Nostalgie 18 – Boubouroche

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Boubouroche

Je ne sais pas pourquoi, tout à l’heure, Boubouroche m’est brusquement revenu en mémoire. Boubouroche, pour moi, c’était un disque, un 33 tours 1/3, un 30 centimètres. Sa couverture était entièrement rouge. On y voyait un petit bonhomme replet et furieux, portant habit noir et grosse moustache, debout sur la main d’une gigantesque et élégante silhouette de femme au chapeau XIXème siècle, aux lèvres rouges et à la gorge pigeonnante.  En grosses lettres capitales jaunes, on pouvait lire le titre, Boubouroche et, en plus petits caractères noirs, de Georges Courteline et Bernard Blier, Sophie Desmarets, Léo Campion… suivaient les noms de deux ou trois autres comédiens que j’ai oubliés.

Comment Boubouroche était arrivé sur une étagère de ma chambre d’adolescent, entre Duke Ellington, les Frères Jacques et Georges Brassens, je ne le sais plus.  Ce dont je suis certain, c’est que je ne l’avais pas acheté moi-même et je me demande encore lequel de mes parents ou de leurs amis pouvait avoir eu l’idée saugrenue d’offrir à un garçon de quatorze ans, tiraillé entre Lucky Luke et Julien Sorel, l’enregistrement d’un vaudeville presque centenaire dont l’argument était le cocufiage permanent d’un rentier débonnaire par sa jolie maîtresse.

Pourtant, ce disque qui devait bien durer près d’une heure, je réalise aujourd’hui que je l’ai écouté, en entier, des dizaines et des dizaines de fois, seul dans ma chambre, généralement le soir. Dehors, la nuit ; dans l’appartement, le silence ; dans la chambre, la douce chaleur du chauffage central, les rideaux tirés, la faible lueur d’une lampe de chevet. Le bras du tourne-disques qui se pose en crépitant sur le 33 tours, le haut-parleur Philips qui frappe neuf coups rapides, trois coups longs, et le spectacle qui commence…

Je me souviens qu’il débutait par l’énoncé d’une longue didascalie. Elle était dite sur un ton neutre par une belle voix ronde comme en avaient les speakers de la radio quand elle s’appelait encore Paris-Inter. J’en ai retrouvé le texte sur Google  :

« Un petit café d’habitués, qu’éclairent quelques becs de gaz. Au fond, la porte, de chaque côté de laquelle, sur les vitres de la façade, des affiches qui tournent le dos.
À droite, vu de profil, le comptoir, où trône une pompeuse caissière ; puis une série de tables de marbre qui viennent jusqu’à l’avant-scène.
À gauche, longeant le mur, une égale quantité de tables.
Au centre, une table isolée, chargée de journaux et de brochures.
Au lever du rideau, outre quelques consommateurs qui s’en iront au cours de l’acte, un monsieur d’âge respectable, assis à une des tables de droite, devant une tasse de café, s’absorbe dans la lecture du Temps. À gauche, près de la rampe, Boubouroche joue la manille avec Potasse, contre MM. Roth et Fouettard, les reins dans la moleskine de la banquette. Grand amateur de bière blonde, il a déjà, devant lui, un beau petit échafaudage de soucoupes ; cependant que Fouettard et Roth, qui se sont attardés aux cartes et qui n’ont pas encore dîné, achèvent par petites gorgées l’absinthe restée en leurs verres. »

La salle de café, les becs de gaz, la pompeuse caissière, les patronymes des personnages, le jeu de cartes, les boissons, la pile de soucoupes, le décor et l’époque étaient plantés. Et puis la voix reprenait, énumérant les personnages en scène .

« Scène première : BOUBOUROCHE, POTASSE, ROTH, FOUETTARD, CONSOMMATEURS. »

Et la pièce pouvait commencer :

« — C’est pour la paix que mon marteau travaille,
Loin des combats je vis en liberté… »

C’était Boubouroche qui, en abattant sa carte, chantonnait le refrain du « Forgeron de la paix ». Cette chanson anarchiste , je m’en souviens encore, du moins les premiers vers, le seuls qui soient repris dans la pièce  :

« … Je façonne l’acier qui sert à la semaille
Et ne forge du fer que pour l’humanité. 
»

Boubouroche, c’était Blier. Même sans le voir, juste à sa voix, à sa diction, je le devinais enrobé, gentil, naïf, satisfait. Il jouait à la manille avec ses amis, content, heureux de leur payer des bocks, conscient d’être pour eux ce qu’on appelait à l’époque une poire, une bonne poire. Dans le deuxième acte, on le retrouvera chez lui, avec sa gentille maitresse, content, heureux de la regarder faire de la broderie, alors qu’elle cache son amant dans une grande armoire qu’elle a aménagée pour son confort. Mais peu importe la pièce, peu importe que Boubouroche soit exploité par ses amis, par sa maitresse, par son amant, peu importe que Boubouroche soit une bonne poire et peu importe le dénouement de la pièce que j’ai d’ailleurs oublié, mais qui devait être du genre  »Boubouroche cocu et content ». Ce qui me plaisait en fait,  c’était l’ambiance dans laquelle me plongeait ce disque.

