Monsieur Minette (1/2)

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A l’heureux temps du premier confinement, en ce beau début de l’année 2020, nous étions tous, plus ou moins, à chercher quelque chose à faire. Pour ce qui me concerne, j’ai tenu un journal dans mon journal, un Journal de Campagne dans le Journal des Coutheillas. Dans ce journal gigogne, j’ai relaté les petits faits du jour, la karcherisation d’une terrasse, le passage d’un avion dans le ciel vide, la constitution d’un tas de bois. Mais j’ai aussi relaté quelques souvenirs de ma campagne et je me suis aperçu que, de façon surprenante, un personnage y apparaissait souvent : Monsieur Minette. J’ai recherché tous les articles qui lui étaient consacrés et les voici enfin rassemblés pour la postérité, la mienne et celle de Monsieur Minette.

*

Il y a quelques jours, au milieu d’une balade, je suis passé devant la ferme de Monsieur Minette, un agriculteur que j’ai un peu connu. Monsieur Minette est mort il y a plusieurs années et je ne sais déjà plus combien. De son vivant, sa minuscule ferme avait nettement entamé la descente qui allait la conduire à l’effondrement. De son temps, le crépis n’était déjà plus qu’un souvenir presque oublié ; parmi les fenêtres, une seule avait encore ses carreaux et les volets des autres étaient toujours fermés ; le toit faisait des vagues, la porte de l’ancienne porcherie avait été remplacée par un bout de tôle ondulée et la petite cour ravinée était encombrée d’herbes folles et de vestiges de matériels agricoles. Maintenant, Monsieur Minette est mort et sa ferme est en ruines. Le tracteur de Monsieur Minette avait son âge, celui de Monsieur Minette, indéfinissable. Il avait dû être rouge vif, il donnait maintenant dans les rouges vieille tuile éclaboussé de larges coulures d’huile sombres. Il ne faut pas croire qu’il ne travaillait pas, Monsieur Minette. Je le voyais souvent apporter de l’eau ou du sel à ses vaches et ses veaux, labourer, faucher, sarcler, enfin faire tout ce qu’on doit faire à la terre. Quand je passais le soir devant chez lui, je le voyais assis, contemplatif, sur ce fauteuil en plastique blanc que j’avais acheté 30 Francs au Carrefour du coin. Un jour, un ballon bien gonflé propulsé par le shoot puissant d’un garçon avait frappé ce fauteuil qui faisait semblant d’être un poteau de but. Son dossier avait été fendu et je l’avais placé à côté des poubelles pour que les éboueurs l’emportent. Monsieur Minette avait dû passer par là avant eux parce que, pendant des années et jusqu’à sa mort, ce fauteuil, réparé à coup de ficelles et placé dos au mur à côté de la porte d’entrée, a fait office de trône sur lequel il venait s’asseoir pour méditer jusqu’à la nuit quand il ne faisait pas trop mauvais.

Un jour, c’était dans nos premières années de Champ de Faye, je me promenais avec Ena, notre chienne Labrador. A mi-chemin de la balade, le parcours que nous empruntions passait en sous-bois pendant une centaine de mètres pour déboucher sur une clairière d’où partaient quatre chemins : derrière nous, celui que nous venions de suivre, devant, celui qui descendait vers Pontoise ente deux clôtures de barbelés, à gauche, celui qui pénétrait dans la forêt et à droite celui qui rentrait au plus court vers la maison. Il allait bientôt être midi. Je choisis le plus court. Il filait droit vers le Nord-Est, en léger surplomb d’une prairie en herbes hautes au-delà de laquelle on pouvait contempler la campagne avec le hameau de Pontoise, le clocher de l’église de Montfaucon et dans le lointain, par-dessus les bois, le château d’eau de la route de Montmirail.

Je m’engageais sur le chemin. C’est alors que de derrière la corne du bois, surgit un tracteur. En fait, le tracteur ne surgit pas véritablement. Il apparut plutôt, et même assez lentement, de derrière le bois. Mais pour moi, ce fût comme s’il avait surgit. Curieusement, je ne l’avais pas entendu approcher et d’habitude, dans mes promenades, je ne rencontrais jamais personne. Donc, le tracteur me fit l’effet de surgir.

