Un couple inachevé (16)

6 minutes

Parce que Jean-François était persuadé qu’Aurélie venait le supplier de ne pas la licencier. Tout en parlant, il avait rabattu d’un coup sec l’écran de son PC et s’était renversé dans le fauteuil de son père. Il poursuivit :
— Bien ! Qu’est-ce que je peux faire pour vous, Mademoiselle Millon.

Pas mal, le « Mademoiselle Millon », glacial à souhait ! Elle devait être dans ses petits souliers, la pauvre petite.

16 – Aurélie au pouvoir

Mais la pauvre petite n’était pas du tout dans ses petits souliers. Elle avait passé le week-end à réfléchir à la façon de mener cette entrevue. Quand, sept ans plus tôt, elle était entrée dans l’entreprise, Jean-François était déjà Directeur Commercial. Elle l’avait observé au travail et elle avait appris à bien le connaître. S’il avait fallu définir l’homme en un seul mot, elle aurait dit « labrador », un bon gros toutou, pas très intelligent, certes, mais fidèle, honnête et affectueux, incapable de faire le moindre mal à qui que ce soit, sympathique à tout le monde, en adoration devant le maître qu’était son père… un labrador. Et comme tout le monde, Aurélie l’aimait bien. Elle l’aimait bien mais elle connaissait ses limites, et elle avait deviné l’angoisse du fils Combes devant la disparition du père.

Pour Aurélie, l’essentiel c’était de parvenir à maintenir son emprise sur la comptabilité et les achats, les deux secteurs de l’entreprise qui lui permettaient d’exercer ses compétences et ses trafics. Mais elle n’excluait pas de profiter de la situation pour étendre encore son influence. Pas dans le domaine privé, non : devenir la maîtresse du fils après avoir été celle du père, ç’aurait pu être amusant et aussi probablement profitable, mais le labrador devait être aussi fidèle à sa femme qu’il l’avait été à son père. Il n’était pas question pour Aurélie de mettre en péril sa situation par des avances qui auraient pu être mal reçues. Si par extraordinaire, Jean-François devait faire le premier pas, on verrait bien, mais en attendant… les affaires d’abord. Son domaine de conquête possible était certainement celui des banques et si elle arrivait à se charger des relations avec elles, sa position serait encore meilleure pour conforter ses malversations. Et, à ce stade, dans deux ou trois ans, quand elle aurait tout bien en main, quand Jean-François aurait fait la preuve de son incompétence, la famille serait bien content de la nommer Secrétaire Générale ou même Directrice Générale sous la présidence d’un Jean-François Combes, Président satisfait et endormi.

— Mademoiselle Millon ! se dit-elle en souriant intérieurement, … alors qu’il m’appelle par mon prénom depuis sept ans !

La froideur de Jean-François était si évidemment jouée qu’elle décida de jouer le jeu.

— Eh bien, voilà Monsieur. Je pense que vous allez prendre la direction de Combes & Fils. Alors je voudrais que vous me donniez des instructions quant à ce que je dois faire en ce qui concerne les départements qui me concernent, la comptabilité et les achats.

— Des instructions ?

— Oui, vous savez que votre père voulait refondre complètement le calcul des prix de revient, avec une modification importante des clés de répartition des frais généraux…

— Ah, oui… la répartition des frais généraux…

— Ça devait entrainer une refonte complète de nos tarifs pour la prochaine saison…

— Oui… et c’est vrai que c’est bientôt, la nouvelle saison…

— Pour ce qui est des achats, nous devions aussi nous lancer dans une renégociation avec Enedis et avec ENI…

— ENI ?

— Notre fournisseur de gaz, précisa Aurélie qui poursuivit, impitoyable : …et puis il y a aussi le changement de Commissaire aux Comptes, le suivi du contrôle fiscal, celui qui a commencé au printemps dernier…

— Ah oui, ça, le contrôle fiscal, je suis au courant, dit Jean-François, révélant par là que pour le reste, il ne l’était pas.