La prise de son était absolument parfaite, la diction, l’articulation  des comédiens étaient impeccables, il n’y avait aucun bruit d’ambiance, toutes les voix étaient au même niveau. Dans cette « mise en ondes », c’était l’expression consacrée à Paris Inter, il n’y avait aucune recherche de réalisme, l’enregistrement était aussi plat que le sont des décors de carton-pâte. J’écoutais la voix chaleureuse et gaie de Renard Blier, la voix claire et précise de Sophie Desmarets,  la voix mielleuse de Leo Campion, je connaissais chaque réplique, chaque intonation, chaque colère de Boubouroche, chaque rouerie de Sophie Desmarets, Je n’étais pas dans ma chambre mais, dans cette douce chaleur, dans cette demi obscurité, j’étais au théâtre, aussi souvent que je le voulais.

Plus tard, beaucoup plus tard, je suis allé au théâtre, je veux dire : vraiment. Et là, souvent les choses se sont gâtées, les lecteurs réguliers du Journal des Coutheillas le savent. Je ne retrouvais pas la douce tiédeur de ma chambre, mais la canicule des corbeilles, pas davantage le confort de mes coussins sur le lit, mais la raideur et l’étroitesse des fauteuils d’orchestre, pas le silence religieux propice à l’écoute du texte, mais le brouhaha, la toux et les rires à contre-temps, pas la sonorité soyeuse de mon tourne-disque, mais l’acoustique défectueuse des corbeilles et des loges, pas la parole haute et claire de Blier et de Desmarets mais la bouillie chuchotée des nouveaux comédiens. Et je ne parle pas du texte ( »Le texte, coco ! Toujours le texte ! disait Jouvet »)…

Si bien que, bien vite, je me suis limité à Shakespeare pour le texte, et à Feydeau pour le rythme. Avec quelques exceptions pour le Misanthrope, Phèdre ou Bérénice. C’est tout ? C’est tout ou presque, mais qu’est-ce que vous voulez ? On joue tellement Michalik et Veber, si peu Guitry et Giraudoux et plus du tout Anouilh.

Ce soir, j’écouterais bien Blier dans Boubouroche, mais un jour, j’ai donné tous mes vinyles, Ellington, Brassens et Boubouroche. Tout le toutim !

C’est fou ce qu’ils me manquent…

3 réflexions sur « Nostalgie 18 – Boubouroche »

  1. Il m’arrive souvent de publier mes articles sur un forum d’écriture dont le nom est « Le monde de l’écriture ». C’est un forum très actif qui publie chaque jour beaucoup de textes de tous les genres possibles. L’avantage pour moi de ce forum, c’est qu’on y recueille presque systématiquement plusieurs commentaires sur chacun de ses textes. Ces commentaires sont souvent développés, argumentés, rarement laconiques. Ils peuvent être positifs, critiques, destructeurs, drôles, de mauvais goût, ou même stupides, mais ils existent et j’en recueille ma part dans toutes les catégories. Je n’ai jamais reproduit ici le moindre de ces commentaires, mais pour celui-là, je n’ai pas pu résister :

    « Parmi les beaux textes, certains font du bien.
    Et quel coup de maître : plusieurs cibles sont atteintes via cette capsule temporelle. Pas facile sur un exercice de pure nostalgie, on peut vite agacer.
    Tout d’abord la légèreté de ces moments d’enfance : ceux qui, assis par terre devant le tourne disque des parents, c’étaient des heures (entendre ici l’étrange fascination à réécouter les mêmes disques et se laisser porter par leur magie, crépitements et retour borné sur un mot du diamant coincé compris) à écouter religieusement des histoires, pour enfants ou effectivement plus pour adultes, des pièces de théâtre, des œuvres musicales ie une histoire entrecoupée de morceaux.
    C’était également des voix. Ici le choix est intéressant car on ne connait souvent que les rôles proches de sa silhouette alors qu’il était, de l’école de Jouvet, malléable pour incarner tout personnage. D’autres voix faisaient rêver, en tête celle de Gérard Philipe, Jean Martinelli, dans des pièces plus contemporaines Dominique Paturel, Michel Roux, dont les timbres sont encore uniques. Le tout, en contemplant allongé, la pochette relevée à 90°.
    C’est aussi une ode au théâtre amusant, sans prétention, comme il se joue encore un peu dans de petites salles et en effet, on ne pense plus beaucoup à Courteline, lui qui a pourtant si bien décrit la condition des fonctionnaires… On est toujours surpris de la justesse de vue des auteurs morts depuis longtemps !
    C’est enfin des noms de gens qu’il faisait bon voir, comme le sourire de Sophie Desmarets. Des noms aujourd’hui oubliés et connus des seuls anciens, qui nous laissent interdits tant ce bonheur allait de soi, nous l’ignorions, tant leur travail paraissait léger alors qu’ils travaillaient cette apparence d’insouciance.
    Il est très bien écrit, comme d’habitude, ce qui laisse entendre que sa longueur est indolore et qu’on en redemande.
    Ce texte m’a immédiatement fait penser à ce petit livre « La bande à Gabin » de Philippe Durant où toute cette atmosphère remonte au fil de la lecture comme un fumet inimitable de bœuf bourguignon mijoté et de potes silencieux et solides…
    Et même la fin nous plante dans le cœur une issue regrettable.
    Décidément, tout y est. »

  2. Bel exercice d’auto analyse: le divan JDC est là accueillant… nous comprenons enfin tes critiques du theatre( le confort de ses sièges n’a rien à voir, que dire de ceux du cinéma ?) , ton goût pour les textes littéraires lus par des acteurs…
    Le plus intrigant est en effet la motivation de ce cadeau…

  3. Haaa! Renard, pardon, Bernard Blier, l’éternel acteur cocu professionnel, cocu mais content, et bien meilleur dans ce rôle que Verge, pardon, Serge Lama dans sa chanson Les p’tites femmes de Pigalle.

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