Longtemps, je me suis promené sur les chemins de Champ de Faye avec cette question présente à l’esprit : avais-je vraiment le droit de passer sur ces chemins plus ou moins entretenus, au milieu de ces prés et de ces champs exploités, avec mon chien en liberté à la recherche d’un animal à faire lever ou courir ? Ce sentiment d’incertitude s’est atténué pour finir par disparaitre avec les années, mais ce jour-là, il ne devait pas être enfoui bien profond et l’apparition soudaine de cet engin me fit me poser la question presque oubliée : avais-je vraiment le droit d’être là ?

Je rappelai Ena et la mis à la laisse. Le tracteur tirait une faucheuse. Il s’éloigna jusqu’au bout du pré, y fit demi-tour et revint lentement vers moi. C’était un de ces vieux tracteurs sans cabine et j’apercevais sur le siège une silhouette en bleu de travail qui tressautait avec les irrégularités du terrain. Si le conducteur poursuivait sa route rectiligne, et c’est généralement le cas pour les agriculteurs quand ils sont au travail, il passerait devant moi à une cinquantaine de mètres en dessous du chemin. J’étais donc tranquille. J’avançais à grands pas, évitant de regarder vers lui, tandis qu’Ena trottait au bout de sa laisse en me regardant sans comprendre le motif de sa punition.

Quand le tracteur fut à ma hauteur, il s’arrêta. Moi aussi. Le conducteur coupa le moteur, ce qui pouvait signifier qu’il avait toute confiance en son démarreur ou qu’il envisageait un arrêt de longue durée. L’homme descendit de son siège et entrepris de remonter lourdement le pré vers moi à travers les herbes hautes. Ena se mit à gronder, ce qu’elle ne faisait jamais que lorsqu’elle était en laisse. Cette silhouette courte et massive qui oscillait vers nous semblait ne pas lui plaire. Je tâchais de la calmer en lui murmurant entre mes dents :

— Couchée, Ena, couchée. Tout va bien, tooouuut va bien ! Gentil, le monsieur, gentil !

Je me campais sur mes deux jambes, droit dans mes bottes et prêt à affronter l’apostrophe qui n’allait pas manquer : « Vous savez que vous n’avez pas le droit de … » ou plus simplement « Qu’est-ce que vous foutez là ? »

Arrivé à ma hauteur, l’homme sortit un chiffon de sa poche, s’essuya le front puis les mains et me tendit la droite en disant :

— Bonjour, moi c’est Minette. Je suis à Pontoise, là en face. Fait beau, hein ?

Voilà, c’est tout. Il n’y a pas de chute à cette histoire, parce que dans la vraie vie, il n’y a pas de chute non plus. Ce Monsieur Minette, dont je vous conterai plus tard d’autres aventures, avait voulu me saluer, par politesse, par curiosité, les deux probablement. Il avait arrêté son tracteur au risque réel de ne pouvoir le redémarrer qu’après beaucoup d’efforts, juste pour me dire bonjour, échanger quelques banalités sur le temps, les chiens, les travaux des champs, Paris… Par la suite, je l’ai croisé souvent dans la campagne, et nous nous arrêtions côte à côte quelques instants. Nous n’avions rien à nous dire, mais nous le disions quand même, le temps, les chiens, les travaux des champs, Paris… Monsieur Minette parlait peu, Ena s’impatientait, alors nous nous séparions sur une nouvelle banalité, la rareté du gibier, le renard qu’on n’arrive pas à attraper, le temps qui passe, à un de ces jours, Monsieur Minette…

A SUIVRE (après demain, suite et fin)

 

4 réflexions sur « Monsieur Minette (1/2) »

  1. Suite. Je sais que cela a bien été le cas avec Monsieur Minette.

  2. Sauf les citadins connards qui s’installent dans la campagne, qui se plaignent du chant du coq le matin, du croassement des grenouilles dans la marre du voisin le soir, de l’odeur du fumier etc. et exigent du maire local l’arrêt de toutes ces nuisances. Le monde paysan il faut le comprendre, le respecter, l’apprécier et l’adopter, ensuite tout se passe dans le meilleur des mondes.

  3. Il n’y a pas de citadin heureux sans un monde paysan bien dans sa peau

  4. En bon paysan, probablement informateur de la gendarmerie si besoin, avant même d’avoir arrêté son tracteur pour te saluer et se présenter, Monsieur Minette savait très bien qui tu étais, où tu habitais, qui était ta femme, et connaissait Ena.

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