Un couple inachevé (17)

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Aurélie et Jean-François se séparèrent très satisfaits. Elle avait obtenu en douceur tout ce qu’elle voulait et lui, il avait l’impression d’avoir mené cette réunion de main de maître et d’avoir pris les décisions énergiques que les circonstances imposaient. Tandis qu’Aurélie se retirait dans son bureau pour prendre rendez-vous avec le responsable commercial d’Enedis, le nouveau PDG de Combes & Fils déployait sur son bureau une grande carte routière de la France.

17 – Business as usual

À partir de ce jour, les choses devinrent encore plus faciles pour Aurélie. Jean-François s’intéressait à la comptabilité encore moins que son père et il lui confiait maintenant des pans entiers de la gestion. En particulier, c’est elle qui fut chargée de mettre au point la transformation informatique de l’entreprise avec l’aide d’un ingénieur conseil. Après l’avoir mis très vite à l’écart, elle négocia directement avec le fournisseur parisien et obtint de lui une rétrocession de 10% du montant de la facture. Encouragée par cette réussite, elle procéda de la même manière lors du remplacement du vieux four à fuel. La société allemande

fabricante de fours à gaz lui offrit d’entrée une rétrocession de 8% du montant de la fourniture que, riche de son expérience précédente avec l’informatique, elle fit monter à 12,5%.

Elle ne tarda pas à appliquer cette même méthode à la plupart des fournisseurs d’Étienne Combes et Fils, le fabriquant de kaolin, le fournisseur de fuel, la fonderie sous-traitante, enfin avec tous ceux qui en valait la peine. La méthode était simple et efficace. Aurélie, qui assurait de facto la fonction de directrice des achats, prenait rendez-vous avec un fournisseur, « pour passer en revue les contrats de fourniture », disait-elle. Après le café-croissant traditionnel et l’inévitable visite des ateliers, on s’installait dans la salle de réunion ou dans le bureau du directeur, et là, Aurélie entrait en guerre. Elle commençait par l’évocation de quelques griefs — retards de livraison, non-conformités d’un produit, erreurs de facturation — pour mettre son interlocuteur en condition. Ensuite, avec calme et obstination, elle revoyait chaque prix contractuel à la baisse, prenant prétexte des quantités en hausse, de l’existence d’autres fournisseurs et des temps difficiles pour les accessoiristes de l’industrie mortuaire. Sans cesse, elle revenait à la charge, revenant sur des accords passés quelques instants plus tôt, utilisant contre lui tout ce que son adversaire avait pu dire depuis le début de la journée, jusqu’à reddition complète. Dès ses premières négociations, Aurélie fut surprise de la facilité avec laquelle elle obtenait une diminution des prix, mais elle ne tarda pas à réaliser que les contrats qu’elle renégociait avaient été passés par Bernard Combes qui « n’était pas homme à chipoter sur les prix ni à mégoter sur la qualité  » comme il le disait lui-même. La fin de la réunion, juste avant le déjeuner que le fournisseur avait prévu dans un bon restaurant des environs, était plus délicate car c’était à ce moment-là qu’Aurélie mettait le fournisseur devant cette alternative : soit il continuait à facturer Combes sur la base des anciens tarifs et ristournait la différence à Aurélie par des moyens à convenir soit il ne faisait plus partie des fournisseurs de Combes & Fils. Aurélie fut heureuse de constater que pas un seul des fournisseurs ne se refusa à cette pratique. Ensuite, elle acceptait l’invitation à déjeuner et se montrait charmante.

Six ans seulement après sa prise de fonction de chef-comptable, et en fait de seule et unique comptable de la maison Combes & Fils, et quatre ans après la mort de Bernard Combes, Aurélie se trouvait à la tête d’un ensemble d’escroqueries, petites ou moyennes, permanentes ou occasionnelles, qu’elle pilotait et surveillait du haut de sa tour de contrôle, son petit bureau juste à côté de celui du patron. Elle pillait tout doucement l’entreprise et son compte bruxellois prenait gentiment du volume. Prudente, elle ne dépensait que peu d’argent pour ne pas attirer sur elle l’attention d’une petite ville où tout le monde surveillait tout le monde. C’était déjà bien assez ennuyeux que toute la région ait connu sa liaison avec Bernard Combes et en ait fait ses gorges chaudes. Mais c’était maintenant du passé.

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