My hero !

Morceau choisi

(…) Ce n’était pas le malabar qui m’intéressait. Ça n’avait jamais été lui, ça ne le serait jamais, et ça l’était encore moins là, maintenant.
J’étais sur Central Avenue, le Harlem de Los Angeles, dans un quartier « mélangé » où on trouvait encore des boutiques tenues par des Noirs et des Blancs. Je cherchais un petit barbier grec appelé Tom Aleidis dont la femme souhaitait le retour au bercail et était disposé à investir un peu d’argent dans ce but. Un boulot pépère. Tom Aleidis n’était pas un truand.
Le malabar était planté devant le Shamey’s, un rade cent pour cent noir situé en étage. Le type regardait comme en extase l’enseigne au néon délabrée au-dessus de sa tête. On aurait dit un immigrant d’Europe Centrale contemplant la Statue de la Liberté : un gars qui avait attendu ça toute sa vie, et qui avait fait un sacré chemin.
Il n’était pas seulement baraqué. C’était un géant. Il devait faire plus de deux mètres dix, et je n’avais jamais vu un type aussi grand vêtu d’une façon aussi voyante.
(…)
Il s’ébranla et poussa les portes du Shamey’s. Les battants en tremblaient encore qu’une sorte d’explosion les rouvrit à toute volée. Ce qui en jaillit pour atterrir dans le caniveau avec un cri de cochon à la queue prise dans une barrière était un jeune homme aux cheveux gominés, en costume cintré. Un « café au lait », avec un nuage de lait. Le jeune homme, ça va sans dire.(…) »

C’est ainsi que commence une des nombreuses nouvelles de Raymond Chandler. Elle date de 1937 et son titre, Try the girl, a été traduit à la mode habituelle de l’époque pour les séries noires par Cherchez la souris. Son héros n’est pas, pas encore, Philip Marlowe mais c’est tout comme.
Dans un essai « The Simple art of murder » (Simple comme le crime) publié en 1950, Marlowe a défini son héros :

« (…) Mais dans ces trucs sordides doit s’avancer un homme qui n’est pas sordide lui-même, ni véreux ni apeuré. Dans ce genre de roman, le détective doit être un homme de cette trempe. Il est le héros, il est tout. Il doit être un homme complet, à la fois banal et exceptionnel. Il doit être, pour employer une formule un peu usée, un homme d’honneur — par instinct, par fatalité, sans même y penser et surtout sans le dire. Il doit être le meilleur de son monde et capable de faire bonne figure dans n’importe quel autre. Je ne m’intéresse pas tellement à sa vie privée mais ce n’est ni un eunuque ni un satyre. Je le crois capable de séduire une duchesse et incapable de souiller une pucelle : s’il est homme d’honneur dans un domaine, il l’est dans tous.
Mon héros est relativement pauvre, sinon il ne serait pas détective. C’est un homme ordinaire, sinon il ne pourrait pas fréquenter les gens ordinaires. En matière de psychologie, il est perspicace, sinon il ne connaitrait pas son boulot. Il se refuse à gagner de l’argent malhonnêtement et ne se laisse insulter par personne sans réagir comme il se doit, en gardant cependant la tête froide. C’est un solitaire ; sa fierté, c’est que vous le traitiez en homme fier — sinon vous regretterez de l’avoir rencontré. Il parle comme un homme de son époque, c’est-à-dire avec un humour caustique, un sens aiguisé du ridicule, un profond dégout pour le factice et un grand mépris pour la mesquinerie.
Le roman tel que je le conçois, c’est l’aventure de cet homme cherchant une vérité cachée, et ce n’en serait pas une si elle n’arrivait pas précisément à un homme taillé pour l’aventure. Il montre une vigilance d’esprit qui étonne mais qui lui appartient de droit parce qu’elle est celle du monde dans lequel il vit. S’il y avait assez d’hommes comme lui, le monde serait, je crois, un endroit où l’on vivrait en toute sécurité, mais pas trop ennuyeux cependant pour qu’on ait envie d’y vivre. »

Vous venez de lire le portrait de Philip Marlowe et si vous voulez vous en faire une idée plus précise, regardez le film de 1973 de Robert Altman « The Long Goodbye » (Le Privé). C’est à mon avis lui, Altman, qui a le mieux compris le personnage de Marlowe notamment en le faisant interpréter par Elliott Gould, dont c’est sans doute le meilleur rôle, encore meilleur que dans M.A.S.H.

 

Une réflexion sur « My hero ! »

  1. Que penser?
    «S’il y avait assez d’hommes comme lui, le monde serait, je crois, un endroit où l’on vivrait en toute sécurité, mais «pas» trop ennuyeux cependant pour qu’on ait envie d’y vivre. »
    Ou:
    «S’il y avait assez d’hommes comme lui, le monde serait, je crois, un endroit où l’on vivrait en toute sécurité, mais «par» trop ennuyeux cependant pour qu’on ait envie d’y vivre. »

    Le mal de vivre se trouve-t-il dans cette coquille? Un lapsus si peu distinctif auquelle on ne s’attarde jamais. Ce n’est pas de voir le quart de l’oeil gauche qui puisse révéler le quiproquo de l’ennuie, qui soit dit en passant est presque impossible tellement il y a de distraction dans nos sociétés.

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