Retour de Campagne (14) – La dame de Chez Lipp – Suite &Fin par Bruno

Retour de Campagne (14)
12 novembre 20

Le jeu « Suite & Fin » récemment proposé ici-même consistait à produire un texte en continuation d’un texte proposé par le JdC et dont le titre était « La dame de Chez Lipp »
Voici la contribution de Bruno. Le texte de départ est imprimé en bleu et le texte de Bruno en noir, tout simplement.

La dame de Chez LIPP

Chez Lipp, dans l’angle Nord-Est de la première salle, juste sous le petit panneau cartonné suspendu à une patère qui « pour la tranquillité de la clientèle, demande aux utilisateurs de téléphones portables de renoncer à s’en servir à table », il y a une femme qui n’y a pas renoncé.

Elle est entrée, seule, brune et pâle, l’oreille collée au petit écran.  Au maitre d’hôtel qui l’a reçue comme une habituée, elle n’a pas adressé un regard. Par un imperceptible mouvement de la tête, elle a refusé les services de la demoiselle du vestiaire et, sans interrompre sa conversation, dans un mouvement compliqué accompli avec la dextérité que seule donne une grande habitude, elle s’est débarrassée de son imperméable. Elle l’a posé sur la banquette, noir, noir comme son sac, comme son tailleur, comme ses chaussures et s’est assise à côté tout en continuant à parler.

On ne l’a pas vue passer commande, mais, quand le garçon lui apporté tout d’abord une corbeille de pain, puis une bouteille d’eau minérale, puis son plat sans doute habituel, elle l’a accueilli d’un sourcil levé réprobateur sans interrompre sa conversation.

Elle n’a pas l’air content, la dame en noir. Les yeux dans le vague, parfois au ciel, elle alterne de brèves périodes d’écoute et de longs soliloques tout en pignochant comme à regret dans son assiette. À intervalles irréguliers, il semble que la communication s’interrompe. Alors, la dame éloigne son téléphone de son oreille, le considère d’un œil incrédule et, le visage devenu plus pâle encore sous la lueur blafarde de l’écran, elle compose un numéro d’un index furieux.

Tandis que sonne au loin un appel sans réponse l’impatience anxieuse de la dame tend la peau diaphane de son visage émacié, aux arrêtes prononcées encadrant de grands yeux sombres qui la font parfois ressembler à un oiseau effarouché.

Son célèbre parfum, prenant le dessus sur le fumet du lièvre chasseur, peu à peu envahit la salle.

Soudain, elle sursaute ; contre toute attente visible, la personne appelée a décroché.

« – Allo ? Georges ? Il faut que tu viennes, vite ! Pourquoi ? Mais parce que je ne peux plus attendre, il faut en finir ! Non, pas tout à l’heure, maintenant, tout de suite, là ! Où ? Mais nous sommes mardi, chez Lipp, bien sûr ! »

Moins d’un quart d’heure plus tard, après qu’il eut garé devant le 151 sa grosse Harley pétaradante, un homme entre dans la brasserie. Une vraie gueule, une gueule aux cheveux châtain et blanc entremêlés, une gueule encadrée par une barbe foisonnante et une moustache touffue, une gueule de métèque. Dans son dos, une guitare. Sur son épaule, une vieille besace de cuir. Il va directement à la table de la dame, sans même s’enquérir de son emplacement tant il le connait depuis toujours, depuis des ans et des ans, depuis cette si longue attente d’elle.

«- Ah, te voilà enfin ! Alors ? ».

« – Alors, j’ai fini, mais il faut encore que ton Pierrot y mette sa plume. »

Il sort de la besace une feuille de papier couverte de ratures, ainsi qu’une partition, prend sa guitare, joue quelques accords tandis que la dame lit avidement le texte, le rature encore, ajoute des lignes, les biffe, les remplace, déchire le papier et, fébrilement mais d’une seule traite surgie de sa mémoire, réécrit sur la nappe le texte de Georges complété de ses mots.

Ils relisent tous les deux, se regardent, sont épatés, submergés par une émotion que seule peut connaître la mère qui pour la première fois découvre son enfant enfin arrivé, après le temps de l’attente et des douleurs.

Leurs mains tremblent mais peu à peu les souffles s’apaisent, la respiration devient normale, le calme et la sérénité les emplissent.

Elle demande dans un chuchotement : « Et le titre, tu y as pensé » ?

Il la contemple des pieds à la tête, ses yeux caressent l’imperméable, le sac, le tailleur, les escarpins, et, voyant le maître d’hôtel les observer, il lui murmure quatre mots à l’oreille, afin que nul n’entende.

Elle s’écrie :

– Ah, non ! Je n’ai pas le parfum de Rouletabille et puis ça ne peut pas m’aller, il y a d’abord Juliette ! Non, pas la Dame en Noir ! »

Ainsi est née la Dame Brune.

LA DAME BRUNE 

 

https://www.youtube.com/watch?v=P6whtJq6LlU&list=LLI7XD-WPpJGK_4__1EdHTgQ&index=134

8 réflexions sur « Retour de Campagne (14) – La dame de Chez Lipp – Suite &Fin par Bruno »

  1. Bruno mais à l’époque il n’y avait pas de téléphone portable ! Et le père Cazes était encore en vie … Or il n’apparaît pas dans ton récit !

  2. Mais elle avait tout juste vingt ans, à l’époque et elle ne le connaissait pas encore !
    En outre, la rencontre décrite est purement artistique et dénuée de toute ambiguïté !
    Mauvais esprit, va.

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