Aurélie acheva sa liste avec une remarque qui acheva de désespérer Jean-François :

— Et puis, trois ou quatre petits problèmes de moindre importance, mais urgents. Ceux-là, je pourrai m’en occuper sans vous, si vous le permettez.

— Bien sûr, bien sûr… Mais… vous voulez dire que mon père s’occupait de tout ça ?

— De tout ça et de bien d’autres choses. Mais sur toutes ces questions, la structure des prix de revient, les contrats de fourniture, le contrôle fiscal, nous avions l’habitude de travailler ensemble.

En prononçant ces mots, Aurélie se rappelait les soirées de travail passées avec Bernard quand tout le personnel était parti. Elle se rappelait aussi les petits dîners qui suivaient et qu’elle préparait chez elle pour eux deux.

— … bien ces sujets ?

— Pardon Monsieur ?

— Je dis : donc vous connaissez bien ces sujets ?

— Assez bien, oui, assez bien.

Ça y était, il était sur le bon chemin. Encore un petit effort, une petite flatterie ou deux et, surtout, un prétexte pour qu’il puisse lui confier ces tâches en sauvant la face. Allez, un petit effort ! Elle allait poursuivre :

— Si je peux me permettre de vous donner…

Mais elle n’en eut pas le temps. Jean-François l’interrompit :

— Écoutez, Aurélie…

Ah ! il disait Aurélie, c’était bon signe.

— Écoutez, Aurélie, dans les circonstances actuelles, je pense que le plus important est de conserver notre clientèle. Les changements que mon père envisageait doivent pouvoir attendre un peu.

Elle le voyait venir. Encore un effort et ce serait gagné.

— Je pense que vous avez raison, Monsieur. Le plus important pour le moment, c’est le chiffre d’affaire.

— Bien ! dit Jean-François d’un air résolu. Voilà ce que nous allons faire : je vais organiser une grande tournée commerciale dans toute la France. Nous avons six régions, il faudra donc six semaines. Je partirai tous les mardis matin et je rentrerai tous les jeudis soir. Ça me fera trois jours par semaine pour les clients et ça me laissera deux jours au bureau. Ça devrait suffire.

Ça y était, il avait choisi de fuir. Il fallait juste qu’elle apporte une petite touche finale, une sorte d’accusé de réception :

— Je le crois aussi… Mais vous pensez que, pendant vos absences, je pourrai…

— J’en suis convaincu, Aurélie. Nous pourrions nous réunir tous les vendredis après-midi pour faire le point. Vous m’expliquerez ce que vous aurez fait au cours de la semaine et je vous donnerai des accords ou, au besoin, je rectifierai le tir. Ça vous irait ?

— Si vous pensez que je suis capable de gérer le court terme…

— Absolument… dans les conditions que je viens de définir, absolument !

— Alors, d’accord, Jean-François, votre confiance me touche beaucoup. Je suis certaine que nous allons faire du bon travail. Je crois même que, si vous êtes d’accord, je pourrais préparer les questions dont je vous parlais tout à l’heure, vous savez, les prix de revient, les contrats de fourniture, et cetera…

— Pourquoi pas, Aurélie ? Pourquoi pas ? A condition que vous m’en parliez le vendredi, bien sûr !

Et hop ! C’était emballé : elle pourrait continuer à gérer l’entreprise comme avant, et même, sûrement, avec plus d’autonomie.
Aurélie et Jean-François se séparèrent très satisfaits. Elle avait obtenu en douceur tout ce qu’elle voulait et lui, il avait l’impression d’avoir mené cette réunion de main de maître et d’avoir pris les décisions énergiques que les circonstances imposaient. Tandis qu’Aurélie se retirait dans son bureau pour prendre rendez-vous avec le responsable commercial d’Enedis, le nouveau PDG de Combes & Fils déployait sur son bureau une grande carte routière de la France.

A SUIVRE

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