à la succession d’errata qu’elle n’était pas à une coquille près, la Presse.
    Non, tout laisse à penser que le photographe de Bouseville en Auge a effectivement rejoint la terre de ces ancêtres et que l’homme des Puces à la recherche d’un fil à plomb était un usurpateur, à moins que ce ne soit Tryphon Tournesol à la recherche d’un nouveau pendule. Mais quel que soit le véritable sort de Ratinet, cela ne changera rien à la chute (ah! ah !) de cette histoire.

  4. Merci pour cette annonce de branle-bas-de-combat au JDC. Il était temps que le ménage soit fait pour assurer ses lecteurs de la véracité de ses sources d’information et du dégagement de ses reporters qui racontent n’importe quoi pour se rendre intéressant. Je savais bien que Ratinet ne pouvait pas être mort, je l’ai aperçu bien vivant pas plus tard que ce matin au marché aux puces. Il était à la recherche d’un fil à plomb authentiquement fiable.

  5. Par la présente, Hébérahrdt Catinat, journaliste reporter au Journal des Coutheillas, fait savoir à son employeur qu’il ne se sent nullement concerné par la lettre de licenciement adressée à un certain Hérahrdt Catinet qui, par un curieux hasard, demeure à la même adresse que lui, mais qu’il ne connait absolument pas.

  6. Erratum bis
    De vives protestations venues de toutes parts et même d’ailleurs nous amènent à corriger notre dernière correction relative à l’identité de la malheureuse victime du regrettable accident de la Tour Eiffel. Il s’agissait en réalité de Monsieur Géraud Patinet, chromatographe.
    Nous profitons de cet erratum pour signifier son licenciement à Monsieur Hérahrdt Catinet, ex-reporter au Journal des Coutheillas.

  7. Erratum
    Suite à une protestation de l’un de nos fidèles lecteurs, la rédaction a été amenée à vérifier l’identité du malheureux touriste chu dans une cage d’ascenseur désaffectée de la Tour Eiffel. Notre lecteur avait raison : il ne s’agissait pas de Gérald Ritinet, typographe, qui, toutes vérifications faites, se porte bien. Nous lui présentons nos excuses pour cette annonce de sa mort qui s’avère, tout au moins à cette heure,; nettement prématurée.
    La personne réellement, complètement et définitivement défunte était Monsieur Germain Rutinet, phonographe. Nous présentons nos condoléances à sa famille.

  8. Je proteste solennellement, Ratinet que nous avons connu au JDC en diverses occasions, en Afrique, dans l’énigme de la rue de Rennes et dans bien d’autres encore, ne peut pas avoir quitté bêtement ce monde en dégringolant dans une cage d’escalier fût-elle de la Tour Eiffel. Le Gérald Ritinet, typographe, dont parle la presse n’est pas Ratinet, ça sent le bobard, le hoax, la fake News. Ratinet porte bien son nom, celui d’une plante adventice de la famille des convolvulacées, comme le liseron par exemple, dont on ne peut se débarrasser pas même avec du round-up, et encore moins un Dimanche matin. C’est d’ailleurs pour ça que leur nom de famille débute par con, c’est là le signe de reconnaissance.

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